Marguerite Porète de Jean Bédard L’amour comme seul guide
Christine Lemaire
J’avais fait la rencontre de Marguerite Porète grâce à l’ouvrage de Marie-Andrée Roy et Agathe Lafortune : Mémoires d’elles 1. Pascale Pierre y dresse un portrait qui m’avait marquée.
Marguerite Porète est une béguine française dont on ne connaît pas exactement la date de naissance (entre 1250 et 1260). Les béguinages étaient des communautés de femmes (et de quelques hommes) qui se sont développées en marge de l’église et de l’état, au cours du XIIIe siècle, dans l’est de la France, en Allemagne et en Belgique. Ils étaient tous dirigés par des femmes. Ils s’occupaient du soin des malades, des enterrements, d’éducation, d’artisanat; ils étaient indépendants économiquement. Les communautés religieuses se plaignaient de leur « concurrence déloyale », puisque les béguines avaient souvent la cote auprès des pauvres.
Ces femmes n’appartenaient à aucune communauté religieuse. Beaucoup étaient veuves ou célibataires, mais aucune n’avait fait un vœu de chasteté. Leur morale était guidée par l’amour.
Les béguinages ont été condamnés par le pape Clément V lors du concile de Vienne (1311-1312), en même temps que les Templiers. Ce sont les écrits de Marguerite Porète qui ont donné prétexte à cette excommunication. Marguerite Porète devra comparaître devant le tribunal de l’Inquisition; elle sera emprisonnée pendant dix-huit mois dans un cachot puis brûlée vive.
Dans son roman éponyme, Jean Bédard redonne vie à cette femme hors du commun, mais oubliée. Et pour cause : nous ne sommes pas prêtes de voir Marguerite Porète nommée « docteure de l’Église » comme l’ont été Catherine de Sienne ou Thérèse d’Avila. De fait, l’auteur fait dire à Marguerite, lors de ses entrevues avec le prêtre mandaté par le tribunal de l’Inquisition : « Père Dominique, à vous de parler, dites-moi pourquoi l’Église est devenue une affaire de célibataires frustrés et misogynes qui n’ont d’autres préoccupations, semble-t-il, que de suspecter la vie sexuelle des jeunes gens? » (p. 292) Pour elle, mystique s’inspirant de son expérience du Cantique des Cantiques, la vie conjugale est le symbole par excellence de la bonté de Dieu pour le monde. Elle dira à son juge : « Méfiez-vous de votre méfiance du corps puisque c’est votre esprit qui construit votre idée du corps et de ses désirs. Père Dominique, les gens qui répondent aux désirs de leur corps ne se vautrent pas toute la journée dans la luxure! » (p. 294)
L’histoire nous est racontée par un clerc « hérétique » qu’on surnommait le « chien des femmes » parce qu’il avait une réelle admiration pour Marguerite qui, dans le roman, devient sa belle-mère. Guion de Cressonaert nous raconte ses premières expériences comme secrétaire de l’Inquisition, expériences qui le conduisent aux portes de la folie. Malade, il est renvoyé à sa famille qui le confie aux béguines de Valenciennes. Il y tombe amoureux de son infirmière qui n’est nulle autre que la fille de Marguerite Porète. Déjà à cette époque, cette dernière est obligée de se cacher parce que son livre Le miroir des âmes simples a été condamné et brûlé par le tribunal de l’Inquisition.
Par ce livre, Marguerite avait tenté de se faire entendre par l’institution cléricale qui lui a répondu par une fin de non-recevoir : quelques idées hérétiques et, pour le reste, que divagations de femme, dira l’un des personnages du roman. Jean Bédard qui a écrit un autre roman sur Maître Eckhart, invente une scène où le célèbre dominicain rencontre notre héroïne pour lui faire part de son admiration pour sa théologie. Mais il la prévient : « Vous risquez Jésus, madame Porète, vous risquez son destin. » (p. 180)
La moindre récidive condamnerait Marguerite. Or, elle demande à son nouveau gendre de lui servir de secrétaire pour la réécriture du Miroir. Le clerc se désolera que sa soumission à lui fasse d’elle une « relapse ». Marguerite devra bientôt quitter la France, où l’Inquisition est très puissante, pour Bruxelles où un important béguinage dirigé par Heilwige Bloemardine la protégera un temps. Mais la pression se fait de plus en plus forte et, bientôt, Marguerite doit quitter ses consœurs pour ne pas les mettre en danger.
Guion suivra Marguerite à Paris où celle-ci ne peut échapper à son âme amoureuse des pauvres. On finira par l’arrêter.
Madame Marguerite, […] j’ai seulement une question : comment avez-vous su que vous étiez aimée, si aimée que la vie ne pouvait pas vous trahir? Il fallait bien d’abord savoir cela, sinon vous auriez jugé en mal votre sort et vous n’auriez pas survécu à votre malheur. (p. 94)
Dans la charrette qui la conduit au bûcher, Marguerite Porète exprimera encore la vibrante conviction de cet amour; elle proclamera son émerveillement pour la nature et pour les humains jusqu’au moment où elle s’écroulera dans les bras d’un ami fidèle qui portera son corps inanimé sur les fagots.
Jean Bédard écrit magnifiquement. Évidemment, la théologie de Marguerite Porète nous semble parfois difficile d’accès. C’est le défi du romancier qui n’est jamais aussi habile à nous la transmettre qu’en décrivant une Marguerite agissante auprès des démunis. Le regard de la béguine est si radical qu’il change radicalement les situations dans lesquelles elle intervient. Par exemple, elle réussit à allier des mécréants qui servaient à prix d’or un bouillon sans goût et des prostituées qui mouraient de faim. Convainquant les unes et les autres que la fameuse soupe serait bien meilleure avec des légumes, elle fait « voler » ces fameux légumes par les femmes qui gagnent ainsi le droit de partager le repas frugal.
Son ministère est pragmatique : « Heureux ceux qui ne vivent pas pour le bien. Heureux ceux qui ne voient pas un bien à faire, mais des enfants, des femmes, des hommes à aimer. » (p. 272) Expliquant la différence entre le clergé et elle-même, elle affirme : « Guillaume de Paris [le grand inquisiteur] agit contre des femmes et des hommes concrets au nom d’un bien abstrait. Je viens au secours des femmes et des enfants pour les nourrir de légumes… » (p. 297)
C’est toute la beauté du message de Marguerite Porète : les humains et la vie elle-même sont naturellement bons. Le monde n’existe que par la fraternité et c’est parce que nous n’en sommes pas conscients que nous souffrons. L’État et l’Église-la-petite, comme elle la nomme si bien, cherchent à nous le faire oublier parce que cela menace leur pouvoir. Elle dira aussi : « Il [Dieu] vient dans notre liberté pour que nous soyons saluts de nous-mêmes, fiers de nous-mêmes, responsables de notre royaume et donc heureux. Il est notre fraternité. Aimons-nous les uns les autres. » (p. 318)
Et Guion de conclure, à la fin de sa vie « … la question n’est pas de savoir si quelques dieux existent pour expliquer la chose : sans amour, tout ne vaut plus rien. Si l’amour n’est pas, ce qui est ne peut pas être. » (p. 328)
Marguerite Porète.
L’inspiration de Maître Eckhart,
Jean Bédard
Montréal, VLB éditeur,
2012, 362 p.
1. PIERRE, Pascale. « Marguerite Porète, 1250-1310 » , ROY, M.-A. et LAFORTUNE, A. Mémoires d’elles; fragments de vies et de spiritualités de femmes, Montréal, Médiaspaul, 1999, p. 107-111.