30 ANS OU PRESQUE DE SOLIDARITÉS ET DE RÉSISTANCES AU NORD COMME AU SUD
Suzanne Loiselle
D’entrée de jeu, je vous soumets des éléments pouvant favoriser une meilleure compréhension de mes propos.
Quelques éléments contextuels
De retour d’une année sabbatique passée au Mexique et au Nicaragua, j’ai accepté de relever le défi de la direction de L’Entraide missionnaire (L’EMI 1). C’était en 1986. J’y suis toujours et pour quelques jours encore !
Ce travail en solidarité internationale pour le moins inattendu m’a amenée à faire plusieurs séjours en Haïti, au Rwanda et au Brésil, à me joindre à diverses délégations, dont celle organisée par Objection de conscience en Irak en janvier 2000 ainsi qu’à participer à des rencontres internationales telles le Forum social mondial (Porto Alegre, 2005), le Sommet des peuples (Rio de Janiero, 2012), le Forum social mondial sur la paix et la sécurité humaine (Sarajevo, 2014). La session Justice et Paix organisée par ma communauté, les Auxiliatrices, et tenue à Hiroshima en 2006 compte parmi les rencontres internationales très stimulantes auxquelles j’ai eu la chance de prendre part. Au plan national, j’ai participé activement à diverses activités de l’Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI), ai suivi les travaux du Comité québécois Femmes et Développement (CQFD) et ai participé à la préparation des États généraux de la coopération internationale tenus à Montréal en 2005. Toutes ces expériences ont transformé mon regard sur le monde, sur les rapports entre les peuples et sur la coopération pour l’égalité entre les femmes et les hommes.
Plus spécifiquement, le développement de la solidarité entre femmes du Nord et femmes du Sud, (je pense particulièrement à la Marche mondiale des femmes), les mouvements de résistance des femmes dans le Sud, la rencontre avec des théologiennes féministes de la libération ont été déterminantes pour ma propre compréhension des enjeux internationaux à partir d’une perspective féministe.
Résistances
À travers diverses responsabilités à L’EMI et implications dans des réseaux de solidarité, j’ai été amenée à dénoncer les politiques néo-libérales qui appauvrissent les populations au Sud comme au Nord, à soutenir des personnes engagées dans la défense des droits humains dangereusement menacées par les pouvoirs politiques de leurs pays et à remettre en question les discriminations dans les rapports hommes-femmes tant dans nos sociétés que dans les institutions ecclésiales. Autant de façons pour moi de résister aux injustices, aux inégalités, aux discriminations de toutes sortes et aux multiples courants de défaitisme. Et ce par divers moyens : signature de pétitions, publication de lettres ouvertes, missions dans des pays en voie de développement et/ou en crise, organisation de colloques mettant en perspective diverses problématiques concernant les relations internationales, rédaction régulière d’articles dans L’EMI en bref, feuillet d’informations de L’EMI.
En 2006, l’élection au Canada d’un gouvernement néoconservateur a entraîné des changements profonds et rapides tant dans les programmes internationaux que dans les relations de partenariat avec les organismes de coopération internationale. Mon travail en a été profondément modifié et s’est orienté de plus en plus dans la dénonciation tant des coupes drastiques dans l’aide publique au développement (APD) que de sa réorientation vers des intérêts commerciaux et militaires. Cette nouvelle donne m’a poussée à m’engager de façon plus soutenue dans les luttes du Collectif Échec à la guerre contre la participation du Canada dans des guerres d’agression, en Afghanistan, en Irak et en Libye par exemple, et contre la montée inquiétante du militarisme au pays, cette montée se caractérisant, entre autres, par la hausse vertigineuse des dépenses militaires canadiennes au détriment des programmes sociaux, environnementaux, culturels et internationaux.
Faut-il le préciser, cette montée du militarisme au Canada s’est déployée dans des interventions militaires de plus en plus musclées à l’étranger ayant entre autres comme conséquences l’expansion et la normalisation de la violence envers les femmes ainsi que la détérioration de leurs conditions de vie. Par exemple, dans les pays ou territoires agressés, le corps des femmes est considéré comme un objet appartenant à l’ennemi. Le viol est utilisé pour marquer le contrôle ou la prise du territoire. Il est sans doute utile de se rappeler que plus d’un million de femmes auraient été violées durant un conflit depuis la Seconde Guerre mondiale. On ne peut passer sous silence l’importance de la traite des femmes et de la prostitution aux alentours des bases militaires, et ce depuis longtemps. Les viols et autres violences contre les femmes sévissent maintenant dans les nombreux camps des personnes réfugiées. Dans les pays agresseurs, dont le Canada, lors du retour des soldats dans leurs communautés, on constate également une augmentation des cas de viols, de violence conjugale et de violence contre les enfants.
Les bombardements, combats et diverses violences, en plus des morts et des blessés qu’ils causent, entraînent une foule d’autres conséquences sur les conditions de vie des populations (familles disloquées, enfants devenus orphelins, personnes déplacées et réfugiées). Et ce sont souvent les femmes qui ont à composer avec ces difficiles situations. Le Collectif Échec à la guerre a largement documenté ces conséquences dans sa brochure La montée inquiétante du militarisme au Canada (mai 2014), texte repris en grande partie du dépliant intitulé Le militarisme : les enjeux pour les femmes, comité Femmes et mondialisation de la FFQ (octobre 2013).
Solidarités
Les politiques guerrières menées sous les faux prétextes de libérer les femmes et de mettre fin aux conflits dans le monde, la militarisation inquiétante des politiques canadiennes, les violations systématiques des droits humains et l’appauvrissement dramatique des populations, autant de réalités qui suscitent mon indignation et m’invitent à me solidariser avec tous ceux et celles qui militent pour la justice sociale, l’égalité et la paix. Ces valeurs maintenant menacées sérieusement tant au Canada qu’ailleurs dans le monde, de nouvelles pratiques solidaires en faveur de partenariats plus respectueux et durables entre peuples du monde ont vu le jour. De nouvelles concertations autour de crises et de conflits majeurs aussi. Je pense entre autres à la Concertation pour Haïti et au Collectif Échec à la guerre, ces deux réseaux de solidarité devenus au cours des années les lieux privilégiés de ma militance tant pour le peuple haïtien en lutte pour sa libération que pour la fin des réponses militaires aux conflits dans le monde. S’engager pour changer les structures injustes et les rapports humains de domination et pour renforcer les réseaux de solidarité relèvent aujourd’hui de l’urgence. L’avènement d’un monde plus égalitaire et plus solidaire en dépend.
Mais ne nous trompons pas. Les acquis des luttes menées antérieurement sont extrêmement fragiles et la mobilisation actuelle très difficile. La sécurité avant le progrès social, la guerre avant la résolution diplomatique des conflits, voilà le credo du gouvernement Harper. En pleine campagne électorale au pays, on peut au moins militer pour le changement de ce gouvernement réactionnaire et pour l’avènement d’une nouvelle démocratie! Un autre monde est non seulement possible, mais nécessaire clament les altermondialistes d’ici et d’ailleurs… L’espérance ne s’enracine-t-elle pas dans la promesse d’une terre nouvelle… Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car le premier ciel et la première terre s’en sont allés (Apocalypse, 21,1).
Au bout d’un passionnant et exigeant parcours de près de 30 ans à la direction de L’EMI, je rends grâces pour toutes les solidarités, à la fois intenses, mais combien fragiles, qu’il m’a été donné de vivre. J’espère fort qu’elles me permettent d’avancer avec d’autres sur de nouveaux chemins…