THÉRÈSE D’AVILA (1515-1582)
Une femme pour notre temps
par Réjeanne Martin
Septembre
Petite fille castillane au milieu de douze enfants, Teresa grandit dans l’exubérante compagnie de ses neuf frères. Grâce aux romans de chevalerie auxquels l’initie sa mère, elle participe aux idéaux de ses frères soldats, qui ont tous droit au nom doré de « conquistadors ». Conquistador elle-même dans toute sa personnalité, elle saura fusionner l’idéalisme du Chevalier errant et le réalisme de Sancho, alliant sans heurt dans sa vie spirituelle Marthe et Marie, contemplation et action. Ne disait-elle pas : « L’amour, c’est un acte.»
Coquette et belle, la jeune fille fraie allègrement avec l’entourage masculin. Ses charmes physiques et intellectuels attisent en elle le goût du mariage. Conscient du danger pour une si jeune fille de famille noble et riche, son père, devenu veuf, place Teresa dans un couvent tenu par les religieuses augustines. Désireuse de garder à tout prix des liens avec son entourage, Teresa entretiendra une correspondance avec ses connaissances par le truchement de messages clandestins. À peine un an et quelques mois se sont-ils écoulés que la maladie l’oblige à revenir chez son père. Dès lors, elle se rend compte que le climat de la vie religieuse lui manque. Et la voilà cette fois tiraillée par le projet de devenir religieuse. Elle y parviendra, malgré le désaveu de son père, grâce à la complicité de son frère Antonio qu’elle a persuadé de devenir dominicain. Bravant l’autorité paternelle, le cœur déchiré mais l’âme ferme, elle s’évade du foyer familial avec son frère un petit matin d’automne : «… lorsque je sortis de la maison de mon père je souffris tant (…) on eût dit que chacun de mes os se séparait des autres… » (Autobiographie, ch. IV, par. 1). L’acceptation courageuse par Don Alfonso de la décision irrévocable de sa fille finit par apaiser ce drame familial.
Mystique dévorée du désir de Dieu, Teresa, devenue Thérèse de Jésus, se révèle, au coeur même de ses extases et ravissements, une femme bien en chair. Typiquement sensuel et charnel est le langage spirituel qu’elle utilise pour décrire ses expériences mystiques. « Nous ne sommes pas des anges, mettra-elle en garde à propos de l’égarement possible sur les chemins de la mystique, mais nous avons un corps. Vouloir faire l’ange pendant que nous sommes sur terre, et sur terre autant que je le suis, c’est de la folie; notre pensée doit avoir d’ordinaire un point d’appui, même si l’âme sort parfois d’elle-même, ou si elle est souvent si pleine de Dieu qu’elle n’a besoin d’aucune chose créée pour se recueillir. Cet état n’est pas habituel. « (Autobiographie, Chap. XXII, par. 10)
Un texte fort émouvant décrit à lui seul avec une éclatante évidence la fidélité de Thérèse à sa nature sensuelle : « Tandis que Nôtre-Seigneur parlait et que je contemplais sa merveilleuse beauté, je remarquais la douceur, parfois aussi la sévérité avec laquelle sa bouche si belle et si divine proférait les paroles. J’avais un extrême désir de savoir quelle était la couleur de ses yeux et les proportions de sa stature, afin de pouvoir en parier : jamais je n’ai mérité d’en avoir connaissance. Tout effort pour cela est entièrement inutile; bien plus, il fait évanouir la vision. Quelquefois, je m’aperçois que Jésus-Christ me regarde avec bonté, mais cette vision est tellement puissante, que l’âme est incapable de la soutenir. Elle demeure alors dans un si haut ravissement que pour jouir de lui plus pleinement, elle perd de vue cette beauté. » (Autobiographie, chap. XXIX, par. 2)
Une autre fois, Thérèse raconte que « l’effet de cette faveur (mystique) fut si puissant que j’en étais hors de moi. En proie à une sorte de délire, je suppliais Nôtre-Seigneur, ou de dilater ma petitesse, ou de ne pas me faire une grâce si excessive, parce que ma nature était incapable de la supporter. » C’est cette expérience mystique, cet «éclatement » de la créature au contact de son Dieu que fart du Bemin a voulu exprimer dans la pierre. Que penser de cette femme pâmée et de ce bel ange au charme ambigu ? Le corps, au dire de Thérèse, reste le corps au plus fort de l’expérience mystique.
