LES APPAUVRI-E-S ET LA VIOLENCE: DES RÉALITÉS DÉRANGEANTES
Hélène Pinard, F.C.S.C.J. –Sherbrooke
Nous n’avons aujourd’hui qu’à ouvrir les yeux pour saisir la séparation de plus en plus marquée entre riches et pauvres. Nous n’avons qu’à écouter la télévision ou à ouvrir un journal pour être confrontés à la violence. Tellement que nous risquons de croire, qu’après tout, pauvreté et violence ne sont peut-être que phénomènes normaux, contre lesquels nous ne pourrons rien.
Nous ouvrons parfois la main pour partager, nous signons une pétition, nous nous déplaçons pour une marche de solidarité pour la paix… mais pour quel résultat? Nous aimerions voir les conflits réglés sans violence, mais nous n’avons pas grand pouvoir sur eux.
Comment arriver à poser un regard neuf sur le désir de s’engager, au nom de sa foi, à construire un Royaume de Justice et de Paix? Depuis déjà plusieurs années, nous posons des petits gestes en faveur des appauvri-e-s. Isolés, ces gestes ne semblent pas changer grand chose.
Portant, nous voulons continuer à être solidaires des démuni-e-s. Nous découvrons parfois que nous sommes plus solidaires de la violence et de l’appauvrissement que des violenté-e-s, des marginaux. L’occasion m’a été donnée d’aller plus loin dans ma réflexion avec un groupe à l’université de Sherbrooke. Un cours intitulé «Conflits, violence et Évangile de paix» a apporté un éclairage nouveau à ma vision de l’engagement social. Je voudrais vous en partager les fruits.
Ma propre violence
Le témoignage de gens appauvris par le système, les expériences de personnes qui oeuvrent pour plus de paix et qui ont posé des gestes pour faire changer des situations injustes ont élargi ma compréhension de la non-violence. J’ai été confrontée à ma propre violence intérieure. Moi qui veux la paix, j’en arrive à certains moments à élever la voix, à bousculer un enfant qui dérange trop, à perdre patience et à souhaiter du malheur à des personnes que je côtoie! Comment combattre la violence, et la souffrance qu’elle cause, si je ne reconnais d’abord la violence que je provoque par mes actions ou par mes silences?
J’ai dû, par la suite, réaliser combien j’étais habituée à une certaine dose de violence, de pauvreté. Pourquoi ai-je besoin de situations extrêmes de violence,d’injustice qui appauvrissent des salariés déjà pourtant en difficulté financière, pour sentir monter la colère libératrice en moi? Combien de temps aurai-je besoin de «gros plans» tels les guerres Irak-Iran, les enfants victimes de la famine en Ethiopie ou ailleurs dans le monde, ou le conflit d’Oka pour bouger?
Une colère efficace
La colère, l’agressivité qui monte alors en chacun de nous peut devenir force d’action. Nous étouffons trop souvent ces sentiments, ou nous nous défoulons par l’intermédiaire d’une violence «organisée»: films, batailles aux sports, lutte. Nous applaudissons et nous encourageons même quelquefois cette violence. Peut-être nous faudra-t-il apprendre à gérer toute la force d’action et de créativité contenue dans nos colères! Nous serions sans doute étonné-e-s de voir jaillir de nouvelles solutions face à la violence, des actions concertées, des prises de positions différentes et solides provenant de cette énergie canalisée pour construire. Combien de temps laisserons nous détourner ce potentiel de changement?
Cette première partie de ma réflexion m’a fait découvrir une nouvelle façon de voir mon engagement avec des appauvri-e-s, des personnes violentées. J’étais invitée à «penser globalement et à agir localement». Voilà ce qui manquait à mon énergie de départ: saisir que ma petite action dans mon quartier était liée à de multiples autres petites actions.
