LE JAPON VOYAGE AU PAYS DE TOUS LES PARADOXES AU TEMPS DES CERISIERS EN FLEUR Marie Gratton, Myriam
Quand, avec beaucoup d’excitation, j’ai annoncé à une amie, qui plusieurs fois y avait séjourné, qu’enfin je partais pour le Japon, elle m’a dit, comme pour me prémunir contre tout genre de déceptions : « Tu sais, il y a le Japon de tes rêves, et il y a le Japon réel… » En revenant, j’ai pu lui confier en toute vérité que j’avais bien rêvé.
Parce que le Japon que je désirais si ardemment découvrir pour mon propre compte était le Japon réel, avec tous ses paradoxes et ses contradictions, avec son histoire « pleine de bruit et de fureur », avec sa sagesse et sa folie, son mysticisme et son syncrétisme, avec ses tragédies, ses traditions ancestrales, sa ritualisation macabre du suicide d’honneur et sa fulgurante modernité, avec son taux effarant d’avortements et les cimetières, soigneusement entretenus, où les femmes se recueillent devant les statuettes représentant les enfants qu’elles ont refusé de mettre au monde, mais dont elles espèrent le pardon, pour retrouver la paix intérieure. Le Japon, pour moi, n’aurait peut-être jamais été un pays aussi longtemps désiré et rêvé sans ses jardins sublimes au charme zen, souvent blottis au milieu des gratte-ciel, avec son art de vivre et son culte de la beauté, avec sa célébration de mujo, « la douce-amère impermanence des choses ».
Le pays du Soleil levant, je l’avais exploré à la lumière des lampes, à travers les livres d’histoire et les albums d’art, je l’avais vu et revu en tremblant au cinéma… Il me restait à en respirer l’air, tantôt pollué, tantôt embaumé, à fouler les allées de ses jardins aménagés pour évoquer les splendeurs de l’au-delà, à apprendre les rudiments de l’art de l’ikebana, à participer à la cérémonie du thé, à m’initier au maniement du pinceau dont se servent les calligraphes, et à mesurer l’extrême difficulté de cet exercice ! Il me restait à entrer dans des temples bouddhistes, des sanctuaires shintoïstes pour m’y recueillir et rendre grâce au Ciel du bonheur d’être là. Il me restait à pleurer de joie sous les cerisiers en fleur !
Le Japon est une contrée où je ne pourrais pas vivre, à cause du poids terrible que le patriarcat continue à y faire peser sur les femmes. Leur situation s’est certes améliorée, mais la tradition pèse lourd. Les jeunes femmes s’émancipent, c’est évident, mais les hommes demeurent maîtres et seigneurs au pays des geishas.
Mon mari et moi avons quitté Dorval à 6h50, le mardi 6 avril 1999, et sommes arrivés à l’aéroport Narita de Tokyo le 7 avril à 14h20. Nous avions fait deux escales à Toronto et Vancouver. Nous étions fourbus, mais heureux ! Un car nous a amenés, avec nos deux accompagnatrices montréalaises, nos trois compagnons et nos quatorze compagnes de voyage jusqu’à l’hôtel New Otani, avec ses deux tours de quarante étages, son jardin vieux de quatre cents ans et son luxe d’un goût exquis, mais sidérant, pour une femme comme moi qui choisit dans la vie quotidienne de vivre simplement…
Il faut vous le dire tout de suite, nous n’avons visité qu’une partie de l’île de Honshu, une des quatre îles principales de l’étroite bande de terre, qui s’étend sur 2 500 kilomètres. Un long ruban qui se déroule entre la mer du Japon et l’océan Pacifique, d’une zone au climat subtropical au sud jusqu’à une zone au climat nordique, dans l’île d’Hokkaido.
Le voyage était organisé par les Amis du Musée des Beaux-Arts de Montréal. Aussi la visite des musées, des jardins anciens, des sanctuaires shintoïstes, des temples bouddhistes, des palais impériaux, des châteaux des shoguns des siècles passés, a constitué l’essentiel de nos activités. À Tokyo, nous avons pu apprécier au musée Idemitsu, consacré à l’art traditionnel, les bronzes, les céramiques, les laques de Chine et les calligraphies du moine zen Sengai. Nous avons été reçus à l’ambassade du Canada, où l’art d’ici s’expose avec fierté, et où le jardin montre des plantes de la taïga et des pierres comme savent les dresser les Inuits. Autant dire le zen servi à la canadienne. C’est très beau.
