Christianisme, femmes et sexualité : Autopsie d’un terrible malentendu

Christianisme, femmes et sexualité : Autopsie d’un terrible malentendu

II est juste de dire, il me semble, qu’aucune religion n’a poussé aussi loin que le christianisme l’exacerbation du désir chez ses fidèles. Déjà, par le baptême, il leur annonce une participation à la vie divine, rien de moins. Il leur promet encore de passer leur éternité en présence d’un Dieu capable, et désireux, de les combler à la mesure de leur appétit d’absolu, donc de leur capacité de désirer portée à son paroxysme.

Une théologie et une éthique chrétiennes vite devenues dominantes, alors qu’elles auraient pu rester marginales, ont très tôt présenté la recherche du plaisir comme l’obstacle majeur à la poursuite du bonheur éternel. Or la quête du plaisir est le moteur de toute activité chez les humains, qui trouvent avec lui la satisfaction de la multitude des désirs suscités par tous leurs sens. Par ailleurs, le bonheur promis est d’une telle démesure que l’imagination a peine à se le représenter, et l’espérance chrétienne elle-même balbutie en l’annonçant.

Parmi tous les plaisirs qui s’offrent aux créatures que nous sommes, c’est le plaisir sexuel qui est vite apparu comme étant la plus dangereuse pierre d’achoppement entravant la route de celles et ceux partis en quête du souverain Bien : le face-à-face éternel avec Dieu. Avec une intuition digne de Freud, la tradition chrétienne a associé la recherche du plaisir, et plus particulièrement du plaisir sexuel, à la volonté de toute-puissance, au désir d’être Dieu. Ce qui ne ressemble en rien, on l’aura compris, à celui de vivre avec lui, fût-ce pour l’éternité. Jacques Pohier, psychologue et théologien, a brillamment démontré qu’il faut voir dans ce rapprochement une des causes les plus profondes de la suspicion dont le catholicisme a accablé l’exercice de la sexualité. Celle-ci apparaît comme un point extrême dans la recherche du plaisir, aussi le soupçon l’atteint-elle plus lourdement1.

Christian Duquoc, réfléchissant sur ce soupçon qui pèse dans le catholicisme sur tout plaisir, définit ce dernier comme « un sentiment de plénitude accompagnant une activité sensible »2. Il signale qu’à ce titre « il fait refluer vers le présent la totalité du temps ». En annulant le passé et le futur, il crée l’impression de réaliser dans l’instant la totalité du désir, et par là enferme l’individu sur lui-même et l’empêche de s’ouvrir sur l’infini. Duquoc observe avec justesse que la négation du plaisir, dont la tradition théologique s’est faite le héraut depuis saint Augustin, si elle souligne bien son ambiguïté et son rôle antagoniste dans la recherche de Dieu, l’a rendu aussi obsessionnel que l’aurait fait son affirmation absolue.

