L’EKKLÈSIA DES FEMMES SELON ELISABETH SCHÛSSLER FIORENZA
Depuis son premier livre Eh mémoire d’elle (1983), où elle a introduit cette notion d’«ekklèsia des femmes», E. Schûssler F. n’a cessé dans ses livres subséquents d’approfondir1 cette réalité.
1. Le mot grec «ekklèsia» réfère à une notion civico-politique; il n’a pas de sens religieux à l’origine. Il s’agit, dans la Grèce antique, de l’assemblée des citoyens libres, d’un espace public de prise-de-parole et de décision, en vue du bien-être de la Cité.
L’utilisation biblique néo-testamentaire renvoie, selon E. Schûssler F. à «la communauté des disciples égaux». Pour elle, il faut distinguer entre le mouvement Jésus qui se situe à l’intérieur du judaïsme et le mouvement chrétien missionnaire qui est né dans le monde helléniste. Dans le mouvement Jésus, le repas, la table autour de laquelle prennent place différentes catégories de gens, même des exclues et des marginaux, reste central. Il est raisonnable de penser que dans les premières communautés chrétiennes, la célébration de l’Eucharistie a pris forme selon l’expérience vécue avec Jésus. Mais il faut constater un mouvement de patriarcalisation dans la mise en place de l’Église domestique: la «maison de Dieu» se modèle peu à peu sur les structures patriarcales avec les différences de fonctions entre hommes et femmes.
2. «L’ekklèsia des femmes» correspond à la réalité de l’expérience religieuse des femmes en tant que Peuple de Dieu: c’est une vision féministe de la communauté des disciples qui sont égaux-égales par le Baptême. Cette communauté est solidaire des opprimés, des petits, des marginaux qui sont une majorité de femmes et d’enfants; la communauté des disciples est constituée par le fait de partager, de manger ensemble, de vivre ensemble. Il s’agit d’une «Église nouvelle» continuellement recréée dans l’Esprit-Sophia, le Dieu de Jésus.
C’est une réalité dynamique: on entre dans un mouvement, comme le signifie bien l’image de l’Exode. Elle annonce le Royaume de Dieu parmi nous… C’est donc une réalité à la fois présente mais aussi future: elle a un caractère utopique. Pour E. Schûssler F. cette spiritualité évangélique convient à la spiritualité féministe: elle s’enracine dans l’expérience actuelle du mouvement féministe. À cette réalité de «l’ekklèsia» correspond une praxis de libération: il ne s’agit pas d’un royaume purement intérieur ou religieux, mais d’un engagement pour l’intégrité et le bien-être des humains/des femmes.
3. Une telle vision de la communauté des disciples suppose une relecture biblique. On sait que les Écritures peuvent être utilisées de manière libératrice ou non: pour empêcher ou ralentir l’émancipation des femmes (ex. la question de l’ordination des femmes ou de leur prise-de-parole publique), mais aussi pour dénoncer l’esclavage, la pauvreté, le sexisme.
Les théologies de la libération ont déjà mis en évidence cette problématique: on la trouve dans les débats féministes. Une interprétation libératrice pour les femmes des textes bibliques s’appuie sur des critères internes à la Bible elle-même, comme par exemple, Schûssler F. cite Marc 2,27: le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le Sabbat. Ensuite, elle se fait à partir 1e du mouvement social de changement, le «mouvement des femmes» actuel et 2e de l’héritage des femmes qu’il faut redécouvrir, dévoiler à travers des textes, situations et contextes patriarcaux. Cette opération de lecture permet de transformer le souvenir des femmes (ex.: En mémoire d’elle…).
L’exégète utilise pour cela des méthodes diverses de lecture… E. Schûssler F. s’oppose au fait de considérer la Bible comme un archétype mythique qui amène à rendre universel ce qui est limité; elle prend plutôt la Bible comme un prototype historique: l’approche historico-critique lui apparaît nécessaire même si elle doit être utilisée de manière diatogale et pluraliste.
Enfin, cette relecture libératrice des textes bibliques (en quoi consiste le travail propre de E. Schûssler F.) s’appuie essentiellement sur une analyse du patriarcat, analyse qu’elle a «peaufinée» ces dernières années, pour montrer que «le patriarcat est une pyramide d’oppressions qui se multiplient et qui sont interreliées dans des structures hiérarchiques» (B.S.S. p. 114ss). Elle le fait en se référant à la démocratie grecque patriarcale: elle montre que celle-ci était composée d’hommes libres et propriétaires, laissant à la marge, ou dans des structures de domination, tous les autres, femmes de l’élite, serviteurs (hommes, femmes, enfants), esclaves, étrangers, etc… Aujourd’hui, on trouve ce modèle de domination dans le capitalisme patriarcal (formé de frères propriétaires) qui possède un pouvoir «kyriarcal» (de seigneurie).
«L’ekklèsia des femmes» est alors la construction d’une «contre-sphère» ou d’ un «contre-espace», un domaine public/politique qui se situe en opposition à cette réalité patriarcale. La logique de «l’ekklèsia» s’appuie sur le paradigme démocratique en s’appliquant aux femmes comme à tous les autres opprimés, de classe sociale, de race, etc.
LOUISE MELANÇON, MYRIAM
1 Bread not stone (1984), But She said (1992) et le dernier Jesus, Myriam’s child, Sophia’s Prophet (1994).