LE LIVRE NOIR DE LA CONDITION DES FEMMES
Sous la direction de Christine Okrent Paris, 2006, 760 p. Marie Gratton, Myriam
Il arrive qu’il soit utile de commencer par la fin pour évaluer à la fois le chemin parcouru et celui qui reste à faire dans l’étude d’un dossier. Vous allez donc vite comprendre pourquoi je choisis ici d’évoquer d’abord les « Annexes » de l’important ouvrage sorti des presses en 2006, et qui nous trace un tableau affligeant du sort réservé à la moitié féminine de l’humanité, ici et là sur la planète.
Revenons un moment en arrière pour mieux évaluer la situation aujourd’hui.
Depuis 1945, Les Chartes, les Proclamations et les Déclarations émanant des Nations Unies se multiplient pour dénoncer la discrimination et lutter contre ses ravages. « Tous les êtres humains sont libres et égaux en dignité et en droits », peut-on lire dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. « De l’homme ». Entendez ici « personne », bien sûr. Ces Chartes, ces Proclamations , ces Déclarations s’accompagnent parfois d’instruments juridiques, tels les « Conventions » et les «Protocoles », censés leur donner plus de poids et mieux assurer leur mise en vigueur. Toutes les formes de discrimination sont condamnées dans ces documents, que celle-ci soit fondée, entre autres, sur la race, la religion, l’orientation sexuelle ou le sexe. Sous la pression du mouvement des femmes, l’accent a souvent été mis, depuis 1979, sur la discrimination dont sont victimes ces dernières. Après tout, n’est-ce pas la plus répandue, puisqu’elle frappe une personne sur deux à travers le monde? À des degrés divers, j’en conviens, mais même les sociétés les plus libérales n’y échappent pas tout à fait. La précarité des acquis, remis en question sous tous les prétextes imaginables, en témoigne éloquemment. En décembre 1979, nous avons donc eu droit à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. À cette Convention on a joint un Protocole facultatif…
À Vienne, en 1993, les participants à la Conférence mondiale sur les droits de l’homme jugent bon de souligner que «Les droits fondamentaux des femmes et des fillettes font inaliénablement, intégralement et indissociablement partie des droits universels de la personne ». À la Conférence internationale sur la population et le développement qui s’est tenue au Caire en 1994, on met de l’avant les principes d’égalité, de promotion, d’élimination de la violence, de maîtrise de la fécondité, toutes revendications propres au mouvement des femmes. En 1993, une Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes vient nous rappeler que tout ne va pas pour le mieux à ce chapitre. À Pékin, en 1995, les mêmes voeux pieux sont remis à l’ordre du jour.
C’est avec tristesse que j’ai qualifié autant d’initiatives officielles et généreuses de « voeux pieux », mais comment faire autrement quand on considère la situation actuelle des femmes à travers le monde ? Sous la direction de la journaliste française Christine Ockrent vient de paraître un ouvrage troublant : Le Livre noir de la condition des femmes. C’est une brique de 760 pages, où l’on retrouve une cinquantaine d’auteures et auteurs qui se partagent une soixantaine de chapitres, avec en prime les « Annexes » dont je vous ai dressé la liste. Les problèmes qui affectent les femmes partout à travers le monde sont traités sous cinq rubriques principales : la sécurité, l’intégrité, la liberté, la dignité et l’égalité. On se rend très clairement compte, en parcourant ce livre, que toutes les injustices dont sont victimes les femmes ont une source commune, la discrimination. C’est sur le critère de la différence sexuelle et de son corollaire, la prétendue infériorité naturelle des femmes, que des individus, des sociétés, des religions ont cru légitime, souhaitable, voire nécessaire de discriminer les femmes. Si la saine raison semble incapable de fournir un fondement indiscutable à cette flagrante injustice, le recours à la volonté divine est commodément, et assez effrontément, il me semble, utilisé sans vergogne pour lui donner des assises prétendument intemporelles et irréformables.
Dès le sein maternel, les foetus féminins ne sont pas tous en sécurité dans les pays où seule la naissance des garçons suscite la joie familiale et la reconnaissance sociale. Dans un geste radical de discrimination, on les élimine. Ailleurs, le viol des femmes est une arme de guerre. Les crimes dits « d’honneur » les frappent dans le monde musulman et en Europe. Les médias nous ont révélé les meurtres en série de femmes au Mexique et au Guatemala. Et j’en passe….
Parler des coups portés à l’intégrité, c’est nommer l’excision qui blesse, qui mutile et qui parfois tue les fillettes. C’est encore rappeler que la violence conjugale est un fléau qui ne connaît pas de frontières, mais que certaines cultures jugent inconvenant de dénoncer et de punir, les hommes étant considérés maîtres chez eux.
Aborder le chapitre de la liberté, c’est se pencher sur les droits civils des femmes en Afrique et dans le monde arabe, si différents de ceux dont jouissent les hommes ; sur le port du voile imposé aux femmes pour en faire des ombres soumises au bon vouloir d’un père, d’un époux ou d’un frère ; sur les mariages forcés et précoces. C’est aussi l’occasion de saluer le courage, l’héroïsme même, de quelques figures de proue du mouvement des femmes qui luttent sans relâche pour leurs soeurs, là où la tradition veut toutes les confiner encore et toujours à l’univers clos du foyer. Certaines paient de leur vie leur engagement. Parler de liberté, c’est encore évoquer les reculs que les politiques de G.W. Bush risquent d’infliger aux citoyennes du pays qui se prétend maître de démocratie et de liberté. J’ai personnellement infiniment regretté l’analyse ridiculement brève qu’on retrouve sous le titre « La femme et les religions ». La discrimination qui appelle Dieu à la rescousse a quelque chose de particulièrement odieux. Il n’aurait pas été superflu de s’y attarder davantage.
Pour ce qui est de la dignité des femmes, elle en prend un coup avec l’esclavage domestique, la traite devenue internationale des femmes et le tourisme sexuel dont les fillettes et les femmes sont les principales, mais non les seules victimes.
Pour accéder à l’égalité nous savons les luttes que les Occidentales ont menées sans relâche depuis le XIXe siècle dans les sphères de l’économie, de la politique et du travail, notamment. Nous connaissons aussi leurs acquis dans ces domaines, et leur fragilité… Mais il y a encore à travers le monde des pays où le principe même de l’égalité entre les hommes et les femmes apparaît à certains comme une chimère, à d’autres comme un monstre à proscrire et à combattre.
Le patriarcat fait encore peser sur trop de femmes une chape de plomb. Certaines cherchent à s’en libérer ; d’autres ont si bien intégré le discours de leurs maîtres et seigneurs qu’elles jugent en s’y soumettant respecter l’ordre naturel, et donc la volonté divine.
Le Livre noir, c’est un coup de poing. Nous connaissons déjà sans doute plusieurs des drames personnels et collectifs que vivent les femmes sous toutes les latitudes. Les journaux, le cinéma et la télévision se chargent de nous les rappeler. Mais quand on aborde ce livre, rien ne vient nous distraire. Les gains incontestables que nous avons réalisés en Occident ne doivent pas nous faire illusion. Ailleurs, beaucoup, et parfois vraiment tout, reste à faire pour que les femmes puissent jouir dans les faits, individuellement et collectivement, de la sécurité, de l’intégrité, de la liberté, de la dignité et de l’égalité que les Chartes leur garantissent sur papier.
Le Livre noir devrait nous éclairer sur notre impérieux devoir de solidarité.