La frénésie que met Augustin à traquer tous les plaisirs ne peut pas revendiquer une origine biblique. L’Ancien Testament exalte à l’infini le désir, et célèbre avec exubérance le bonheur de posséder « un pays où coulent le lait et le miel ». Quant au Cantique des cantiques, la manière hébraïque de dire : « le plus beau des chants », c’est un poème d’amour qui compte parmi les plus magnifiques et les plus ardents de la littérature universelle. Il a de surcroît le mérite de présenter les deux amants comme égaux devant le désir, devant l’affirmation de sa véhémence et l’espérance impatiente de son assouvissement. Le Lévitique, (Lv 18), il est vrai, codifie avec rigueur les conduites sexuelles. La méfiance à l’égard de l’inceste y est omniprésente, comme aussi le souci de respecter le bien d’autrui, les femmes comptant comme l’une de ces possessions qu’il ne faut ravir ni à un père, ni à un fiancé, ni à un époux. Dans le Nouveau Testament, Jésus ne se présente pas comme un ascète, il va aux noces et apprécie le bon vin. Les défenseurs de la morale catholique traditionnelle en appellent pourtant toujours à l’Évangile pour justifier leur position, en matière de morale sexuelle tout particulièrement. L’embarras réside néanmoins dans le fait qu’on chercherait en vain dans la doctrine de Jésus un code moral clairement établi qu’il ne resterait plus qu’à mettre en pratique pour se dire chrétienne ou chrétien. Les Évangiles ne nous disent rien sur l’homosexualité, la contraception, l’avortement, le célibat sacerdotal, les relations pré-conjugales, et il n’est guère que sur l’adultère et le divorce qu’ils jettent les bases d’une doctrine. (Le 16, 18 ; Mt 5,32 et 19,9) Encore que Jésus, inflexible sans doute sur le principe, « Va, désormais ne pèche plus », manifeste à l’égard de la femme adultère une miséricorde qui n’est pas sans étonner scribes et pharisiens. (Jn 8, 3-11 ) On ne connaît à Jésus ni femme ni enfants, les Évangiles sont muets à ce chapitre. Mais de ce silence on a peut-être tiré d’imprudentes conclusions. Une chose en tout cas est certaine : le Nazaréen a des femmes pour amies, et les étrangères elles-mêmes ne lui inspirent ni méfiance ni crainte.

On trouvera évidemment dans saint Paul une condamnation explicite de l’inceste (1 Cor 5,1), et de « l’impureté sous toutes ses formes » (Ép 5), mais la tradition juive dont il est l’héritier, et qu’il a reçue à travers le Lévitique, suffit amplement à justifier ces interdits. La première communauté chrétienne observe dans ses moeurs la morale traditionnelle du judaïsme. Elle n’innove pas en milieu juif, c’est en territoire païen qu’elle se révélera comme originale et exigeante, le laxisme ambiant en accentuant les rigueurs. À vrai dire, c’est plus tardivement que se sont fixées les normes de l’éthique sexuelle catholique telle que nous la connaissons de nos jours. Et c’est saint Augustin qui en est le maître d’oeuvre. Comme on s’en doute, d’autres théologiens avant lui avaient abordé les problèmes de l’éthique sexuelle, soit dans des sermons, des lettres ou des traités, pour répondre à des exigences pastorales, ou pour mettre un frein à certains débordements. Mais c’est incontestablement à l’évêque d’Hippone que revient l’honneur d’avoir érigé en un système structuré la théologie du mariage et de la virginité, dont on retrouve les traces à travers l’enseignement traditionnel de l’Église véhiculé jusqu’à nous, presque intact. La réflexion théologique des dernières années y a apporté quelques retouches, mais elles n’entament en rien les principes de fond.

Toutes les branches de la théologie portent la marque de leurs auteurs. L’éthique sexuelle porte celle d’Augustin. Avant sa conversion, il avait connu les plaisirs de la chair, les avait aimés, et avait trouvé difficile, une fois converti, d’en être privé. Il nous le confesse avec candeur. Mais loin de le rendre indulgent et compréhensif à l’égard de la faiblesse humaine à ce chapitre, c’est plutôt d’une rigueur extrême qu’il s’est armé pour dénoncer les effets pervers de la recherche de tout plaisir, plus particulièrement du plaisir sexuel, partout, toujours, même à l’intérieur du mariage, si les relations sexuelles n’y sont pas expressément désirées en vue de la procréation. Selon lui, seul l’enfant constitue une « excuse » à la jouissance qui y est attachée. À défaut de pouvoir fonder sur Jésus la méfiance obsessive qu’il entretient à l’égard de tout plaisir, c’est du côté des philosophes païens qu’Augustin va chercher la justification du mépris dont il le frappe. Il puisera sa conviction chez les Stoïciens tout particulièrement, eux qui croyaient que « ce qu’on refuse aux joies de la chair est autant de gagné pour les joies de l’esprit »3. Augustin a par ailleurs puisé dans Platon sa conception fondamentale des rapports entre les sexes. Les femmes doivent être soumises et subordonnées aux hommes comme le corps l’est à l’âme. Et ce corps mortel est la prison de l’âme immortelle.

