Manifeste des femmes du Québec de l’an 2000

Marche mondiale des femmes 2000

Manifeste des femmes du Québec de l’an 2000

Ce Manifeste, écrit par Hélène Pedneault et dédié à la mémoire de Léa Roback, a été lu par six comédiennes lors du rassemblement national, à Montréal, le 14 octobre 2000.

La marche mondiale des femmes est commencée depuis des millénaires. Nous venons de très loin et nous ne sommes pas encore arrivées à destination.

Il y a moins d’un siècle — un soupir dans l’histoire — les femmes n’avaient aucune identité : ni professionnelle, ni civile, ni politique, ni sociale.

Pourtant, dès le commencement de l’oppression des femmes, dès le commencement des civilisations, des femmes sont montées aux barricades, au nom de toutes les femmes. Elles ont cassé les cages, elles ont ouvert les portes.

De tout temps, des femmes ont parlé à voix haute malgré les baillons, des femmes ont écrit leur version du monde malgré les entraves, au nom de toutes les femmes.

De tout temps, des femmes ont eu du plaisir malgré les interdits.

De tout temps, nous avons eu la débrouillardise des opprimés. Nous n’avons jamais été muettes : on a ignoré notre parole. Mais rien ne nous arrêtait. Rien ne nous arrêtera.

De tout temps, nous avons exercé un contre-pouvoir, dissidentes et subversives.

Nous étions le petit peuple de l’ombre qui accomplissait sans relâche, avec un courage jamais reconnu, son exigeant travail de civilisation.

Nous savons aujourd’hui que ce petit peuple besogneux de femmes est un grand peuple.

Voyez le chemin que nous avons parcouru depuis moins d’un siècle.

Voyez tout ce que nous avons gagné.

Voyez comme nous vivons aujourd’hui la tête haute, à voix haute, dans la lumière…

Voyez comme nous marchons encore plus vite aujourd’hui, malgré la fatigue, malgré l’exaspération, pour arriver à la seule destination possible : la reconnaissance de notre égalité… la reconnaissance du travail colossal que nous avons accompli, gratuitement, par amour…

la reconnaissance de notre fabuleux pouvoir de création…

la reconnaissance de notre vision différente du monde.

Mais faire le ménage de la civilisation, pour nous, est aussi peu gratifiant et aussi bénévole que faire le ménage de nos maisons.

Pendant des siècles, contrairement à toutes les autres formes d’esclavage, la sous-condition des femmes n’a jamais scandalisé le monde entier parce que le rapport de domination d’un sexe sur l’autre était joliment enrobé dans l’amour, dans la reproduction de l’espèce et dans l’esprit de famille.

L’esclavage des femmes a été vaincu, en grande partie, mais le sexisme, la misogynie et le mépris continuent d’empoisonner la vie des femmes et entravent l’évolution de l’espèce humaine.

Sachez que l’esclavage est de retour, mais il n’ose plus porter son nom.

Il s’appelle aujourd’hui néolibéralisme, mondialisation, sous-traitance, ouverture des marchés, capitalisme sauvage, performance, excellence, déréglementation.

Sans leur demander leur avis, on compte sur les femmes pour gérer la pénurie, souvent fabriquée de toutes pièces, sur une planète où la pauvreté est le seul produit économique en croissance.

Le virage ambulatoire, les coupures dans les systèmes de santé, la désinstitutionnalisation et la montée de la droite affectent tout le monde, mais elles touchent beaucoup plus durement les femmes parce que leurs acquis sont récents et encore fragiles.

Les technocrates de tous les gouvernements du monde appellent à la rescousse ce qu’ils appellent « les aidants naturels », euphémisme pratique pour ne pas dire « les femmes », pour ne pas reconnaître la maternité sociale qu’elles assument.

Il est vrai que si on pouvait mesurer le taux de compassion, les femmes battraient tous les records du monde. Mais tous les êtres humains devraient être des « aidants naturels », les uns pour les autres, sans distinction de sexe. La compassion n’est pas génétique, pas plus que la soumission, le silence et le mépris.

De tout temps, les femmes ont exigé des réformes sociales et la reconnaissance de leur égalité. Mais les changements ont été d’une extrême lenteur pendant des siècles parce qu’elles n’avaient même pas le droit de voter.

D’où cette interminable révolution, la plus pacifique peut-être, mais la plus longue de toute l’histoire de l’Humanité.

En fait, les femmes ont inventé la révolution pacifique permanente.

C’est peut-être ça, la vraie révolution.

Nous faisons cette révolution comme des femmes. Le sang, nous préférons qu’il coule dans nos veines plutôt que sur les champs de bataille.

Depuis toujours et même aujourd’hui, à l’ère des communications planétaires instantanées, les femmes doivent répéter jusqu’à l’écoeurement ce qu’elles revendiquent.

S’il y a une chose qui est vraiment mondiale, c’est la surdité !

Pourtant, nous ne sommes ni un « lobby » parmi d’autres, ni un groupe de pression comme un autre. Nous sommes plus de la moitié du monde, nous sommes l’un des deux sexes fondateurs de cette planète et dorénavant, nous exigeons d’être considérées comme tel.

Chaque gain obtenu par les femmes a été arraché de haute lutte.

Nul besoin de défaillir de gratitude. Nous exigeons simplement réparation pour la plus grande injustice jamais tolérée sur cette planète envers le plus grand nombre de personnes à la fois. C’est tout. Cette situation n’aurait jamais dû se produire.

Nous attendons de recevoir seulement ce qui nous est dû, avec des excuses pour le retard et des remerciements émus pour notre patience.

Mais nous n’avons plus de patience. Nous avons épuisé tout notre capital depuis longtemps.

