LA STATUE DE MADELEINE
Christine Lemaire – Bonnes Nouv’ailes
Mon premier contact avec l’Histoire (histoire du Québec, histoire des femmes), c’est une route étroite et ensoleillée, longeant le fleuve Saint-Laurent. Mon premier contact avec notre histoire, c’est une petite ville pas tout à fait comme les autres, fière de son passé, de ses origines. Mon premier contact avec l’Histoire, c’est cette statue, celle de Madeleine de Verchères.
Pour la petite Soreloise que j’étais, un voyage à Montréal se transformait en fête, surtout quand ma grand-mère était de la partie. Mais l’annonce du retour ne signifiait toutefois pas la fin du plaisir: il y avait Verchères. La statue, presqu’invisible à l’aller, à cause de l’angle des maisons et des courbes du chemin, apparaissait dans toute sa grâce orgueilleuse quand on revenait vers Sorel.
Assise sur la banquette arrière de l’automobile de mon père, j’écoutais distraitement les discours de mes parents. À mes côtés, mon grand-père silencieux regardait courir la route. Il y avait aussi grand-mère. Recroquevillée entre son bras et son ample poitrine, je sentais la chaleur de son corps m’envahir. Et j’attendais avec impatience que m’apparaissent les premières maisons de Verchères.
C’était le signal; grand-mère abandonnait alors ses propos d’adulte pour se pencher vers moi et me raconter. Sous mes yeux s’érigeait le fort, au loin les canots glissaient sur le fleuve. Puis il y avait Madeleine qui, s’apercevant du danger, ordonnait à ses frères de courir à l’abri des palissades. Pas un détail ne manquait: le mouchoir – rouge – qu’on dénoue pour échapper à l’ennemi, les chapeaux qu’on échange pour faire croire qu’on est plusieurs. Enfin, le « Je vous remets les armes », fier, clair et retentissant.
Je regardais de tous mes yeux la statue qui passait trop vite, vestige et mémoire de cet événement « historique »… Même si ma grand-mère était depuis longtemps retournée vers ses préoccupations, l’écho de sa voix et les images qu’elle avait déclenchées en moi habitaient encore ma conscience. À chaque voyage j’attendais ce moment, à chaque voyage, grand-mère racontait, patiemment, bellement, sans oublier un seul détail.
Depuis, j’ai terminé une Maîtrise en histoire; je suis allée loin dans cette recherche rendue rigoureuse, systématique, scientifique de mon passé. J’ai appris à chercher la «vérité» et par conséquent, j’ai compris que Dollard n’avait été qu’un ambitieux commerçant et que Madeleine de Verchères… eh bien! Madeleine n’est plus l’héroïne toute vertueuse de mon enfance.
Aujourd’hui, à l’orée de mes 30 ans, me revoici à Verchères au pied de ma statue, la statue de Madeleine. J’ai l’impression que toutes mes valeurs, tous mes idéaux, tous mes rêves sont ici. Ils regardent le fleuve et s’offrent au vent. Elle est si belle, Madeleine! Elle regarde loin, elle est sereine et volontaire. Son visage à la fois grave et fier, sa jupe au vent, son port altier me séduisent encore. Après une adolescence pleine de promesses et de bravoure, sa vie de femme aura été une bataille. « Je vous remets les armes ». Les avait-elle vraiment remises? Il est probable que non et c’est sans doute pour cela qu’elle a été si vivement attaquée…
Mais la Madeleine de ma grand-mère me parle; elle me parlera toujours. Elle est une leçon à ma vie: « Va plus loin, soit fière, brave les tempêtes ». En cela, Madeleine est un modèle féminin unique dans l’histoire du Québec. Madeleine n’est pas une héroïne parfaite, mais elle est forte et fougueuse. J’aime voir courir Madeleine, j’aime la voir trembler. J’aime la voir se battre et gagner. J’aime l’entendre dire: « Je vous remets les armes ». C’est vrai « qu’elles étaient entre bonnes mains ». La fierté me remplit encore le coeur, comme quand j’étais enfant.
Je la regarde; immuable, la statue épouse le vent, domine les vagues. Son jeune visage déterminé est poignant d’idéaux jamais brisés. La statue de Madeleine, c’est la statue de ma première héroïne.
La statue de Madeleine, c’est la chaleur des bras de ma grand-mère et la force du vent.