SEXUALISATION OUTRANCIÈRE DE L’ESPACE PUBLIC La publicité sexiste

SEXUALISATION OUTRANCIÈRE DE L’ESPACE PUBLIC La publicité sexiste

Francine Descarries*

Les spécialistes s’entendent pour dire que la publicité constitue un des agents de socialisation les plus puissants de l’ère moderne pour nous dire qui nous sommes, qui nous devrions être et où trouver le bonheur. Peu de regards lui échappent, elle s’immisce partout. Qu’on le veuille ou non, la publicité véhicule un message idéologique et nous propose – voire nous impose – une manière de nous penser et d’entrer en relation avec les autres.

Relayant les grands dieux du jour : jeunesse, beauté, plaisirs, consommation et performances sexuelles, la publicité, écrivait Ignacio Ramonet (2001), « cherche incessamment à émousser nos désirs et à forger nos attitudes, nos attentes et nos besoins ». Elle devient sexiste, ajouterai-je, lorsqu’elle traduit des préjugés à l’égard des femmes, les campe dans des rôles stéréotypés ou utilise abusivement et hors de propos, leur corps, la nudité et la sexualité (pensons aux publicités mises en ondes par certaines grandes brasseries) dans le seul but de mousser un message ou de vendre un quelconque produit.

Au Québec, pendant plusieurs années, nous avions mené, avec un relatif succès, une lutte contre la publicité sexiste. Mais, de toute évidence, nous avons baissé la garde avant d’avoir gagné la bataille puisque sexisme et stéréotypes sexuels s’étalent à nouveau  aujourd’hui sans retenue – et faut-il en convenir, plus crûment que jamais – à travers les centaines, les milliers diront certains experts, de messages publicitaires qui nous assaillent tous les jours dans la rue, à la télévision, dans les journaux et magazines, sur le Web, si ce n’est dans les toilettes de nos écoles et universités, ou encore, étalés plus grands que nature sur le flanc des autobus et le long des autoroutes.

Et qui voit-on ?

Un monde saturé de sexualité, un culte de la beauté féminine, une exposition abusive du corps des femmes, voire un flirt incessant avec des sous-entendus et des représentations à connotation sexiste et pornographique. Autrement dit, une image de femmes qui demeurent otages de leur apparence et se plient aux diktats les plus frivoles de standards irréalistes de beauté. Ou encore, des femmes qui s’offrent elles-mêmes en objets sexuels, toujours plus minces, plus sexy, plus jeunes et … plus « consentantes ». Il est, en effet, très difficile d’ignorer la manipulation volontaire, abusive et inopportune qui est faite de ces femmes au regard vague ou fuyant – les hommes étant le plus souvent représentés avec un regard franc, direct -, aux attributs hypertrophiés de sexualité (chevelure abondante, lèvres pulpeuses, poitrine opulente, talons hauts, etc.), aux jambes écartées, aux positions suggestives et inconfortables, ou au corps tronçonné ou dénudé pour servir de présentoir ou de faire-valoir à un produit. Tout comme il n’est plus possible d’ignorer ces messages qui nous présentent une image corporelle fictive de femmes chosifiées, carburant à la séduction, ou encore, se pâmant au sujet de la moindre poudre à récurer ou mayonnaise.

Qu’y apprend-on ?

Que le corps des femmes est un objet; que l’identité des femmes se résume au paraître et que leur pouvoir repose sur leur capacité à séduire. Autrement dit, au pouvoir que leur donne le regard, l’approbation de l’Autre, alors que leur adhésion, consciente ou non, aux stéréotypes sexuels amène nombre d’entre elles, de nombreuses études le confirment, à entretenir une perception dénaturée d’elles-mêmes, à développer une obsession irrationnelle de la jeunesse et de la minceur et à confondre le paraître avec l’être. Situation qui les désigne comme des proies faciles pour les marchands de minceur et pour la toute-puissante industrie de la beauté et de la chirurgie esthétique qui fait ses choux gras de leur refus irrationnel de vieillir. Au-delà des problèmes de santé physique et de troubles alimentaires, l’impact de cette sexualisation à outrance du corps féminin – et des rapports hommes/femmes que la publicité sexiste met en scène – peut, non seulement provoquer une insécurité identitaire et des comportements relationnels irrationnels, en passant par une conception irréaliste de « la joie de vivre », du sexe et de l’amour, mais encore cette sexualisation outrancière contribue à maintenir des femmes et des jeunes filles dans une situation de femmes-objets et donc à accroître leur « vulnérabilité » à la violence et à l’abus sexuel.

Bref, aujourd’hui comme hier, l’analyse de centaines de messages publicitaires nous force au même constat : manipulation, objectivisation et marchandisation du corps des femmes, surexploitation des stéréotypes de beauté féminine et insensibilité des publicitaires aux multiples réalités des femmes continuent de polluer l’espace public et constituent un envahissement tentaculaire qui prend sa source dans une vision stéréotypée et réductrice des femmes et des rapports de sexe. Dans un contexte social où le mythe de « l’égalité déjà là » constitue trop souvent une invitation à l’immobilisme ou au déni, il importe d’empêcher les publicitaires de poursuivre cette colonisation de nos cerveaux et de nous dicter ce qui est bien pour nous. Il nous faut, individuellement et collectivement, développer un esprit critique pour décoder les messages transmis, résister à leurs incitations et surtout saisir l’impact de ces messages sexistes sur nos propres représentations et comportements. Au-delà des indispensables actions concertées, la résistance au quotidien de chacune et de chacun d’entre nous est donc plus que jamais nécessaire. Nous avons le pouvoir de changer la situation tant par nos comportements d’achat qu’en faisant entendre nos protestations.

*Francine Descarries est professeure au Département de sociologie et à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) de Université du Québec à Montréal (UQAM).

Références

LA MEUTE (2002). Sexiste, la publicité? Petit Guide à l’usage des personnes qui en doutent encore. En ligne : http://antipub.org/documentation/docs/sexisme.pdf

POULIN, Richard et Amélie LAPRADE (2006). « Hypersexualisation, érotisation et pornographie chez les jeunes ». En ligne sur le site de Sisyphe : http://sisyphe.org/spip.php?article2268

RAMONET, Ignacio, (2001). “La fabrique du désir”, Dossier : « La pieuvre publicitaire », Le Monde Diplomatique, mai, 9 En ligne. http://netpop.cam.org/ nouvelles/ archives/arc340.html.