LE TEMPS MULTIPLE,
POUR UNE MULTIPLICITÉ DES REGARDS SUR LE TEMPS DES PROFESSIONNELLES
Christine Lemaire
En 2009, aux États-Unis, seuls 9% des couples affirmaient partager à parts égales la charge du ménage, de l’éducation des enfants et des dépenses du foyer 1. Au Canada, entre 1998 et 2010, le temps consacré aux tâches ménagères a augmenté de 13 minutes par jour chez les hommes et n’a pas bougé pour les femmes 2. On sait aussi que les femmes continuent de consacrer plus d’heures que les hommes aux soins et à l’éducation de leurs enfants 3. Par ailleurs, on remarque, depuis 2009, une stagnation de la présence des femmes dans les conseils d’administration qui représentent, rappelons-le, un lieu important de pouvoir dans nos sociétés capitalistes, mais aussi, un ajout à la semaine de travail 4.
Le temps des femmes bouge peu. Entre la carrière et la vie privée, la répartition des heures reste à peu près inchangée d’une année à l’autre, ce qui inquiète beaucoup de féministes parvenues à la tête des grandes entreprises ou ayant fait de la politique. Les jeunes femmes, malgré un taux de scolarité jamais égalé, ne semblent pas vouloir suivre leurs prédécesseures. Certaines démontrent même, au moment de donner naissance à leurs enfants, une attitude que l’on pourrait qualifier de conservatrice, puisque non seulement elles prennent le rôle de première répondante quant aux enfants et aux tâches domestiques, mais aménagent lucidement leur temps pour qu’il en soit ainsi. Dans le présent article, je m’emploierai à analyser le temps des professionnelles en partant d’une vision du temps multiple 5 qui, je pense, éclaire cette question de manière originale.
Le temps linéaire
Le temps linéaire est celui que nous vivons toutes et à l’aune duquel notre temps est compté. C’est le temps de la société, mais aussi, c’est le temps des hommes, inventé pour redresser le temps cyclique de la nature. C’est dans ce temps que l’on compte les heures et qu’on les classe par catégories. C’est le temps de la distinction entre la vie privée et la vie publique, le temps en fonction duquel les statistiques présentées plus haut ont été colligées. C’est en le mesurant que l’on évalue les performances des hommes et des femmes ainsi que leur productivité. Le temps linéaire est rationnel, scientifique, cartésien et, peut-être aussi, simpliste, du moins quand on n’a conscience que de lui. C’est donc par rapport à lui que les temps que je présenterai dans cet article se compareront. Nous verrons que la plupart d’entre eux conviennent mieux aux femmes.
Le temps panoramique, un temps qui élargit la perspective
Le temps panoramique est, quant à lui, beaucoup plus difficile à saisir et à comptabiliser, bien que Statistique Canada essaie d’en tenir compte en référant aux « activités simultanées ». De fait, c’est le temps que nous passons à penser à notre travail en faisant la vaisselle et à penser à ce que nous allons préparer pour souper en marchant vers une réunion au bureau. Il peut être très efficace puisque, grâce à lui, nous saurons ce qu’il faudra acheter à l’épicerie en rentrant. Il l’est moins lorsqu’il nous empêche de dormir! Hommes et femmes, nous le vivons. Mais des analystes comme Faith Popcorn assurent que les femmes y sont plus à l’aise que les hommes puisque, selon elle, elles réfléchissent « par facteurs interreliés », alors que les hommes pensent en séquences, comme ils zappent leurs canaux de télé6.
Une autre conséquence de cette réflexion en réseau est que les femmes ont l’habitude de commencer à agir une fois qu’elles ont pu considérer l’ensemble d’une question. Selon Monique Jérôme-Forget, alors que les hommes ont tendance à se lancer dans l’action sans attendre, les femmes préfèrent explorer les possibles avant de les mettre en pratique, probablement par peur de se tromper. Elle cite ce témoignage d’une policière britannique :
Les hommes qui ont identifié un problème s’y attaquent immédiatement et composent avec les effets pervers et les conséquences imprévues de leur décision initiale par la suite; alors que les femmes préfèrent examiner la question sous tous ses angles avant de décider. Au bout du compte, on arrive au même résultat dans le même intervalle. Cependant, la majorité des hommes en position subalterne ne sont pas à l’aise avec cette deuxième approche où, pendant un bon moment, un problème est signalé, mais rien ne semble se passer7.
