« Un mal qui répand la terreur » Jean de La Fontaine

« Un mal qui répand la terreur » Jean de La Fontaine

Pierrette Daviau, Déborah

Le texte d’Ivone Gebara sur « L’éthique en temps de pandémie » m’invite à approfondir ma pensée sur trois points particuliers : le sens de la souffrance, la coresponsabilité et la solidarité féministe.

La théologienne mentionne que cette pandémie fait ressortir une abondance de peurs, d’inquiétudes, de détresses, d’angoisses devant la mort chez de nombreuses personnes à l’échelle mondiale. L’isolement, l’enfermement, le confinement entraînent douleur, souffrance et mort. Cet invisible et malin petit virus chamboule l’univers et tous les champs de nos existences et de notre vivre-ensemble. Sans parler des nombreuses pertes personnelles, psychologiques, économiques, sociales et sanitaires.

Le sens de la souffrance

La progression de la pandémie m’a fait penser à la fable de Jean de La Fontaine, Les animaux malades de la peste qui raconte l’histoire d’un groupe d’animaux accablés par la peste, « mal qui répand la terreur et faisait aux animaux la guerre […] ils n’en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés […] plus d’amour, partant plus de joie » y lit-on[1]. Cette fable me paraît pertinente pour comprendre nos comportements humains. Les épidémies créent un milieu idéal pour la production de discours discriminatoires et racistes au sein d’une population en recherche de coupables pour donner une raison au mal qui s’abat sur elle, tout comme ces animaux qui cherchent des coupables et finissent pas exécuter le plus vulnérable, celui qui n’a rien fait.

Des scientifiques tentent de comprendre les effets du coronavirus et comment les contrecarrer alors que certains groupes pensent régler son compte par des prières, par des incantations pour en être guéris… En même temps, certaines communautés que je connais développent une communion de bienveillance, et découvrent que la communion peut exister au-delà de la communion sacramentelle durant les traditionnelles liturgies. Il semble qu’on oublie que ce dont l’Église a besoin, c’est de changements structurels et non de revenir aux messes et aux processions ! Arrêterons-nous un jour de considérer l’Église comme une « donneuse » de services au lieu d’être une communauté de croyant∙e∙s animée par l’esprit évangélique ?

Ce texte nous rappelle la figure de notre ami Job. Comme lui, si exemplaires que soient nos vies, nous ne pouvons éviter ni la souffrance, ni les pertes, ni la mort, ni les dépressions. Le mal est partout, il se présente souvent comme un ennemi invisible, comme ce virus qui nous plonge dans la confusion et le désarroi. Les gens ont du mal à accepter de payer le prix de cette crise : c’est difficile de changer, de vivre avec moins, de sacrifier son confort. Le récit de Job dépasse notre sagesse comme le dit Paul : «Je détruirai la sagesse des sages, je rejetterai le savoir des gens intelligents. Où est-il, le sage ? Où est-il, le scribe ? Où est-il, le raisonneur d’ici-bas ? »(1Cor 1, 18).Or, si la sagesse est avant tout relationnelle, elle nous interpelle, elle m’interpelle à renouveler et à transformer mes relations cassées avec le divin, avec autrui, avec moi-même et avec le cosmos. Oui, je trouve cela bien exigeant, au-dessus de mes capacités. Et comme Paul : « Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas » (Rm 7,19).

On le constate, non seulement au Québec, mais partout dans le monde, l’oppression remplace la justice, les gémissements et la misère envahissent la scène médiatique, la tyrannie et la rébellion sortent leurs pouvoirs, la dignité des personnes fragiles est sacrifiée, comme dans la fable de La Fontaine et comme dans l’univers de Job. J’essaie de me questionner sur la valeur de la souffrance, de chercher son véritable sens. Je voudrais aller au-delà de la réflexion pour en faire un cheminement intérieur, une avancée spirituelle. Comme le suggère Maître Eckhart, « la vie spirituelle est davantage dans la soustraction que dans l’addition »[2], mais cela me dépasse comme personne vivant dans une société d’abondance et de surconsommation.

Et la coresponsabilité ?

En régime chrétien, on confond souvent la solidarité avec les concepts de charité, de justice… Or, la solidarité n’est-ce pas que tous les humains et tous les non-humains de la Terre soient reliés entre eux et que, pour renforcer leur propre existence, ils se procurent une aide mutuelle ? Si on voit la solidarité comme une valeur essentielle, au cœur d’une éthique de vie ou d’une éthique de relations humaines, ne nous conduit-elle pas à la « responsabilité-pour-autrui[3] » ? La responsabilité-pour-autrui est une coresponsabilité d’appartenance, une interpellation qui me questionne, qui nous questionne sur nos comportements personnels et collectifs pour tendre, par divers moyens, vers l’Autre. Mais ici aussi, je me sens bien petite et impuissante.

