FONCTIONNAIRES DE DIEU
D’Eugen Drewermann
Paris, Albin Michel, 1993
Si vous avez cru jusqu’ici que la psychologie des clercs est pleine de mystères, vous avez eu raison. Si par ailleurs vous continuez à la juger insondable, c’est que vous n’avez pas encore lu Fonctionnaires de Dieu d’Eugen Drewermann. Ce prêtre et théologien de Paderborn, psychanalyste pratiquant depuis vingt ans, nous aide à pénétrer dans les arcanes du psychisme clérical, à déceler et à comprendre du même coup les motivations qui incitent des êtres jeunes, hommes et femmes, à choisir la pauvreté, l’obéissance et la chasteté comme signes idéals de la foi en Jésus-Christ, et d’autres à renoncer au mariage pour entrer dans les Ordres.
Publiée en allemand en 1989 sous le titre Kleriker psychodramm eines ideals, cette brique de sept cent cinquante pages se lit comme un roman policier. L’intérêt ne réside pas ici dans l’identification des «coupables», mais dans la compréhension de leurs pulsions profondes. Le cléricalisme et l’esprit dogmatique qui lui est si souvent associé nous ont valu bien des morts au cours de l’histoire; pensons à l’Inquisition, à la chasse aux sorcières et à quelques autres aberrations prétendument entreprises pour la plus grande gloire de Dieu et la défense de son Église. On croit donc généralement bien identifier qui sont les victimes de pareil système et qui en sont les bourreaux. Sans rien atténuer du joug que le cléricalisme a fait peser au long des siècles sur l’ensemble des fidèles, Drewermann se plaît à démontrer que les clercs se sont les premiers enfermés dans une prison dont la clé peut être retrouvé eau fond de leur inconscient. Pour comprendre l’homme, cherchez l’enfant.
La fascination qu’exercé Drewermann sur son public lecteur, qui s’élargie sans cesse, ne tient pas uniquement aux sujets qu’il aborde, mais aussi à sa façon de les traiter. Habile à présenter les grandes thèses de la psychanalyse, limitant autant que possible – mais sans faire de miracles – le jargon de cette discipline, il puise ses exemples dans la littérature universelle. Aussi à l’aise pour analyser un conte de Grimm qu’un roman de Zola, il rapproche psychanalyse et littérature avec une rare habileté. Si les deux vous intéressent, vous ne risquez pas de vous ennuyer.
On n’aborde pas une oeuvre pareille sans consentir un certain effort, mais le jeu en vaut la chandelle, car la thèse qu’elle soutient mérite qu’on l’étudié avant de la discréditer «par principe», c’est-à-dire parce qu’elle remet en cause une doctrine et des coutumes qu’on voudrait intouchables. L’auteur critique le système clérical de l’Église catholique, il remue chaque pierre de l’édifice avec une audace implacable. Voilà donc sa thèse: l’Église est menée par une oligarchie qui administre le sacré en prônant une théologie du sacrifice, censée ouvrir l’accès au salut. Le clerc, selon Drewermann, est la première victime de cette idéologie qu’il juge aliénante. Il faut remonter, soutient-il, dans l’enfance du clerc pour expliquer la fascination qu’il éprouve à l’idée d’anéantir son «moi» au profit d’un «surmoi» tout-puissant, personnifié dans un Dieu exigeant. Celui-ci, en contrepartie des sacrifices qu’il lui consent, fait au futur clerc l’honneur de (‘«appeler». Et cet appel investit l’élu d’immenses pouvoirs. Paul avait déjà tout compris: «… la puissance se déploie dans la faiblesse». 2 Cor 12,9. On pourra reprocher à Drewermann de «réduire» la vocation à la mauvaise résolution de névroses enfantines, la sainteté et les élans mystiques à des tendances névrotiques, on ne pourra pas l’accuser de parler de ce qu’il ne connaît pas. Son propre itinéraire pourrait servir à illustrer sa thèse.
Son histoire familiale, si on lui applique sa propre méthode d’analyse, explique sa vocation et l’étroitesse de vue qui a marqué les débuts de son ministère. Son père était un protestant non pratiquant, accablé par un sentiment d’échec et de remords à la suite de la mort, en 1946, de 405 mineurs dont il était le contremaître; sa mère, une catholique scrupuleuse qui veille avec inquiétude sur la vertu de son fils et reçoit avec joie l’annonce de son entrée au séminaire. Il se fera vite remarquer par son dogmatisme intransigeant et son opposition à l’oecuménisme. Confronté à la souffrance des autres, quand il devient aumônier d’hôpital, il mesure l’impuissance des réponses toutes faites devant le scandale du mal et cherche dans la psychanalyse d’autres lumières. Vilipendé par les autorités ecclésiastiques pour ses idées, il se fait interdire l’enseignement de la théologie. Sa vie personnelle ne donne pas facilement prise à la critique. Il mène une existence austère et utilise une partie de ses droits d’auteur pour subventionner au Brésil un refuge pour mères séropositives et faire soigner à domicile 150 enfants qui se meurent du sida. Un bien brave homme, en somme, si seulement il s’arrêtait de mettre à nu les tenants et aboutissants du système clérical en utilisant tous les ressorts de la psychologie des profondeurs. Il dit vouloir s’en tenir à ce niveau d’analyse, mais il est nécessairement conscient des colossales retombées de son oeuvre dans le champ de la théologie dogmatique, de l’exégèse et de l’éthique.
À condition de ne pas faire de la méthode psychanalytique le nouveau dogme hors duquel il n’y aurait point de salut, l’approche de Drewermann ne peut qu’enrichir le débat à un moment où on réclame de toutes parts une révision profonde de la théologie des ministères ordonnés et une réflexion lucide sur les rapports entre service et pouvoir dans l’Église. Certains acclament Drewermann, d’autres le conspuent, chose certaine, il est devenu difficile de l’ignorer. Fonctionnaires de Dieu est un livre explosif. Inutile de se le cacher.
Marie Graton – Myriam