LES FEMMES QUI LISENT SONT DANGEREUSES

LES FEMMES QUI LISENT SONT DANGEREUSES

par Laure Adler et Stefan Bollmann Flammarion, Turin, 2006

Marie Gratton, Myriam

Si vous aimez la peinture et la photographie, si vous vous intéressez à l’histoire des femmes et à celle des préjugés qu’on a conçus, entretenus et colportés à leur sujet, si vous prenez plaisir à tenir entre vos mains un livre bien écrit autant que beau, offrez-vous Les femmes qui lisent sont dangereuses. C’est un ouvrage que vous refermerez à regret et auquel vous reviendrez avec une joie et une curiosité toujours renouvelées.

La peinture occidentale, depuis le Moyen âge jusqu’à nos jours, a aimé représenter des femmes en train de lire des livres ou des lettres, plus rarement des hommes, curieusement. La chose peut étonner en effet, puisque les femmes qui lisaient ont pendant fort longtemps été jugées dangereuses, après s’être mises elles-mêmes en danger. Bien sûr, les lectures pieuses, moralisatrices et édifiantes leur étaient permises, voire recommandées, mais hors de l’exploration de ce catalogue, toutes les dérives les guettaient, que dis-je, c’est l’ordre familial et social qui était mis en péril par ces aventurières qui osaient tout lire ! « Lire donne aux femmes des idées ! » Voyez ce qui est arrivé à Emma Bovary ; c’est la lecture d’un roman qui lui a fait paraître d’un ennui consommé sa vie conjugale dans sa petite ville de province, et qui l’a menée à l’adultère et au suicide. Pour contrer l’influence néfaste de l’héroïne de Flaubert, Monseigneur Dupanloup prônait le retour aux ouvrages de piété et à quelques classiques comme Bossuet, Pascal et Corneille. En se plongeant dans le cloaque des romans à la mode, les femmes s’inventent des chimères, deviennent hystériques et par voie de conséquence pourrissent la société. Les femmes lisent trop. Elles feraient mieux de consacrer les loisirs qui leur restent aux travaux d’aiguille, une fois toutes leurs tâches ménagères et maternelles dûment remplies.

Tout ce que je viens de vous dire, et bien d’autres choses captivantes encore, nous l’apprenons dans la présentation du livre, intitulée « Sextuelle ». Puis vient le régal, la présentation des œuvres  regroupées en six chapitres : I « Le lieu du Verbe », Lectrices pleines de grâce ; II « Moments intimes » Lectrices ensorcelées ; III « Résidences du plaisir » Lectrices conscientes d’elles-mêmes ; IV « Heures de ravissement » Lectrices sentimentales ; V « La quête de soi » Lectrices passionnées ; VI « Petites échappées » Lectrices solitaires. Hormis dans le premier chapitre, jugez-en vous-mêmes, le danger est partout.

Le gisant d’Aliénor d’Aquitaine, cette mécène des arts et des lettres, qui se trouve à l’abbaye de Fontevrault a été réalisé vers 1204. Elle est représentée tenant un livre, symbole d’une prière amorcée ici-bas dans le couvent où elle a fini ses jours, et la poursuivant pour l’éternité. La toile la plus ancienne, signée Simone Martini, date de 1333. Le peintre se permet ici une étonnante audace. C’est une Annonciation, et Marie apparaît contrariée d’être dérangée pendant la lecture de son Livre d’heures. Elle se replie sur elle-même, jette un regard méfiant sur son céleste visiteur et, détail charmant, a glissé son pouce entre les pages pour vite retrouver l’endroit où elle en était quand Gabriel est inopinément survenu. À partir du XIVe jusqu’au XXIe, tous les siècles sont représentés. C’est le XIXe qui récolte la part du lion. Des peintres, des dessinateurs et des photographes de l’Italie, de la France, des Pays-Bas, de l’Angleterre, de l’Espagne, de l’Allemagne, de la Russie, du Danemark, de la Suède et des États-Unis sont représentés, et leurs œuvres  exposées, tant chez eux et chez elles qu’à l’étranger.

De Julia Margaret Cameron on peut admirer une splendide photo d’Alice Liddell à l’âge de dix-huit ans, tout absorbée par sa lecture. À six ans, la belle enfant avait inspiré au mathématicien Charles Lutwidge Dodgson un conte merveilleux, paru sous le pseudonyme de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles. Eve Arnold a signé la dernière photo de l’album. On y voit Marilyn Monroe plongée dans la lecture d’Ulysse de James Joyce. Une manière de faire échec au stéréotype de la beautiful but dumb blond qui lui collait à la peau. On peut encore admirer des peintures de femmes, telles celles de Vanessa Bell, Gwen John et Suzanne Valadon, et des dessins de Gabriele Münter et de Jessie Marion King.

À travers tout cela, j’ai eu plusieurs coups de foudre, mais je ne vous en dirai rien… À vous de découvrir les vôtres !