Quand la stratégie du confinement et de la distanciation ne repose pas sur la responsabilité envers les plus vulnérables, alors elle engendre une panoplie de maux : détresse psychologique, précarité économique, violences conjugales, fin de vie en grande solitude. La coresponsabilité implique surtout que l’on porte secours à celles et à ceux qui sont le plus dans le besoin. Protéger autant que possible ces personnes me paraît un impératif moral catégorique de cet exceptionnel temps que nous traversons, au risque parfois de donner une autre voix au paternalisme ou au maternalisme. Comment croire que la bonté, la compassion peuvent s’exprimer à travers la souffrance et la douleur ? Oui, des expressions d’entraide, de générosité, de don de soi ont lieu et nous émerveillent parfois. Mais comment aller jusqu’à une interdépendance avec l’ensemble des humains, avec la Terre, avec le cosmos d’où sort cet invisible virus ?

Un des avantages du confinement aurait peut-être été de permettre à la Terre de mieux respirer… Ne serait-il pas possible alors d’imaginer un grand élan de responsabilité et de concertation pour notre Planète qui subit un sort désespéré ? Si nous voulons sa survie et celle de l’humanité, il nous faut agir personnellement et collectivement et l’exiger de la part de celles et de ceux qui ont le pouvoir de changer les choses.

Solidarité féministe

Tout ce qu’on entend sur la COVID-19 révèle la grande vulnérabilité des humains. Ça rappelle l’importance politique du corps et de sa grande fragilité. Ça fait ressortir les insécurités vécues au quotidien par les femmes et les enfants, les aîné∙e∙s, les pauvres, les personnes racisées et les corps marginalisés. Dans l’après-crise, serons-nous capables de reconnaître cette vulnérabilité commune ? Ou retournerons-nous à notre vie « dite normale », notre vie d’avant ? C’est ce que l’on entend un peu partout : « il faut que ça revienne à la normale ». Comment pouvons-nous alors nous engager à réfléchir et à agir contre ce que les féministes de plusieurs horizons décrient depuis fort longtemps déjà : la dévalorisation de l’économie des soins qui repose mondialement sur les épaules des femmes. Encore une fois, dans cette crise sanitaire et humanitaire, ce sont elles, les femmes, et souvent les plus démunies parmi elles, qui se retrouvent au front pour les soins émotionnels, matériels, familiaux, communautaires, sanitaires. Comment notre collective peut-elle reconnaître concrètement, au-delà des mots, le rôle central de ce travail conjugué au féminin ? Plus encore, de quelles manières cette crise sanitaire nous permettra-t-elle de travailler à diminuer les conditions précaires vécues de manière différenciée par les membres de nos communautés ? On ne peut tout faire, mais il me semble important d’en prendre conscience ensemble et de chercher ensemble comment on peut agir.

L’Évangile nous invite à prendre soin des autres d’une manière désintéressée, comme le mentionne le texte d’Ivone Gebara rappelant la parabole du bon Samaritain. Or, ne sommes-nous pas, nous-mêmes, femmes, semblables à cet individu tombé au bord du chemin et que les bien-pensants, les hommes dits « religieux », les politiciens ne regardent même pas ? Nous le savons trop bien, la solidarité féministe maintient l’idée d’un rapport social universel de domination patriarcale, tout en voulant prendre en compte l’existence des disparités entre les femmes elles-mêmes. Ne sommes-nous pas à penser surtout à une solidarité utilitaire : maximiser le bien-être et réduire le mal du plus grand nombre dans la mesure du possible ? Ne faut-il pas aller plus loin ? Comment ?

Un « regard » féministe affirme qu’il est nécessaire d’aborder les multiples inégalités qui traversent nos sociétés, pendant, comme après la pandémie. Ça me pose plusieurs questions auxquelles je n’ai pas de réponses. Notre regard de féministes chrétiennes nous mènera-t-il toutefois à préciser les contours de notre solidarité féministe à travers les discours et les pratiques de notre collective ?

Conclusion

J’ose quand même imaginer un monde post-pandémie qui mettra de l’avant des valeurs féministes ; mais aussi et surtout, qui s’attardera aux diverses formes de précarité sociales, écologiques et spirituelles qui construisent et consacrent la hiérarchie sociale des corps des femmes. Je souhaite que, comme féministes chrétiennes, on se rapproche encore davantage des personnes marginalisées, qu’on participe aux projets de transformations associés aux luttes altermondialistes, écospirituelles et antiracistes. À nous de trouver comment déployer des idées de ralliement et de recouvrement de luttes féministes rassembleuses.

[1]Jean-Joseph JULOUD, Les Fables de La Fontaine, « Les animaux malades de la peste », Paris, Éditions First-Gründ, 2010, p. 103-105.

[2] Cf. http://supervielle.univers.free.fr/maitre_eckhart.htm

[3] Cf. Vivianne CHÂTEL, « La solidarité : une exigence de ‘responsabilité-pour-autrui’ ? », dans Marc-Henry SOULET (dir.), La solidarité : exigence morale ou obligation publique?, Fribourg, Academic Press Fribourg, 2004, p. 138-162.