Femme bien en chair, Thérèse s’avère une infatigable femme d’action. La contemplation, pour elle, n’était point enfermée dans de narcissiques délices, n’était pas un dialogue clos entre famé et son Dieu; mais l’oraison constituait l’acheminement incontournable vers l’action au bénéfice d’autrui. Consciente des réformes qui s’imposent dans les monastères devenus à cette époque des refuges pour les jeunes filles de la noblesse, elle n’attend pas les directives du Concile de Trente. Elle se met en route et devient, selon l’expression de l’un de ses biographes, « le Colbert féminin des cloîtres ». Joris- Karl Huysmans écrit à ce propos : « Quel singulier mélange (…) d’une mystique ardente et d’une femme d’affaires froide. Car enfin, elle est à double fond : elle est une contemplative hors le monde et elle est également un homme d’État. (…) En somme jamais femme ne fut et une ouvrière de précision aussi parfaite et une organisatrice aussi puissante. Quand on songe que, malgré d’invraisemblables difficultés, elle a fondé trente-deux monastères qu’elle a mis sous l’obéissance d’une règle qui est un modèle de sagesse (…), on reste confondu de l’entendre traitée par les esprits forts d’hystérique et de folle. » (Huysmans, 1947 : 93-94)
Telle une « conquistador », elle bataillera ainsi jusqu’à son dernier jour : « II faut aventurer la vie! La gardera te mieux celui qui la tient pour perdue! » (Poésies, XXIX, par. 3). De 1567 à 1582, de l’âge de 52 ans à 67 ans, elle réforme dix-sept monastères de religieuses et, avec l’aide de Jean de la Croix et du Père Gracian, plus de vingt monastères de Carmes… Sans négliger sa vie d’oraison, se pardonnant peu de ne pouvoir filer pour assurer la nourriture à ses soeurs, Thérèse trace elle-même les plans des couvents, surveille les constructions, se déplace de villes en villages : l’été, dans l’enfer des chariots fermés avec cinq ou six de ses filles… l’hiver dans le froid qui réveille ses douleurs et ses maux de gorge. Son mot clé, c’est « décision », une détermination bien arrêtée d’atteindre le but malgré les oppositions diverses, inhérentes aux nouveautés qui heurtent les préjugés et les intérêts, et secoue le scandale des pharisiens satisfaits d’eux-mêmes. Accusée devant le tribunal de l’Inquisition en 1574, menacée d’excommunication, traitée par le nonce de « femme vagabonde et opiniâtre » qui ferait mieux de s’en tenir à la contemplation silencieuse, elle écrit dans le Livre des fondations : « Croyez-moi : ce n’est pas la longueur du temps passé dans l’oraison qui profite à notre âme; son bon emploi dans l’action nous est d’un grand profit et quelques instants de travail nous embrasent d’amour mieux que de nombreuses heures de considération. Tout doit nous venir de la main du Seigneur. » (Chap. V, par. 17).