Ici s’inscrit une autre réalité: la solidarité. Un mot si souvent utilisé, entendu maintes fois par des personnes engagées à la transformation non violente du monde, mais qui n’était pour moi que théorie, est ainsi devenu signifiant. Signifiant et confrontant! Il entrait en conflit avec mon désir de poser un geste d’éclat, avec mon désir d’être à l’avant garde d’un projet: «Si je ne commence pas moi-même une action, et si je n’en garde pas le contrôle, je ne fais rien.» Ce n’est pas facile de reconnaître une telle attitude en soi, mais la nier enlève l’énergie pour s’engager avec d’autres. Je n’ai pas à tout inventer pour le groupe victime d’une injustice. Quand nous ne sommes «ni pauvres, ni opprimés, mais (que nous souhaitons) servir les pauvres et vivre en solidarité avec eux, (nous le faisons) souvent d’une façon qui divise les pauvres entre eux et les dresse les uns contre les autres». Comme la personne en relation d’aide trouve en elle et trouve elle-même la solution à son conflit, ainsi le groupe possède sa propre façon de se sortir de l’impasse dans laquelle il vit. À nous d’appuyer son action, mais non de la décider pour lui.
Nous avons sans doute des connaissances, des énergies à offrir; les appauvri-e-s ont leur expérience, leur vécu! Ils et elles nous permettent de jeter un regard sur l’autrecôté de la médaille: leur rêve d’une société plus juste, plus équitable, où l’on respecte la dignité des personnes.
Reconnaître ainsi la valeur des personnes victimes d’injustice ne veut pas signifier qu’elles possèdent «une sorte de connaissance magique secrète». Elles ne sont pas à l’abri «de fautes, de faiblesses, d’erreurs ou de perversités,» Ce n’est pas parce que nous bâtissons des projets avec des appauvri-e-s que la solidarité est magique! Il nous faut découvrir que nous ne sommes pas des aidants face à des aidé-e-s qui n’ont pas atteint la maturité. Nous sommes appelé-e-s à être des égaux luttant aux côtés d’autres, «adoptant leur cause, pas la nôtre… Après tout, nous avons un ennemi commun, le système et son injustice».
Debout, comme Jésus
Jusqu’à maintenant, la relation à Jésus-Christ ne semble pas nécessaire à un engagement actif non violent pour contrer l’injustice. Pourtant Jésus est un témoin très important de la force de l’action non violente. Non pas ce Jésus «doux et humble» qui ne semble pas vouloir provoquer de remous, non pas ce «petit Jésus» qui manquerait de fermeté devant les changements à exiger d’une société injuste.
Le film «Romero» ajouté à la réflexion proposée dans le cadre du cours «Conflit, violence et Évangile de Paix», m’a ouvert le coeur sur un autre Jésus: un homme debout, solidaire des opprimés, affrontant sans cesse un système et des lois injustes, passant outre les lois du sabbat, remettant en question les hauts fonctionnaires du temps (Pharisiens, Sadducéens, Grand-Prêtre). S’il n’avait pas dérangé, s’il n’avait pas outrepassé les lois, l’aurait-on menacé, violenté pour le faire taire, mis à mort? Ce qui a pu permettre à Jésus d’aller jusqu’au bout de son projet de vie, de donner sa vie pour que tous aient la vie en abondance, n’est-ce-pas sa relation privilégiée avec son Père? Gandhi, Luther King, Mgr Romero n’ont pas été tués sans raison. Ils dérangeaient tout un système. Et ils ont appris, à l’école de Jésus-Christ, à répondre à la violence par la non-violence. Ils ont appris, avec Jésus-Christ, à ne pas avoir peur de la souffrance et de la mort. Savoir affronter la souffrance et sa propre mort donne la liberté intérieure nécessaire pour sortir du cercle vicieux de la violence et de l’injustice. Savoir affronter la souffrance et sa propre mort ouvre la porte pour redonner à chaque personne sa dignité, et pour garder sa propre dignité même en étant bafoué, ridiculisé! Savoir affronter la souffrance et sa propre mort demande une relation intense et profonde avec Dieu Père,
qui a ressuscité son Fils de la mort et ressuscitera chacun-e qui met sa foi en lui. Voilà l’espérance qui permet de dénoncer l’injustice de tout un système et de tenir jusqu’au bout de la lutte malgré les menaces, et même si sa propre vie est en danger.
Mon plus grand souhait serait qu’un grand nombre de personnes découvre la force de l’action non violente, et que leur espérance soit si grande qu’elle rejoigne celle de Jésus-Christ et de tant d’autres hommes et femmes qui ont oeuvré et oeuvrent encore à la construction d’un Royaume de justice et de paix. Je porte aussi le désir d’être de ces personnes qui peuvent, au nom de la foi en Jésus-Christ, aller plus loin que la parole, passant aux gestes qui la devancent et l’appuient.