Le souffle des femmes
Luce Irigaray.
Paris, ACGF, 1996.
Sous une pochette aux couleurs d’ocré et de soufre, un ouvrage présenté par Luce Irigaray et intitulé Le souffle des femmes propose « des credos au féminin ». Il s’agit d’un recueil de dix articles écrits par des femmes : théologiennes de diverses confessions religieuses, philosophes, pédagogues ou thérapeutes. L’ouvrage inclut aussi le texte d’un échange qui eut lieu entre huit femmes participantes au Séminaire de l’Université d’Utrecht. Ce dernier article s’intitule : Le divin en nous. À travers leurs propos, ces femmes se livrent à un exercice de réflexion où elles disent leur pensée sur le divin, le sacré et le religieux, le divin apparaissant dans les mots d’Irigaray comme étant « le processus qui permet de passer, dès l’ici-maintenant, à la perfection, de spiritualiser son corps et la nature (inséparables dans leur relation) », de spiritualiser également les autres êtres humains et « d’établir une continuité entre la nature humaine et la nature divine. » (p.223)
Luce Irigaray est bien connue pour ses travaux de philosophie et de linguistique inspirés de la psychanalyse et du féminisme. C’est elle qui signe l’introduction du livre paru sous l’égide de l’Action catholique générale féminine (l’ACGF). En une dizaine de pages, elle résume les contributions de ses collaboratrices et elle « problématise » des données autrement restées éparses. Elle fait observer par exemple qu’entre les femmes de l’Ancien Testament et celles du Moyen âge un changement historique majeur est intervenu au creux duquel l’institutionnalisation de la religion chrétienne est venue occulter le charisme féminin et assujettir le mérite des femmes à des normes étouffantes. Au XIIIe siècle, Claire d’Assise fonde un Ordre religieux dont les règles sont étudiées et ratifiées par Rome, mais son parcours se réalise dans la souffrance et dans le secret. Nous manquons encore de mots — et surtout de grands traités — qui nous diraient la grandeur et l’efficacité de cette contribution à l’histoire de la spiritualité occidentale. Quant à Guglielma, décédée à Milan en 1281, elle fut déclarée hérétique. Guglielma ne sera d’ailleurs pas la seule à connaître ce sort machiné par les autorités d’une religion misogyne. Il faut dire que cette femme, originaire de Bohème et fille de roi, avait affirmé qu’elle était une incarnation féminine de l’Esprit comme, des siècles auparavant, Jésus en avait été l’incarnation au masculin. Guglielma faisait de son être féminin un signe de salut pour le monde. Proclamer une pareille vérité, c’était toucher au coeur même de l’édifice patriarcal qui veut que la femme reste nature. Comment une femme, si elle n’a pas elle-même rapport à l’esprit, peut-elle accomplir son devenir spirituel et celui du monde où elle vit, se demande Luisa Murano. Et Irigaray d’ajouter : Guglielma est allée trop loin dans l’exploration de son intériorité. Ayant refusé en outre de se soumettre, « elle tomba sous le couperet dogmatique qui enjoignait aux femmes de se couper de leur souffle et de leur âme. » (p. 14)
Luisa Murano reproche d’ailleurs au féminisme — cette critique aurait cependant mérité d’être nuancée — d’avoir failli à la tâche; d’avoir failli à la tâche de déboucher sur l’inscription du sens du vécu féminin dans une mémoire historique cohérente et documentée. Dans ce sens, bien des travaux produits par des féministes seraient de nature, selon elle, à priver les femmes d’un surplus d’âme. Et de leur grandeur. En acceptant de travailler dans les limites de la sacro-sainte perspective historique qui demeure toujours défavorable aux femmes et les empêche d’accéder au statut de bâtisseuses et de créatrices, on négligerait de magnifier les aspirations et les réalisations des femmes. On occulterait aussi et surtout un large pan du sens produit par leur existence. Murano fait donc appel à l’audace et à la créativité des femmes afin que des savoirs et des connaissances nouvelles puissent émerger.