Les femmes paraissent ainsi hésitantes, alors qu’elles ne font qu’entrer dans l’action en un autre point de la ligne du temps entre la manifestation d’un problème et sa résolution. Cette entrée plus tardive peut cependant avoir d’autres avantages : elle leur permet de préciser leur intervention, de se laisser interpeller par des avis différents et, le cas échéant, de bâtir des consensus, de telle sorte que le temps ‘perdu’ est vite récupéré par une action plus affermie.
Le temps à double fond
Il existe un temps qui ne se compte tout simplement pas. C’est un cadeau de la vie, une échappée vers l’éternité. Celles et ceux qui le vivent en sont émerveillé-e-s. La vie spirituelle, notamment, cherche à vivre le temps à double fond; elle cherche à l’ouvrir sur l’infini. Mais encore faut-il avoir la disponibilité d’esprit nécessaire pour le voir. À ce chapitre, la gestion du temps est un couteau à deux tranchants : autant elle nous aide à vivre efficacement le temps – dans une logique d’exploitation – autant elle peut nous rendre aveugles à la beauté, à la gratuité et au sens, qui se présentent souvent dans nos vies sans crier gare, autrement dit, sans que l’on puisse les ‘planifier’.
Nos mères nous ont appris à « ne pas compter le temps ». Faire un gâteau au lieu de l’acheter au comptoir du surgelé, apposer un morceau de tissu sur un pot de confiture maison, faire un ourlet à l’aiguille afin qu’on n’en voie pas la trace sont des activités où compter le temps ne peut que décourager : impossible d’y trouver une quelconque efficacité! Aujourd’hui, le ‘fait main’ passe au collimateur de la rentabilité, quand on peut acheter des objets à des prix dérisoires dans un monde globalisé.
Le temps mosaïque
Il est un temps qui s’oppose à notre société individualiste. C’est un temps que j’ai déjà décrit dans un autre article au sujet des luttes des femmes8. À mon avis, c’est dans ce temps-là que vit le maître de la parabole des ouvriers de la onzième heure. De fait, ce temps ne considère jamais les contributions individuelles : il se centre plutôt sur la force du tout, sans distinguer qui a investi quoi ni à quel moment. C’est donc le temps de l’action collective. Le temps mosaïque est puissant et il peut faire peur. Mais au service des nobles causes, il change le monde.
Pourtant, les femmes en sont quelquefois les victimes. Considérez plutôt ce couple où la femme décide de mettre sa carrière en veilleuse pour investir son temps dans un projet commun, celui de sa famille, alors que le conjoint fera difficilement un tel sacrifice. Prononcez maintenant leur divorce : vous verrez que c’est la femme qui aura le plus souffert d’une vision du temps où le projet collectif est plus important que les objectifs personnels.
Le temps en spirale
Les patrons des entreprises perçoivent les carrières de manière linéaire et, bien sûr, ascendante. Cette linéarité et cette ascension ne peuvent être interrompues. Or, les parcours des femmes ne cessent de s’interrompre. Si elles montent les échelons, c’est à la façon dont on marche en montagne : en faisant des détours quand les sentiers sont trop difficiles, en empruntant les routes en lacets afin de conserver leurs forces. Les femmes vivent le temps en spirale parce qu’il tient compte de leur réalité.
Dans les organisations, les dirigeants identifient les recrues prometteuses dans une période de leur vie bien spécifique : la trentaine. Afin de repérer les talents, on leur donne des défis : dossiers difficiles, petite équipe à diriger, voyages d’affaires, projets nouveaux. En plus de solliciter les intelligences, tout cela demande des heures, du temps. Or, la trentaine, c’est aussi le temps de la vie où les femmes élèvent leurs enfants d’âge préscolaire. En 2010, selon Statistique Canada, le temps consacré aux enfants de 0 à 4 ans par les parents qui travaillent à temps plein était de 5 h 13 par jour pour les femmes et 2 h 59 pour les hommes. Notons que lorsqu’on élargit cette catégorie aux enfants de 12 ans et moins, le nombre d’heures diminue à 3 h 28 pour les femmes et à 2 h 14 pour les hommes9. Nous pouvons donc en conclure que cette portion de l’horaire des parents tend à s’équilibrer un peu mieux plus les enfants vieillissent. Ainsi, cette fameuse période de la trentaine est, dans le cas des parents, plus exigeante pour les femmes que pour les hommes. Si certaines d’entre elles relèvent tout de même le défi de l’avancement professionnel, d’autres décident plutôt d’adapter leur emploi à leur réalité familiale.
