LA LAÏCITÉ ET LES DROITS DES FEMMES

LA LAÏCITÉ ET LES DROITS DES FEMMES1

Micheline Dumont

Le Conseil du statut de la femme (CSF) a publié en 2011 un document : Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. On y affirme clairement que le concept de laïcité ouverte porte atteinte à l’égalité des femmes. Une série de neuf recommandations accompagne le document. Trois de ces recommandations portent spécifiquement sur « le devoir de réserve aux manifestations religieuses nettement visibles ». On ne dit pas plus clairement que ce document vise en priorité l’interdiction du port du voile sur les lieux de travail, même si l’on a élargi le propos à divers aspects de la séparation entre l’Église et l’État. Et l’on proclame que le long chemin vers la laïcité (un historique est proposé) est une garantie d’améliorer l’égalité entre les hommes et les femmes. Un éditorial du Devoir a souligné la pertinence du document1. Une sorte d’approbation collective muette a semblé accompagner cette publication.

Pourtant, ce document est loin de susciter l’approbation dans tous les milieux. Le Groupe C.O.R. (Communication, Ouverture, Rapprochement interculturel)  a diffusé un communiqué critique qui n’a paru nulle part. Il a organisé un Colloque qui n’a guère été annoncé. On sait que la Fédération des femmes du Québec s’est prononcée ouvertement pour la « Laïcité ouverte », se trouvant ainsi en désaccord avec l’avis du Conseil du statut de la femme. Il serait trop long de passer au crible la totalité du document du CSF, mais on peut proposer quelques remarques de caractère historique.

Les femmes du Bas-Canada ont eu le droit de vote lors de l’établissement de l’acte constitutionnel en 1791.  Nathalie Picard, une jeune historienne a bien montré en 1992, dans son mémoire de maîtrise, que si elles ne forment qu’une minorité de l’ensemble des électeurs (2 %), elles sont malgré tout plusieurs centaines à voter.  Analysant 57 pool books du début du XIXe siècle, l’historienne en a retrouvé 857, dont plusieurs ont voté à plusieurs élections, notamment dans la région de Montréal.  Leur nombre total a donc dû être plus grand puisque de nombreux pool books ont été perdus.  Or, les femmes ont été privées de leur droit de vote en 1834, par nuls autres que ces champions de la laïcité qu’étaient les Patriotes. Nathalie Picard démontre d’ailleurs, en analysant les débats de 1834, que les motifs des législateurs étaient liés aux conceptions que les hommes avaient de plus en plus du rôle des femmes dans la société. Ils considèrent que la politique n’est pas un lieu convenable pour les femmes. Par la suite, l’opposition au droit de vote est venue de tous les milieux : les députés, les juristes, les journalistes, le clergé. Aussi tard qu’en 1964, Keith Spicer expliquait encore très sérieusement, à la télévision,  qu’une femme politique était comme un chien qui joue du piano.

Un exemple pris ailleurs peut compléter cet exemple. On sait que la France a été une terre d’élection de laïcité : la séparation de l’Église et de l’État a été un point central de la politique française au tournant du XXe siècle. Le gouvernement de la Troisième République en a assuré l’implantation notamment par l’action du Parti Radical qui a dominé la politique française durant de longues décennies. Or, l’historienne Christine Bard, dans son ouvrage Les filles de Marianne (Fayard, 1995), démontre que ce sont les membres du Parti Radical qui se sont opposés systématiquement au vote des femmes en France, notamment par leur rôle au Sénat, lequel a bloqué toutes les lois favorables au suffrage féminin venues de l’Assemblée nationale, en 1919, en 1924, en 1929. Le Parti Radical appréhendait le vote présumé conservateur et influencé par la religion qu’auraient exercé les femmes et aurait remis en question la « Séparation ». « Le jour du vote, le prêtre fera à l’église un prêche de circonstances et, si les femmes votent en sortant de la messe, je crains bien qu’elles ne votent pas en toute conscience et en toute liberté d’esprit ». En 1936, c’est la gauche française qui s’est opposée au droit de vote aux femmes. C’est ce qui explique que les Françaises n’aient obtenu le droit de vote qu’en 1944,  par la volonté de Charles de Gaulle. On a émis l’hypothèse que ce geste politique spectaculaire lui a été inspiré par son désir de diminuer les appuis éventuels au parti communiste, qu’il était obligé d’associer au gouvernement. Sur le plan des droits politiques des femmes, il est impossible d’affirmer que la laïcité y soit nécessairement favorable.