Prolifique, elle l’est tout autant dans ses écrits. Plusieurs sont autobiographiques. Sa Correspondance compte environ 650 lettres, toutes véritables chefs-d’oeuvre « de haute spiritualité, en même temps que de sens pratique et de bonne grâce », au dire de sa principale biographe Marcelle Auclair. (Thérèse d’Avila, Oeuvres complètes, Avant-propos, p.9). Que dire enfin de son style ? Il faut lire, entre autres, le récit des fondations, admirable reportage qui pourrait lui mériter d’être considérée comme la patronne des journalistes. Son style lui ressemble, vif et tout d’un jet, d’une fulgurante beauté, pétillantd’images prises dans le quotidien. Par exemple, elle compare l’âme à un ver à soie qui file lentement le cocon de son papillon; les quatre façons d’arroser un jardin évoquent les quatre modes d’oraison. Parsemée d’anecdotes et d’images, son oeuvre se lit avec un plaisir assuré.
Thérèse d’Avila, une femme pour notre temps
Une femme de pied en cap, une femme aux multiples talents, une femme initiatrice et novatrice dans la Réforme de l’Église catholique du XVIe siècle. Si Rome, l’évêque du lieu, les supérieurs et les braves gens de son temps craignent d’oser faire advenir le ciel sur la terre, Thérèse, elle, innove avec l’audace, l’entêtement et la persévérance qui caractérisent les femmes. Une fois de plus se trouve confirmé le proverbe : « Ce que femme veut, Dieu le veut! »
De même qu’à cette époque, s’articule aujourd’hui dans l’Église un mouvement novateur qui propose, au-delà de la seule vie des curies romaines, des cathédrales et des églises paroissiales, des façons de vivre la foi en Jésus en fidélité avec sa vie et son message, en cohérence avec les cultures de chaque peuple et en solidarité avec les femmes et les hommes à la recherche de soi et de Dieu en soi. Inspirées par Thérèse d’Avila nous ne voulons pas d’un christianisme clos, où tout est prévu, où la réponse atout est donnée d’avance. Nous ne voulons pas d’une foi durcie en une civilisation révolue et dans des institutions périmées. Le salut vient par Jésus. Et la foi en Jésus vivant suppose qu’il y ait dans l’Église des réserves vierges capables d’assumer notre monde moderne. Femmes croyantes féministes, nous sommes de la race de Thérèse d’Avila. I aura fallu, ne l’oublions pas, tout près de quatre siècles (1582-1970) pour que l’Église la proclame, elle, une femme, la première femme, « Docteur de l’Église. »
Avec les mots mêmes de ses prières, échangeons des voeux de résistance, de créativité et de persévérance :
« Je suis à vous, pour vous je suis née
Qu’ordonnez-vous qu’il soit fait de moi? »
(Poésies II, refrain)
« Qu’il n’y ait aucun lâche,
Aventurons la vie,
Puisque nul ne la garde mieux
Que celui qui la tient pour perdue.
Puisque Jésus est notre guide
et la récompense de cette guerre
NE DORMEZ PLUS, NE DORMEZ PLUS
PARCE QU’IL N’Y A PAS DE PAIX SUR LA TERRE »
(Poésies, XXIX, par. 3)
Sources utilisées
Auclair, Marcelle, Sainte Thérèse d’Avila, La Dame errante de Dieu, Éd. du Seuil, 1960.
N.B. J’ai des doutes sur l’année d’édition, parce que ce volume a souvent été réédité et je n’arrive pas à retracer avec exactitude l’année de la première édition. Mais je crois que c’est 1960….
Huysmans, Joris-Karl, En route, Éd. Pion, 1947.
Mazenod, Lucienne & Schoeller, Ghislaine, Dictionnaire des femmes célèbres de tous les temps et de tous les pays, Éd. Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1992, 935 p., article sur Thérèse d’Avila, pp.848-849.
Thérèse d’Avila, Oeuvres complètes, Bibliothèque européenne, Desclée de Brouwer, Traduction française par Marcelle Auclair, 1964, 785 p.
2000 ans de christianisme, Hier et aujourd’hui, Société d’histoire chrétienne, Vol. VI, Dossier no 16, La réforme catholique, pp. 7-72, Article sur Thérèse d’Avila rédigé par Marcelle Auclair, pp. 34-37.