Toutes doivent cependant s’arrêter un jour ou l’autre, ne serait-ce que pour prendre le temps d’accoucher. Mais certaines d’entre elles font bien plus que cela : selon l’expression de Sheryl Sandberg, directrice des opérations de Facebook et auteure du livre En avant toutes!, elles « quittent la table » avant de la quitter10. En d’autres mots, elles refusent les promotions et les nouveaux défis, même quand elles n’ont pas encore d’enfants : le seul désir d’en avoir leur fait aménager leur temps en fonction de cette éventualité. Cette attitude, en plus d’hypothéquer grandement leur carrière, a un effet pervers : un emploi qui n’offre aucun nouveau défi perd son intérêt et, lorsque vient le temps de le comparer avec les défis que pose l’éducation d’un enfant, le choix devient facile à faire. Ce qui fait dire à Sandberg : « L’ironie – et à mon sens, la tragédie –, c’est que les femmes finissent par abandonner le monde du travail à cause des décisions qu’elles ont justement prises pour y rester11. » Mais là ne s’arrêtent pas les difficultés de la route. Les enfants ne sont pas la seule cause de la mise sous le boisseau de la vie professionnelle. Car une fois les enfants devenus grands, c’est au tour des parents vieillissants ou malades d’accaparer le temps des femmes.
Quoi qu’il en soit, le retour au travail est très souvent synonyme de retour à la case départ, comme si leur absence leur avait fait perdre leur expérience et leur compétence. Il s’agirait pourtant de vivre le temps autrement, de sortir de la linéarité pour comprendre qu’un chemin est aussi beau et ‘payant’ quand il tient compte de la vie. Monique Jérôme-Forget se désole :
Puisque ces femmes talentueuses et dévouées peuvent encore travailler pendant trois décennies après ce retrait, comment peuvent-elles se trouver à ce point pénalisées? Je vous le demande : pourquoi est-ce si facile d’abandonner l’autoroute de la carrière, mais si pénible et frustrant d’y revenir12?
Une chose est certaine : la linéarité de la carrière est désormais une vue de l’esprit et le résultat d’une culture d’entreprise désuète et rétrograde, dont les hommes, de plus en plus interpelés par la paternité, souffrent autant que les femmes, sans se résoudre cependant à emprunter cette voie de desserte si familière à celles-ci. Et pour cause : une étude américaine a révélé qu’une interruption d’une année a pour conséquence une diminution de 11 % du salaire à moyen et long terme (par rapport à un parcours sans interruption), et qu’une interruption de plus de trois ans le diminuait de 37 %. Ce qui est « sans commune mesure avec la durée relativement courte de leur absence 13».
Le temps maillon
Les femmes qui sont arrivées au sommet d’une carrière politique ou professionnelle au prix de grands sacrifices, regardent derrière elles et s’aperçoivent que les jeunes ne les suivent pas. Elles ont ouvert la voie, mais cette voie s’avère trop aride pour être attirante. C’est du moins ce qu’en a écrit Anne-Marie Slaughter en 2012, dans un article controversé paru dans The Atlantic14. Partant de son expérience personnelle, celle-ci s’est en effet demandé si les femmes « pouvaient tout avoir ». Sa réponse : oui, mais pas tout en même temps et surtout pas dans notre société néolibérale. Aucun milieu de travail ne valorisant la famille, les femmes sont encore et toujours acculées à un choix.
Mais peut-être les jeunes femmes d’aujourd’hui sont-elles devenues trop lucides ou résignées? Aux États-Unis, une étude menée en 2006 auprès des étudiantes universitaires a démontré que seules 5% d’entre elles pensaient que leur compagnon réviserait ses projets professionnels pour ménager une place à leur enfant15. Lorsque j’ai présenté cette statistique à des étudiantes au doctorat, celles-ci, après s’en être étonnées, m’ont rétorqué que la pression de l’entourage est énorme sur les jeunes femmes, confirmant ainsi l’analyse de Slaughter.
Le temps est un écosystème
Nous cherchons à exploiter le temps comme s’il était une ressource disponible à l’infini. Peut-être que si nous faisions l’effort de le considérer comme un écosystème, nous arriverions aux mêmes conclusions que les écologistes : le temps, comme la nature, répond aux agressions que nous lui faisons subir, parfois directement, parfois de manière totalement inattendue. Le temps est comme un jardin, se transformant au jour le jour sous les bons soins de la jardinière, obéissant à ses visées et à son idéal. Mais il est aussi soumis à d’autres pressions, notamment à celui du climat.