La méfiance, la peur, voire le mépris qu’entretient Augustin à l’égard des femmes et de la sexualité lui sont donc venus à la fois de l’influence qu’ont exercé sur lui le platonisme et le stoïcisme, mais aussi du mythe biblique d’Eve présentée, à travers le récit biblique, qu’il prend au pied de la lettre, comme la déclencheuse de la vague de maux qui ont déferlé sur la création tout entière après sa faute présumée. La décadence des moeurs contre laquelle il a dû lutter en tant que pasteur, une fois devenu évêque, et le souvenir, en même temps délicieux et douloureux de sa propre expérience amoureuse et de ses aventures sexuelles, ont achevé de le convaincre que les plaisirs sont si dangereusement séduisants qu’il faut se garder, non seulement de ceux qui sont interdits, mais même de ceux qu’on voudrait croire innocents. C’est donc vers le souverain Bien, et vers lui uniquement, que doivent tendre tous les désirs.

Implacable pourfendeur du plaisir, et particulièrement du plaisir sexuel qu’il a tant aimé avant sa conversion, Augustin, après son baptême, la trentaine venue, devient un assoiffé du Bonheur et un zélateur passionné de sa recherche. Il ne croit pas possible de réconcilier l’un et l’autre. Et c’est là son erreur. La morale sexuelle de l’Église catholique nous en fait encore aujourd’hui payer les conséquences. Augustin semble considérer Dieu jaloux de nos plaisirs, lui qui en a pourtant mis partout.

Le terrible malentendu qui frappe l’exercice de la sexualité et les femmes a de plus été entretenu par un contexte historique particulier. C’est à des clercs célibataires qu’on a confié pendant des siècles toute la réflexion sur la théologie et sur l’éthique. Voilà des hommes qui avaient renoncé à l’exercice de la sexualité, et pour qui la femme représentait un risque majeur pour leur vertu. En l’absence d’un modèle vivant qui aurait pu nuancer leur perspective, la femme imaginée dans une cellule de moine se pare de tous les visages du mythe. Elle devient le danger contre lequel il faut à tout prix se prémunir, mais dont on subit néanmoins le pouvoir de fascination. D’où la tentation d’imposer aux laïcs eux-mêmes une éthique sexuelle plus conforme à l’idéal monastique qu’à la vie séculière de femmes et d’hommes cherchant Dieu à travers leur amour mutuel pleinement vécu.

Voilà donc trop brièvement esquissée, j’en conviens, l’origine du terrible malentendu qui règne entre le christianisme, dans sa branche catholique tout particulièrement, les femmes et la sexualité. Et il n’a que trop duré. Dieu, qui aurait pu faire les choses autrement, a choisi de nous créer femmes et hommes. Il nous a fait l’esprit, le coeur et le corps pétris de désirs. Il a prévu pour tous nos sens une avalanche de plaisirs ; la création en regorge. Il nous a inspiré en même temps une soif inextinguible d’absolu. C’est à travers toute la densité de notre expérience humaine, marquée par nos limites et nos faiblesses, mais aussi par nos grandeurs et nos forces qu’il nous appelle et nous attire.

Femmes de désir, nous avons été créées.

Et dans la quête d’absolu qui taraude tout notre être, la liberté est plus qu’un but, elle est un chemin dont les rudes exigences peuvent nous entraîner toujours plus haut, toujours plus loin.

MARIE GRATTON, MYRIAM

1 Jacques Pohier, Le chrétien, le plaisir et la sexualité, Paris, Cerf, Collection Foi vivante, 1974.

2 Christian Duquoc, « Lumière et vie », no 97, 1970, p. 97.

3 Saint Augustin, De ntilitate jejunii.