Christa dans l’enfantement et le martyre
Ma fascination pour Félicité et Perpétue remonte à l’enfance. J’avais moins de cinq ans quand tante Cordélie et Corinne ma grand-mère me mirent entre les mains une Vie des saintes illustrée où les saintes et saints martyrs récoltaient, si j’ose dire, la part du lion. C’est là que je fis leur connaissance. Puis, au canon de chaque messe à laquelle j’assistai, j’entendis invoquer leurs deux noms jusqu’au Concile Vatican II.
La naissance, le statut social, l’éducation, la fortune, tout sépare ces deux femmes. Leur foi les rapproche. Leur martyre scelle à jamais leur union dans la mémoire chrétienne. L’une, Félicité, est une jeune esclave; Vibia Perpétua, 22 ans et de noble famille, est sa maîtresse. Au moment où elles sont arrêtées avec Revocatus, le compagnon de la servante, Saturninus et Secundulus, elles ne sont encore que catéchumènes. Perpétue vient tout juste de mettre au monde un petit garçon, et Félicité est sur le point d’accoucher. L’enfant naît en prison, et toutes les deux sont envoyées dans l’arène pour y être déchirées par les lions alors qu’elles allaitent leurs nourrissons.
Le courage physique et moral dont doivent faire preuve ces jeunes mères frappe l’imagination de leurs contemporains et plusieurs Pères de l’Église sont profondément bouleversés au souvenir de leur martyre. Augustin célèbre leur mémoire et à Tertullien on attribue les Actes qui leur sont consacrés. On sait peu de chose sur Félicité, hormis le nom de son conjoint arrêté avec elle. Mais la noble Perpétua a laissé plus de traces dans l’histoire. Ses parents vivent encore au moment de sa mort et il semble bien qu’ils soient païens. Son père fait tout ce qui est en son pouvoir pour convaincre sa fille de renier sa foi et éviter ainsi le martyre. Il lui fait valoir que son fils a besoin d’une mère et que sa place est au foyer. Elle suscite la fureur de cet homme en lui affirmant, alors qu’il la visite dans sa prison de Thuburbo, que bien qu’elle ait toujours été fière de porter son nom, elle n’en veut désormais plus d’autre que celui de chrétienne. Après l’avoir malmenée, il la quitte en rage. Et dans les jours qui suivent, le diacre Saturus qui les avait catéchisées et qui partage leur captivité,baptise Perpétue et Félicité. Elles sont ensuite amenées à la prison de Carthage où les conditions de détention épouvantent Perpétue. La chaleur, la promiscuité, les exactions des soldats lui paraissent intolérables. Ses poêliers veulent de l’argent, elle leur en donne pour obtenir le privilège d’allaiter son petit jusqu’au jour de son exécution. On sait qu’elle était mariée, mais dans la chronique que la Tradition lui attribue, son époux apparaît comme le grand absent. Rejetée par son père et peut être par le père de son enfant, c’est auprès de sa servante qu’elle trouve appui et réconfort et à sa mère, qu’elle exprime son inquiétude quant à l’avenir de son petit. C’est à l’un de ses frères toutefois qu’elle le confie.
Le 7 mars de l’an 203 durant les fêtes données pour célébrer l’anniversaire de César Géta, le fils de l’empereur Septime Sévère, nos héroïnes sont, avec d’autres chrétiens, livrées aux bêtes. La veille de sa mort, Perpétue fait un rêve étrange. Elle voit le diacre Pomponius l’appeler à entrer dans l’arène. Après lui avoir promis son aide, il la quitte. Plutôt que d’être confrontée aux fauves, c’est un horrible Égyptien qu’elle a à combattre. Mais avant de l’affronter, Perpétue voit apparaître de beaux jeunes gens, ses partisans; ils la dévêtent pour l’oindre d’huile et la préparer à la lutte, mais déjà elle est devenue un homme. Un géant survient alors qui énonce les règles du combat : si l’Égyptien est vainqueur, il frappera la femme de son glaive; si la femme est victorieuse, elle recevra la palme. La lutte s’engage et après un échange de coups, la femme écrase la tête de son adversaire. Sa victoire est reconnue, elle sort vivante de l’arène. Ce songe lui apporte, avec la paix, la conviction qu’elle saurait, si besoin était, vaincre le diable, un ennemi bien plus redoutable que les bêtes. Perpétue, c’est un inconscient tout plein de songes chargés de symboles, mais c’est aussi une conscience de soi forgée dans l’adversité et une force inébranlable au moment de l’ultime épreuve : elle n’a plus peur, elle est assurée de son courage, de son triomphe. Elle jouissait jusque-là de la liberté bien encadrée des matrones, la voilà au seuil de la mort véritablement affranchie.
Émouvantes Félicité et Perpétue, liées à tout jamais dans la mémoire chrétienne, tout vous séparait, votre foi et votre espérance vous ont unies. Apprenez-nous la solidarité, accordez-nous la force de donner et d’entretenir la vie avec tendresse et d’affronter le mystère de la mort avec courage et dignité.
1 Sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot, Histoire des femmes en Occident, L’Antiquité, Roma-Bari, Gius Laterza & Figli Spa, 1990. Paris, Pion, 1991 pour l’édition française.