L’Ancien testament fournit pourtant des modèles de femmes inspirées et inspirantes. Myriam nous est présentée dans cet ouvrage comme étant l’une d’elles. Soeur de Moïse et conductrice des siens vers la terre promise, Myriam est considérée comme une prophétesse, une porte-parole de son peuple et une voix qui circule entre lui et Dieu. Ni mère, ni fille, ni épouse, elle entretient avec Yahvé un rapport qui n’est pas médiatisé par l’homme. Être doué de parole, de réflexion et d’esprit, Myriam est la messagère des révélations divines. Elle fait signe aussi bien aux femmes qu’aux hommes et elle sait les entraîner vers leur salut.
Aux textes monographiques et aux réinterprétations de la vie de saintes héroïnes de la Tradition, s’ajoutent des témoignages. Mentionnons entre autres celui d’une ermite, Adriana Zarri, participante aux travaux de Vatican II, qui cherche à élaborer une nouvelle théologie de la vie. Selon elle, l’apport féminin à l’oeuvre de la création est plus que jamais essentiel. Il vient faire contrepoids à la course à la rentabilité d’une vieille culture machiste tournée tout entière vers la consommation des biens et l’exploitation des personnes, (p.145)
Dans l’article que propose Marie-Andrée Roy, membre fondatrice d’un regroupement pionnier de femmes chrétiennes et féministes au Québec, on peut lire la profession de foi d’une femme d’action. Marie-Andrée insiste sur la nécessité pour les femmes de se soustraire aux pesants conditionnements de la religion institutionnalisée. Il importe, selon elle, que les femmes se réapproprient la tradition chrétienne à travers une réflexion critique et inscrivent, dans des commémorations et des rituels de leur cru, leur propre sens de la vie et du sacré.
Originaire de l’Amérique latine, Maria Teresa, définit sa recherche théologique personnelle comme étant une théologie nomade en quête d’une identité féminine. Soucieuse de réhabiliter le corps des femmes et d’en faire le lieu d’une réflexion spirituelle, elle se livre à une interprétation à contre-courant du livre 1 de la Genèse qui se veut fondée sur le sens réel des mots du texte de la Bible. Loin d’être la subordonnée de l’homme, la femme serait sa salvatrice, celle qui apaise sa soif existentielle et qui soigne toute vie (p.86). Créée après l’homme, la femme est, selon Maria Teresa, un modèle achevé d’humanité. Son corps, plus réussi que celui d’Adam, apparaîtrait comme un signe annonciateur de sociétés plus hospitalières, attentives a l’interdépendance et plus soucieuses du partage des biens de ce monde. Ce n’est pas que l’homme soit mauvais en soi, précise la théologienne, c’est que son apport partiel, qui se veut par ailleurs entier, n’est pas ce qu’il devrait être : coopératif et partagé. Sa mainmise sur le domaine des décisions publiques est synonyme de solitude, et ce déséquilibre est menaçant pour la paix. La participation des femmes à la pleine construction du social aurait donc des répercussions bénéfiques à la fois sur la société et sur l’Église dont les femmes pourraient faire un lieu d’accueil plus chaleureux (p.98).
Carter Heyward, devenue prêtre en 1974 à l’issue d’une cérémonie d’ordination, a obligé l’Église épiscopalienne à modifier ses positions à l’endroit du sacerdoce des femmes. Elle livre à son tour quelques jalons de son expérience du divin. Dieu n’a rien d’un Absolu distant, écrit-elle. Il n’est pas le patriarche auquel les femmes ont dû se soumettre des siècles durant. Cette représentation-là de la divinité, Carter Heyward ne craint pas de dire qu’elle nous est inutile. Animée d’une foi toute personnelle, une foi mise à l’épreuve dans sa vie de femme, la théologienne américaine affirme que le Dieu qu’elle connaît se manifeste à travers la pratique — toutes les pratiques — de l’amour du prochain. « Au commencement est la relation », écrit-elle, et Jésus figure cette divine énergie relationnelle à laquelle nous participons.
Le souffle des femmes est un ouvrage composé à même des dires et des témoignages qui montrent combien la « parole libre des femmes est décisive pour la construction de la théologie, et surtout pour la rédemption de l’humanité. » (p.8).
La lecture passionnante que j’ai eu le plaisir de faire tient son intérêt de la prodigieuse énergie créatrice des femmes qui signent les différents articles et nous font partager leurs expériences de vie tout comme la vision qu’elles ont de leur identité divine.
AGATHE LAFORTUNE, VASTHI