La Terre des hommes est aussi la Terre des femmes, la Terre des enfants, la terre des exclus.

Nous savons qu’il faudra encore plusieurs décennies pour obtenir une véritable égalité. Mais la résistance augmente. Cette marche planétaire des femmes de 159 pays et territoires n’est pas un concours de beauté ou un spectacle médiatique. Les femmes, en l’an 2000 et pour la suite du monde, sont toutes des Miss Monde, des canons de beauté. Le monde est peut-être en désordre, mais il est à nous, en copropriété.

Qu’elles soient écologistes, pacifistes, jeunes, aînées, artistes, universitaires, religieuses, lesbiennes, militantes féministes, militantes politiques ou militantes sociales, toutes les actions et toutes les réflexions des femmes sont utiles à tous les êtres vivants.

Toutes les actions et toutes les réflexions des femmes se complètent, s’additionnent et réparent doucement le visage du monde à petites touches patientes.

Nous voulons la paix. Nous voulons que chaque être humain puisse venir au monde, grandir, apprendre, aimer, vivre et mourir en toute dignité, en toute quiétude.

Nous voulons que les femmes cessent d’avoir peur, cessent d’être battues, violées ou tuées du seul fait qu’elles sont des femmes. Nous voyons aujourd’hui des femmes de 50 ans, de 60 ans, de 75 ans qui sont violées. Ne dites jamais que c’est du désir incontrôlable. C’est de la haine.

Incontestablement.

Nous sommes obligées d’être solidaires pour affronter la résistance.

Mais nous aimons être ensemble. Nous avons du plaisir à être ensemble.

C’est le mode d’action des femmes. Nous avons la conscience aiguë que nous ne sommes pas seules sur cette Terre et que chacun de nos gestes a des conséquences sur tous et sur toutes.

Sachez que nous ne négocierons pas à la baisse. Nous ne laisserons tomber aucune femme. Ni celles qui sont opprimées, voire tuées à cause de leur orientation sexuelle, ni celles qu’on vend, ni celles qu’on bat, ni celles qu’on mutile, ni celles qu’on prive d’éducation.

Nous savons jusque dans notre chair qu’il est urgent de changer les codes, les règles, les relations, les jeux de pouvoir.

Le travail de réparation des femmes est si profond qu’il pénètre jusqu’aux racines du déséquilibre entre les sexes. Il va jusqu’à modifier les règles invisibles de l’inconscient collectif.

Toutes les couturières du monde le savent : ce qui a été mal fait, il faut le défaire et le recommencer.

Les femmes ont toujours su qu’aucune Charte des droits et libertés ne pouvait s’écrire et s’appliquer sans devoirs et responsabilités.

Ensemble, hommes et femmes, nous avons le devoir de regarder, le devoir de sentir, le devoir d’écouter, le devoir de partager.

… le devoir de protéger les enfants contre tous les abus.

… le devoir de protéger les jeunes contre le suicide.

… le devoir de protéger la Terre contre les barbares du rendement à tout prix.

… le devoir de combattre le mépris et les violences envers les femmes.

… le devoir de résister à la dictature de la haute finance.

… le devoir de vivre debout, d’offrir le meilleur de nous-mêmes.

En améliorant la condition des femmes, on améliore le sort de tous. « La cause des femmes, c’est la cause des gens ». En neuf petits mots, cette phrase de Marie Cardinal résume tous les combats des femmes.

Nous sommes extrêmement ambitieuses. Nous voulons rien de moins que changer le coeur du monde.

Et ceux qui ne veulent pas nous aider parce qu’ils croient qu’ils ont quelque chose à y perdre, venez nous voir quand le travail sera terminé. La porte ne sera jamais fermée à quiconque a l’ambition de faire avancer

l’Humanité tout entière.

Depuis 100 ans, nous avons marché dans la lumière des couleurs de Marcelle Perron, de Betty Goodwin. Nous avons dansé avec Françoise Sullivan, Marie Chouinard, Margie Gillis. Nous avons écrit avec Gabrielle Roy, Simone de Beauvoir, Margaret Atwood, Benoîte Groult, Anne Hébert, Françoise Loranger, Marie Cardinal. Nous avons obtenu le droit de vote avec Idola Saint-Jean, Thérèse Casgrain, Marie Gérin-Lajoie. Nous avons fait de la politique avec Claire Kirkland-Casgrain, Lise Payette. Nous avons chanté avec Pauline Julien, Anne Sylvestre. Nous avons milité, manifesté dans les,rues, crié des slogans, porté des pancartes, levé le poing et défendu les droits des femmes avec Juanita Westmoreland, Simonne Monet-Chartrand, Madeleine Parent, Marie Two-Axes, Léa Roback.

Nous dédions ce manifeste à toutes ces femmes et à ces milliers d’autres qui nous ont précédées.

À toutes ces femmes anonymes qui se sont battues pour faire éduquer leurs filles, qui leur ont transmis la fierté et la dignité d’être une femme.

À toutes les femmes qui vivent et se battent aujourd’hui. À toutes celles qui arrivent au monde et grandissent en ce moment, à toutes celles qui viendront après nous et continueront notre marche dans 20 ans, 30 ans, 40 ans, 50 ans.

Nous ne reviendrons jamais en arrière. Nous sommes inflexibles, inébranlables, immortelles et dorénavant incontrôlables. Notre révolution est irréversible. Qu’on se le tienne pour dit.

Je vous salue, toutes les Marie du monde

Pleines de grâces

Que toute l’énergie de la Terre soit avec vous

Et avec votre esprit

Pour la suite du monde

Ainsi soient-elles.

HÉLÈNE PEDNEAULT

pour la Fédération des femmes du Québec

Marche mondiale des femmes

14 octobre 2000