Nous vivons dans une société extrêmement exigeante, puisque tendue vers la performance et la productivité. La pression sur le temps des femmes s’en trouve accrue jusqu’à provoquer l’épuisement. Cette pression se manifeste à plusieurs niveaux. D’abord, la prédominance absolue de l’économie dans notre société capitaliste provoque des attentes : selon une étude dont les résultats sont parus dans La Presse en mai 2014, 63 % des interviewé-e-s avaient le sentiment que leur employeur escomptait qu’ils et elles mettent leur emploi en priorité dans leur vie16. À cause de cette perception, les femmes se retrouvent devant un choix plus difficile à faire que pour les hommes qui, eux, ont traditionnellement tenu le rôle de pourvoyeur. Sheryl Sandberg condamne pour sa part cette obligation d’avoir à établir une priorité à l’emploi pour les femmes : « Estimer que la difficulté consiste à parvenir à un équilibre entre le travail et le reste de la vie – comme s’il s’agissait de réalités diamétralement opposées – condamne l’emploi à passer au second plan. Qui opterait pour le travail au détriment de la vie? »17
Ajoutons à cette pression le fait que la semaine de travail, malgré toutes les avancées technologiques que nous connaissons, n’a pas tendance à décroître. Si les heures de travail rémunéré ont légèrement diminué depuis 1998, elles sont largement compensées par les heures consacrées aux « activités connexes », c’est-à-dire au transport18. Les heures de travail ne font que devenir plus floues puisqu’il est maintenant possible de se plonger dans un dossier et de répondre à ses courriels de la journée après le bain des enfants.
Sous ce climat temporel, les enfants deviennent un handicap pour les femmes lors des entrevues d’embauche. Si, aux yeux des employeurs, ils sont perçus comme un facteur de stabilité pour les hommes, ils seront vus comme un obstacle à la carrière des femmes, même – et peut-être surtout – quand celles-ci n’ont pas encore d’enfant, et qu’elles sont en âge d’en avoir. On pense alors qu’elles ne seront pas totalement dédiées à l’organisation19, sans compter les conséquences pour l’entreprise des éventuels congés de maternité.
Mais le milieu de travail n’est pas le seul à faire pression sur le temps des femmes. Bien sûr, elles doivent rester minces, pimpantes, en forme, positives et bonnes amantes. Elles doivent être aussi de bonnes mères. Pour les parents, la pression de la performance est énorme. Toutes les informations dont nous disposons au sujet de l’éducation, de la santé et du développement des enfants les obligent à être présents sur tous les fronts. Nous le savons désormais : chaque geste peut avoir des conséquences fâcheuses! Ce qui faisait dire à une jeune femme, lors d’une ligne ouverte, que son rôle de mère était beaucoup plus stressant que son emploi rémunéré20! Ainsi, éduquer un enfant demande beaucoup plus de temps qu’avant. Sheryl Sandberg souligne le fait suivant :
En 1975, les mères au foyer réservaient aux enfants (s’occuper d’eux au quotidien et veiller à leur bien-être en leur faisant la lecture ou en jouant avec eux) onze heures en moyenne par semaine, contre six pour les mères qui travaillaient à l’extérieur. Aujourd’hui, les mères au foyer consacrent en moyenne dix-sept heures par semaine à leurs enfants, contre onze pour celles qui travaillent. Cela signifie qu’une salariée passe aujourd’hui autant de temps à s’occuper de ses enfants qu’une mère sans emploi en 1975.21
Dans son livre sur la maternité, Fanny Britt demandait à cinq mères ce dont elles avaient le plus besoin. Celles-ci se sont exclamées en cœur : « Des pères22! » De son côté, Sheryl Sandberg va au cœur du problème : elle demande aux femmes de cesser d’être attirées par les ‘belles brutes’. Les belles brutes ne font pas la vaisselle; il faut chercher de véritables partenaires, c’est le gage d’une vie amoureuse réussie.
