Premier colloque – La Sagesse s’incarne lentement
Mireille D’Astous, Vasthi
Du 17 au 19 août 2018, j’ai participé pour la première fois au colloque de la collective féministe L’autre Parole. La thématique choisie était « L’incarnation de la Sagesse ». Je me souviens qu’au baccalauréat, quelqu’un m’avait demandé pourquoi j’étudiais la théologie. Et je lui avais répondu : « Je cherche la sagesse ». Objectif inusité, étrange « plan de carrière » (qui n’en était précisément pas un). C’est le cœur assez léger que j’ai vu le thème du colloque : c’est dans mes cordes.
J’ai regardé les définitions du verbe incarner. J’ai retenu : « donner une forme », « personnifier de manière exemplaire ». Chercher la sagesse comme membre de la collective L’autre Parole, c’est être intégrée à un mouvement qui relie ces femmes, un mouvement qu’elles façonnent et qui les façonne. Une saine interdépendance, me semble-t-il.
Lors du colloque, il y a eu rassemblement et assemblée de femmes qui se donnent la possibilité de partager chacune leur vision de la sagesse incarnée. Ces espaces intersubjectifs, ces espaces d’accueil, de solidarité, d’écoute sont précieux dans une société comme la nôtre. Les spectres de l’isolement et du mal-être rôdent et la recherche de ressourcement, d’amitiés profondes et de relations épanouissantes demeure. Les mouvements féministes sont certes déjà potentiellement une forme de solidarité sociale. Les discours peuvent libérer en redonnant le droit à la parole et le droit de critiquer des normes sociales réductrices et destructrices du plein potentiel des femmes. Le mouvement féministe donne le droit de s’associer pour exiger des changements et y contribuer, à si petite échelle soient-ils. Il est possible de s’unir dans un rêve commun d’égalité, dans la revendication et les actions visant à ce que toutes (et tous) soient respectés, sans négation aucune de leur corps, de leur intégrité et de leur « pleine » humanité. S’unir pour que cessent toutes les formes de violences, des plus subtiles aux plus évidentes.
Les féministes chrétiennes peuvent en plus se référer à une culture religieuse et à des pratiques, en se donnant mutuellement la possibilité de redéfinir ces pratiques et d’y maintenir une spiritualité. J’aime la spiritualité concrète et collective : affirmer et incarner un espace de paix, de confiance et de communication respectueuse. Une sagesse incarnée est capable d’être à l’écoute du corps. Elle ouvre aux expériences de libération et de renouveau. Elle ne culpabilise pas, ne fait pas sentir à l’autre le rejet, n’enferme pas le sujet pensant dans les « fautes ». Elle se rend disponible à la possibilité d’une parole authentique. La sagesse incarnée ne nie aucune de nos expériences de vie. Au contraire, elle se déploie dans nos dialogues et nos conversations, lors de ces moments où ce qui est vécu est intégré et relié à des paroles sensées qui guérissent notre vie intérieure.
La sagesse incarnée se veut active et capable de dégager des formes de résistance justes par rapport aux expériences de résistance épuisantes ou subtilement reproductrices de la violence, de la discrimination et des inégalités subies par les femmes. Comme me le disait une participante, il faut choisir ses batailles. Et j’ajouterais qu’il faut accepter que les batailles nous transforment. Après les chutes, il est possible de se relever. Non, nous ne serons pas semblables à ce que nous étions avant la chute, si tel est le support narratif que nous choisissons. Et oui, nous nous donnons le droit d’interpréter les narrations bibliques, en donnant du sens à nos expériences et en nous ralliant pendant des ateliers de réécriture.
Mes propres désirs de construire un monde plus juste se sont soldés par plusieurs phases de désillusions. Entre le rêve et la réalité, un écart apparaît. Entre ce que l’on croyait et ce que l’on observe, il peut arriver que la connexion ne passe plus. Ou alors, qu’on ne veuille plus porter ce poids, cette responsabilité trop lourde de « changer le monde ». Il me semble que j’aurais voulu une vie où j’aurais bénéficié de chemins bienveillants déjà tracés et préparés soigneusement. Pour moi, la sagesse, c’est accepter que l’état du monde actuel — et les relations que j’y ai vécues — n’ait pas été à la hauteur de mes attentes à de multiples reprises. Et plus encore, pas à la hauteur de revendications légitimes, comme je vise à me réaliser et à m’épanouir, à l’intérieur d’un espace critique juste et réaliste.
