LES FEMMES EN TEMPS DE GUERRE DANS LE THÉÂTRE GREC

LES FEMMES EN TEMPS DE GUERRE DANS LE THÉÂTRE GREC

Monique Dumais, Houlda

Elles viennent de loin, elles sont toujours parmi nous. De façon étonnante, le théâtre grec est très présent dans le monde d’aujourd’hui. Et je me laisse attirer par ces spectacles qui nous situent en face des mythes, des histoires les plus fondamentales et les plus anciennes de l’humanité.

Je débute en vous faisant part de mon carnet de bord concernant ma participation à des représentations de pièces grecques. Le jour fatidique du 11 septembre 2001, en mon quatrième mois de retraite de l’Université du Québec à Rimouski ( UQAR ), je me rendais à Montréal pour assister à l’Orestie d’Eschyle, jouée au Théâtre du Nouveau-Monde ( TNM ) par une troupe française dirigée par Paul Levantau.

Le 6 février 2002, j’étais à Québec au Théâtre du Trident qui offrait Antigone d’Euripide.

Le 15 août 2003, j’avais le bonheur de voir jouer Les Troyennes d’Euripide dans le merveilleux amphithéâtre naturel de Saint-Mathieu-du-Parc (près de Shawinigan),  avec une mise en scène de Jacques Crête.

Le 27 novembre 2003, au Grand Théâtre à Québec, c’était Œdipe à Colone de Sophocle qui m’a touchée, avec la mise en scène du regretté Jean-Pierre Ronfard selon la traduction de Marie Cardinal, elle aussi décédée.

Je m’arrêterai surtout à la pièce Les Troyennes qui me paraît être très significative pour mon propos.

Ce drame nous place dans un lamentable contexte d’après-guerre où les femmes sont les victimes ultimes de cette ville de Troie qui « n’est plus à présent qu’une ruine fumante, que la lance argienne a détruite et pillée » (vv.8-9). Et là encore, je constate que même dans les tragédies grecques, la liberté humaine est mise en échec.

Ce sont les dieux et les déesses qui décident du sort qu’ils réservent aux humains –simples  marionnettes sous leur entière domination.  En voici un exemple figurant au tout début de Les Troyennes :

Athéna

Réponds d’abord à ma demande : seras-tu de moitié dans mes plans,
afin d’accomplir avec moi ce que je veux ?

Posidon

Certes, mais il me faut connaître ton propos.
Viens-tu servir les Grecs ou les Phrygiens ?

Athéna

Ceux-ci étaient mes ennemis : je veux les réjouir en apprêtant aux Grecs un pénible retour ! (vv.61-66)

[…]

Athéna

Quand ils navigueront de Troie vers leurs demeures,

Oui, Zeus leur enverra pluie et grêle en rafales,

et les nuages noirs des ouragans.

Il me promet de me prêter sa foudre pour frapper les Grecs, incendier leurs vaisseaux.

Et quant à toi, dans ton domaine sur leur route égéenne,

tiens prêts pour eux tourbillons et tempêtes ;

que les falaises creuses de l’Eubée soient pleines de cadavres,

et que les Grecs apprennent désormais

à respecter mes temples, à craindre tous les dieux. (vv. 77-86)

Voilà une illustration éloquente que ce sont les dieux et les déesses qui déterminent le destin des humains, que la fatalité a le dernier mot sur le vécu. L’espoir, l’espérance ne sont définitivement pas à l’ordre du jour.

Hécube, reine de Troie, exprime le malheureux sort qui afflige son peuple.

Hécube

Debout, infortunée, lève ta tête abîmée sur le sol,

redresse ta nuque. Il n’est plus ici ni de Troie,

ni de reine de Troie. La fortune a changé, résigne-toi.

Livre-toi au courant, livre-toi au destin,

sans vouloir redresser ta barque,

qui dérive au fil des hasards !

Hélas, hélas ! nul malheur ne m’est épargné.

Patrie, enfants, j’ai tout perdu. (vv. 99-106)

Les femmes sont définitivement livrées à la domination des hommes qui décident de leur sort. Hécube pleure le sort de ses filles. La pauvre Cassandre, qui est en plein délire, sera donnée comme esclave ou épouse ? au roi Agamemnon. Polyxène, « destinée à servir le sépulcre d’Achille, sera égorgée sur sa tombe. Hécube est elle-même réservée au roi d’Ithaque, Ulysse. Elle crie son désespoir :

Hécube

O désespoir ! Meurtris ta tête rasée,

de tes ongles déchire tes joues !

C’en est trop ! Cet impur, ce perfide, mon maître ?

Ennemi du vrai, vipère sans loi,

il court d’un camp à l’autre

et partout calomnie et partout met la brouille.

Pleurez sur moi, Troyennes.

Ce dernier coup m’achève. Tout est fini pour moi.

Le sort n’aurait pu m’être plus funeste. (279-289)

Andromaque, veuve d’Hector, fils d’ Hécube, apprend que son fils Astyanax sera tué par les Grecs. Le héraut grec Talthybios prévient Andromaque de ne rien entreprendre pour changer quelque chose au sort fatal.

Talthybios

Ta ville est détruite, ton mari est mort, tu es prisonnière.

Pour nous, une femme qui lutte seule

ce n’est rien. Dès lors, renonce à te débattre,

à rien faire d’indigne ou qu’on puisse blâmer. (vv. 730-734)

Tous les efforts des femmes sont vains. En finale, Troie est en flammes, les femmes doivent embarquer sur les bateaux des Grecs qui les emmènent en esclavage, comme butins de guerre ! Hécube, dans un dernier adieu, se jette à terre et frappe le sol de ses mains ; c’est l’appel de la mère dépossédée de ses enfants.

Hécube

O terre qui nourris mes enfants !

O mes enfants morts, écoutez, entendez !

Reconnaissez la voix de votre mère. (vv. 1302-1305)

Le drame des Troyennes n’est pas unique, il ne cesse de se répéter et de se répercuter à travers les siècles, au milieu des conflits et des guerres de tous genres. La détresse est sans nom et inacceptable.

Pour terminer, voici  quelques références à un ouvrage fort pertinent : Façons tragiques de tuer une femme (Paris, Hachette, textes du XXe siècle, 1992), où la chercheuse Nicole Loraux a scruté dans les textes des tragédies de la Grèce antique « ces morts mises en mots » (p. 12). Elle constate que dans le jeu grec, les femmes ne meurent pas sur scène : « une sortie silencieuse, un chant du chœur  et puis l’annonce par un messager que, loin de la vue, la femme s’est tuée » (p. 48). « On ne voit pas la mort d’une femme mais seulement une femme morte » (p. 49). « Et c’est par des hommes que les femmes meurent, pour des hommes qu’elles se tuent le plus souvent » (p. 51).

Vierges sacrifiées pour la réussite d’une guerre comme Iphigénie, femmes qui se suicident comme Antigone plutôt que de mourir de la main de Créon. Dans  toutes ces morts qui hantent les pièces grecques, la gloire est réservée aux hommes, elle est virile. Alors, serons-nous étonnées d’apprendre que « la gloire des femmes est de n’en pas avoir. » (p. 27)