Au chapitre du temps écosystème, laissons conclure Monique Jérôme-Forget :
Vie privée et vie professionnelle sont interdépendantes, et les objectifs d’affaires d’une organisation ne peuvent être atteints en faisant appel aux talents de gens dont la vie privée est source d’angoisse, d’insatisfaction et de stress. Bientôt, aucune grande organisation ne pourra compter exclusivement sur les workaholics masculins pour assurer sa croissance et la qualité de son équipe de gestionnaires. Ceux du baby-boom étaient non seulement éduqués ainsi, mais pouvaient très souvent compter sur leur conjointe pour s’acquitter de presque toutes les obligations familiales. Ce n’est pas le cas de la main-d’œuvre future qui, en plus d’être moins nombreuse, misera davantage sur la qualité de vie.23
Pistes de réflexion
En quittant son emploi aux Affaires étrangères du gouvernement de Barack Obama afin de pouvoir mieux s’occuper de ses adolescents, Anne-Marie Slaughter n’est pas rentrée ‘à la maison’. Elle a réintégré son poste de professeure à l’université, une carrière qui la tient passablement occupée. Quelle différence, alors, avec son emploi de fonctionnaire de l’État? L’autonomie. Comme professeure, elle peut gérer son temps de façon beaucoup plus souple, puisqu’ayant moins de comptes à rendre en terme d’assiduité. De son côté, Arianna Huffington cite une chercheuse qui affirme : « Si vous désirez réintégrer les mères performantes sur le marché du travail, ne nous donnez pas un bureau et l’obligation d’y être présentes, mais donnez-nous quelque chose à faire et dites-nous pour quand vous le voulez. »24 C’est ce qu’ont compris deux femmes qui ont entrepris une croisade pour transformer les milieux de travail en Result only working environment. Elles prônent une révolution : se centrer sur les résultats attendus plutôt que sur l’assiduité au bureau25. L’autonomie des personnes est au cœur de leur démarche et en phase avec les nouvelles technologies. Cette plus grande autonomie, les femmes la revendiquent depuis longtemps quand il s’agit de leur temps. Selon Monique Jérôme-Forget, les horaires flexibles sont au sommet des mesures souhaitées par elles26. Pourtant, dans les milieux d’affaires, la résistance reste vive. Il est vrai qu’un élément capital du concept de gestion repose sur le contrôle et que celui-ci est difficile à exercer lorsqu’on ne voit pas les personnes que l’on veut contrôler.
Un danger, quand on s’en tient aux mesures traditionnelles de conciliation travail-famille (ex. garderies en milieu de travail, salles de conditionnement physique, cours de méditation à l’heure du lunch), c’est de ‘paternaliser’ les relations avec les employé-e-s. Il est fort à parier que le temps ’sauvé’ par celles et ceux qui profitent de ces mesures sera réinvesti dans le travail, et non pas dans la vie privée.
Enfin, le fait de revendiquer pour les femmes des mesures très ciblées sur la maternité a de grandes chances de les enfermer dans un ghetto, alors que, pourtant, les causes d’un temps d’arrêt de la carrière sont beaucoup plus variées. Cette mommy track, pour reprendre l’expression de Monique Jérôme-Forget, ne semble pas concerner les hommes qui perdurent dans leur croyance que leur présence ininterrompue au travail est un gage de succès. Sheryl Sandberg et Monique Jérôme-Forget s’entendent sur ce fait : les mesures visant un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle devraient s’adresser à tous et toutes, sans distinction d’âge ou de sexe, et sans focaliser à outrance sur la maternité. Bien plus, tant que les dirigeant-e-s jugeront que ces mesures ‘ne sont pas pour eux’ et n’en bénéficieront pas, ces aménagements seront jugés exceptionnels, voire dangereux. Le meilleur signal qu’une direction d’entreprise peut émettre pour indiquer à ses employé-e-s qu’ils et elles ne seront pas pénalisé-e-s en se prévalant de ces mesures de temps flexible ou d’interruptions pour un temps donné, est d’en bénéficier elle-même.
Conclusion
L’enjeu du temps des femmes devrait, à mon sens, se libérer de la dichotomie entre vie privée et vie professionnelle. Une conception du temps comme un écosystème où tous les domaines de la vie humaine ont une valeur et contribuent à son épanouissement nous permet de sortir d’une logique capitaliste où le travail rémunéré est la seule activité qui compte vraiment et à laquelle tout le reste de la vie doit se soumettre, et d’une logique d’exploitation du temps qui en mène plus d’une (et plus d’un) à la perte de sens et à l’épuisement.
Prendre le problème par la lorgnette d’un temps plus ‘global’ a d’autres avantages. En cessant de réfléchir en termes de maternité OU de vie professionnelle, nous élargissons les champs d’action des femmes, réintégrant les activités citoyennes, la vie culturelle et la vie spirituelle. Toute la vie est mise en valeur : toutes les vies de femmes sont concernées par la question du temps et, ce faisant, les vies d’hommes aussi. De fait, ce n’est que dans la mesure où les hommes seront aussi attirés par les aménagements du temps de travail et qu’ils y auront recours autant qu’elles, que les femmes cesseront d’être ghettoïsées pour cause de maternité. Femmes et hommes s’allient alors pour obtenir des outils qui les amèneront à vivre une vie plus complète, signifiante, satisfaisante et, espérons-le, plus heureuse.