Nous avons eu le privilège de visiter l’atelier-école de Gaston Petit, un domincain vivant et enseignant à Tokyo depuis plus de trente ans. C’est un artiste extraordinairement polyvalent. Il jouit au Japon d’une grande réputation.
La journée du 10 avril a été consacrée à la visite de Kamakura, ancienne capitale impériale, célèbre pour son colossal Bouddha de bronze, son temple à Kannon, la déesse de la Miséricorde, et le sanctuaire Tsusugaoka Hachimanju, dédié aux dieux de la guerre. C’est là que les samourais consacraient leurs sabres. Le musée de la ville renferme des oeuvres relatives au bouddhisme zen. Paradoxale Kamakura !
À Tokyo, nous avons encore visité le sanctuaire Meiji et son parc magnifique, le musée Nezu et ses charmants pavillons de thé, nichés ici et là dans son parc. Et puis le jardin Shinjuku Gyoen et le musée Ota, célèbre pour sa collection de rouleaux et d’estampes.
Lors du court séjour à Hakone, nous changeons de décor. Hakone est enclavée entre le mont Fuji et la péninsule d’Izu. C’est une région de montagnes, de gorges et de ravins. Nous y avons visité un musée en plein air aux sculptures serties dans un jardin à flanc de montagne et visité l’atelier-musée Itchiku Kobota où l’artiste peint des kimonos somptueux, taillés et cousus par une équipe d’ouvrières chevronnées. C’est aussi une station thermale. Jamais je n’oublierai mon bain de minuit dans un bassin creusé au milieu d’un jardin. J’étais seule, éclairée par la lune. De ce bonheur-là, je n’avais jamais osé rêver… Les auberges de campagne ont un charme fou.
Nous nous sommes ensuite rendus à Kyoto. À Kyoto, tout est beau ! Quelques-uns des temples bouddhistes, des sanctuaires shintoïstes et des jardins les plus célèbres du pays s’y trouvent. Comment en visitant ces lieux ne pas devenir amoureuse de Kyoto ? Ancienne capitale impériale, elle recèle des trésors architecturaux admirablement entretenus et jalousement préservés depuis des siècles. La visite du musée Moa, à Atami, avec ses collections de céramiques et de peintures sur bois, avec son jardin de sculptures modernes fut une expérience inoubliable. Dans la banlieue sud de la ville, à Uji, nous avons visité le temple Byodo in, construit au 10e siècle. Conçu pour ressembler à un phénix aux ailes déployées, il représente le paradis bouddhique.
À Shigaraki, le site du musée Miho vaudrait à lui seul le détour. On y accède par un tunnel creusé dans la montagne, puis par un pont surmontant un profond ravin. Et partout des cerisiers en fleur ! On doit l’édifice aux formes géométriques à I. M. Pei, l’architeste de la Pyramide du Louvre. Quant à la richesse et à la variété de ses collections, il me faudrait un livre pour les décrire…
Nara, une autre ancienne capitale impériale nous réservait d’autres merveilles. La pagode à cinq étages du temple Kofuku est le symbole de Nara. Le plus grand édifice en bois du monde est le Todai ji. Construit au 8e siècle, il abrite le Grand Bouddha, la plus haute statue en bronze du monde avec ses impressionnants 16 mètres. Le sanctuaire shintoïste Kasuga est célèbre quant à lui pour ses trois mille lanternes qui bordent les allées de son jardin.
Je ne vous ai encore rien dit des délices de la cuisine japonaise, je gardais cela pour le dessert. Elle se caractérise par la fraîcheur et l’étonnante variété de ses produits, par le raffinement de ses saveurs et la recherche esthétique dans la présentation de chaque plat. L’œil est conquis avant, mais tout autant que le palais.
Et puis, nous avons dû revenir… Il fallait quitter mon Japon de rêve, mon Japon réel, pour aborder la réalité : tous les voyages ont une fin. Ce pourrait être le sujet d’une méditation zen.
Je ne comprends toujours pas l’âme japonaise; je la ressens comme un mystère. Elle me trouble à cause de ses redoutables paradoxes, mais elle me séduit par sa quête passionnée de la beauté et son acceptation sereine de « la douce-amère impermanence des choses ». La fascination que le Japon m’inspire me sera une joie pour toujours.