Le document du CSF indique, dans son historique, que l’adoption de la Loi 16, en 1964 sur la modification du statut juridique de la femme mariée, est une étape importante dans le chemin vers l’égalité. Mais retournons aux textes. Dans son discours pour présenter la Loi 16,  Marie-Claire Kirkland explique qu’elle souhaite rétablir la « famille chrétienne » pour faire suivre la « famille patriarcale » qui sous-tend le Code civil de 1866. Le statut juridique des femmes en général, mais surtout des femmes mariées était singulièrement problématique.  Les juges et les avocats qui l’ont rédigé étaient des laïcs, qui se sont inspirés du Code Napoléon et de la Common Law. Nul curé n’intervient dans leurs délibérations. Les féministes ont commencé à critiquer le Code civil dès la fin du XIXsiècle. Marie Gérin-Lajoie a publié un Traité de Droit usuel en1903, pour expliquer aux jeunes filles l’abdication de leur liberté que signifiait le mariage. Elle parle de joug.  Le premier ministre libéral Alexandre Taschereau a institué la Commission Dorion, en 1929, pour examiner la situation. Comme l’a bien montré Jennifer Stoddart, « la Commission se situait à la convergence historique de deux courants opposés, celui du pouvoir clérical et celui d’une société en voie de modernisation. […] La Commission avait en fait pour objectif de se pencher sur les valeurs culturelles de la société québécoise des années 1920 qu’on retrouvait enchâssées dans le Code civil ». Or, ils n’ont pratiquement rien changé. « Cette situation a été un choix constant et conscient de la part des législateurs québécois ». Cette législation était d’ailleurs un signe de la différence québécoise, de sorte que les femmes ont été soumises à la nécessité nationale de leur subordination jusqu’en 1964.

L’arrivée au pouvoir du Parti Québécois en 1976 a modifié l’échiquier politique.  Les militantes souverainistes, très nombreuses, ont tenu à ce que les dossiers qui concernent les droits des femmes figurent au programme du Parti québécois. En 1977, après un débat serré, elles réussissent à obtenir que la décriminalisation de l’avortement fasse partie du programme officiel du parti. Or,  René Lévesque, qui avait, on s’en rappelle,  remplacé la prière rituelle au début des sessions par une minute de silence, ne l’accepte pas. Dans son discours de clôture du congrès, il oppose son droit de veto sur cette résolution et déclare que son gouvernement n’est pas lié par le vote.

Bref, les rapports ne sont pas aussi nets qu’on voudrait le croire, entre les droits des femmes et la laïcité. La question n’est pas aussi simpliste. Au-delà du conflit entre la religion et la laïcité se profile la domination des institutions patriarcales. Si elles ont pu être légèrement modifiées depuis un siècle, on le doit aux efforts des mouvements féministes et nullement à quelque vertu secrète de la laïcité.

Lorsque la question du voile s’est posée pour la première fois dans notre société, le Conseil du statut de la femme, au début des années 1980, avait émis un avis favorable au port du voile, afin de permettre aux jeunes femmes issues de communautés musulmanes de fréquenter l’école. Pourquoi le CSF a-t-il fait marche arrière?

Je ne suis pas contre la laïcité. Elle peut certes constituer une donnée importante dans la vie démocratique. Mais on ne me fera pas avaler qu’elle est une garantie pour les droits des femmes.

Note: Version remaniée par l’auteure d’un texte ayant paru en mars 2011, sur le site Internet de la Fédération des femmes du Québec et sur www.jesuisfeministe.com

1 Chouinard, Marie-Andrée. « Laïcité – les défricheuses », Le Devoir, 30 mars 2011.