La préoccupation de la collective L’autre Parole, je la partage : l’égalité hommes-femmes dans l’Église et dans la société. Adolescente, je ne croyais pas au père Noël, mais je croyais l’égalité atteinte, même si j’avais observé ma mère souffrir de son travail, sans réaliser, ce que signifiait pour cette « travailleuse du care », élever une famille tout en menant sa vie professionnelle. Les manifestations de sexisme et de misogynie que toutes vivent à des degrés divers, j’y étais mal préparée au début de l’âge adulte. Et j’ai été amèrement déçue de constater ultérieurement que certains avaient réussi à m’influencer dans des orientations qui ne protégeaient ni mes intérêts ni mon avenir comme femme. J’espère que les prochaines générations de femmes et d’hommes qui s’inscrivent en théologie auront toutes accès à un cours de théologie où la condition des femmes est au cœur de l’enseignement, où toutes les formes de sexisme seront expliquées, afin que cesse un jour la domination masculine. Les féministes chrétiennes croient que l’histoire du salut est liée au féminisme, que des expériences de libération sont possibles pour les femmes et que les associations comme L’autre Parole peuvent être un lieu pour les faire advenir, certes de manière jamais achevée.
Comment réagir face aux insatisfactions suscitées par cette Église encore trop « patriarcale » ? Comment maintenir l’espoir en l’amélioration réelle du monde, comment croire (si cela est encore possible) au Royaume et au règne d’amour promis ? J’aimerais vous partager un « lieu de sens » qui nourrit encore ce qu’il reste de ma « foi ». C’est une ancienne professeure de théologie qui m’a partagé la référence.
Dans On n’y voit rien, l’historien de l’art Daniel Arasse propose ses interprétations inusitées de six œuvres[1]. Sa discussion est fine, avec de nombreuses nuances. L’accent est mis sur des détails devenant une clé interprétative, passant pourtant inaperçus pour plusieurs. L’ensemble prend la forme de six narrations de son travail d’interprétation. Dans « Le regard de l’escargot », Daniel Arasse se questionne longuement sur la présence d’un escargot dans L’Annonciation de Francesco del Cossa (vers 1470-1472)[2].
L’escargot se situe en bas, à droite de la colonne centrale. D’une manière un peu simpliste, j’y voyais personnellement un signe de la lenteur du surgissement du divin dans le monde, y compris la lenteur de la transformation de l’Église (notamment en ce qui touche à la revendication de l’égalité hommes-femmes dans le sacerdoce et dans toutes les structures ecclésiales). Daniel Arasse pointe dans une autre direction. L’escargot, dont les proportions sont précisément disproportionnées, indique « comment regarder ce que nous voyons[3] ». C’est une invitation à la « conversion du regard[4] ». Et ce, particulièrement au moment où le regard se pose sur cette représentation de Marie, au moment où l’invisible surgit dans le visible, où « l’image commensurée d’une Annonciation […] (fait) affleurer visuellement la présence invisible de ce qui échappe à toute mesure[5]. » Incommensurabilité. Infini. L’Autre qui n’est jamais tout à fait là où on l’attendait. Comme un escargot, notre regard ne voit pas bien ce que nous regardons. La spiritualité chrétienne ouvre à la présence invisible et à la lente conversion du regard. Et ce en équilibre profond et toujours précaire face à cette possibilité : la sagesse s’incarne ici et maintenant entre nous et parmi nous.
[1] ARASSE. Daniel. On n’y voit rien, Gallimard, Paris, 2003.
[2]Wikimédia Commons. URL : https://commons.wikimedia.org/wiki/File : Francesco_del_Cossa_-_The_Annunciation_-_Google_Art_Project.jpg?uselang=fr
[3]ARASSE, Daniel, idem, p. 48.
[4]Idem, p. 55.
[5]Idem.