Pour une stratégie de démarches judiciaires
Christine Lemaire, Bonne Nouv’ailes
Solange Lefebvre racontait, lors de la soutenance de thèse de Johanne Philipps[1], l’indignation qu’elle ressentait à sa lecture, indignation qui la tenait sur le bout de sa chaise. Chaque fois que j’ai lu un article de Johanne, chaque fois que je l’ai entendue en parler, j’ai ressenti la même émotion. Une indignation qui me commandait de me lever, de passer à l’action. C’est tout le pouvoir des gens pacifiques.
Car de fait, Johanne Philipps n’est pas belliqueuse, elle se dit peu à l’aise dans le conflit. « Et pourtant ! », comme elle avait si bien titré un article paru dans L’autre Parole à ce sujet[2] : sa thèse est une bonne semence plantée dans le riche terreau de la recherche universitaire, appelée à nourrir l’indignation et la volonté de changement. Il faut que cette plante vive ! C’est dans cet esprit que je voudrais ajouter ma petite part d’engrais.
Pour établir son plaidoyer, l’autrice a eu recours à une vaste littérature ; elle ne s’est pas arrêtée aux frontières des études religieuses. Son approche interdisciplinaire puise dans la philosophie de Michel Foucault sur le pouvoir et à celle de Gilles Deleuze, au sujet de la pensée rhizomique, comme le système racinaire d’une plante, la plante qu’elle vient de semer. Bien plus, elle fait d’importantes incursions en droit. Voyons ce qu’il en est.
Selon Michel Foucault, le pouvoir n’est pas souverain ; il se diffuse plutôt dans un réseau de pouvoirs. Dans ce système, tous les acteurs et toutes les actrices ont une « agentivité », c’est-à-dire qu’ils et elles possèdent le pouvoir d’agir. Il n’y a pas deux camps : celui des dominant·e·s et celui des dominé·e·s. Chaque agent·e est, à son heure, dominant·e ou dominé·e. Il arrive même que les instruments de pouvoir deviennent aussi instruments de résistance. Tout cela est dynamique. Or, Foucault affirme qu’il y a domination lorsque les réseaux de pouvoirs, naturellement en mouvement, stagnent. Johanne Philipps explique que tel est bien le cas dans la situation qu’elle décrit : le Vatican fait tout ce qu’il faut pour que les réseaux de pouvoirs en Église se figent, se taisent et cessent de fonctionner.
Ainsi, la stagnation permet au Magistère de réaffirmer que les femmes n’ont pas les mêmes droits que les hommes. Elle lui permet aussi de profiter d’une vaste main-d’œuvre, bénévole, qui s’occupe de ses besoins quotidiens : du repassage de l’étole à la présence des intervenantes en pastorale. L’autrice ajoute que cette stagnation profite aussi au capitalisme néolibéral et patriarcal, puisqu’il peut toujours prétendre, en prenant l’Église pour exemple, qu’il existe de fait, des exceptions justifiables aux revendications des femmes, ce qui peut donc excuser toutes les autres injustices dans toutes les autres sphères de la société. Il faudrait donc, affirme Johanne Philipps sous l’inspiration de Michel Foucault, que l’on soit en mesure de remettre de la mobilité dans ce système figé de relations de pouvoirs, afin que les paroles des femmes et de leurs alliées puissent se remettre à circuler.
En poursuivant son argumentation, Johanne Philipps se réfère à la pensée de Deleuze qui lui permet d’ajouter que ce système de relations de pouvoirs est vivant, et que, comme dans tout système vivant, ce qui bouge à gauche produit des effets sur l’ensemble du réseau, comme sur une toile d’araignée. C’est une image souvent employée par les mouvements écologiques. C’est un propos plein d’espoir : toute action bénéfique dépasse largement les frontières de ses intentions immédiates.
Prenons un exemple. Toute action contre la discrimination des personnes noires aura un effet sur les actions de résistance pour les droits des femmes. C’est assez simple à comprendre : la discrimination des personnes noires est de la discrimination et une action pour obtenir justice, quelle qu’elle soit, a des répercussions sur l’ensemble des injustices. Il ne faut donc en négliger aucune.
Historiquement, la plupart des causes qui ont eu pour but de changer la société, c’est-à-dire de mettre de la mobilité dans les relations de pouvoir, ont eu recours aux tribunaux. De la reconnaissance des femmes comme « personnes » au mariage entre individus du même sexe, de la bataille de Chantal Daigle à la défense des conjointes de fait, des droits d’auteurs et d’autrices aux droits des animaux, des poursuites des gouvernements pour négligence au sujet des changements climatiques aux batailles pour le droit de mourir dans la dignité, les grandes questions de société obtiennent leur plus large exposition quand elles se retrouvent devant les tribunaux.
Nous ne pourrions certainement pas nous passer d’un tel instrument de pouvoir. Je ne pense d’ailleurs pas que tous ces recours avaient pour but une victoire immédiate. Ils ont servi à soulever des questions. Même si chaque procès n’a pas été gagné, le monstre endormi, titillé par de multiples électrochocs s’est mis à gémir, à réagir, à bouger. Bref, il y a eu instauration de mobilité. Dire que l’Église devrait faire exception à la règle reviendrait à renforcer les avantages qu’elle tire de la stagnation !
Dans une vision interdisciplinaire, le recours à des allié·e·s d’autres domaines, ici, de juristes féministes, aura en outre l’avantage de faire éclater les frontières étanches de la théologie où les féministes croyantes sont en ce moment enfermées, et disons-le, bâillonnées.
Je crois fermement que c’est parce qu’un jour, des femmes ont revendiqué devant les tribunaux le statut de personne que, bien plus tard, elles ont cessé de perdre leur nom en se mariant et qu’elles ont pu gérer elles-mêmes leurs biens. Je crois que c’est parce que les femmes ont gagné cette dernière bataille qu’elles ont pu justifier leur contribution en tant que conjointes de fait, et qu’aujourd’hui, elles travaillent à combattre toute forme de violence à leur égard. Évidemment, les batailles juridiques ne sont pas les seuls outils à la disposition des femmes qui, pour toutes ces questions, ont su déployer une grande variété de stratégies. Je crois néanmoins que les batailles juridiques ont joué un rôle capital qui a assuré la visibilité des injustices mises en cause. Dans la logique de la pensée rhizomique, ces avancées sur plusieurs fronts est tout à fait logique et cohérente.
La beauté d’une soutenance de thèse, c’est qu’elle s’inscrit dans une chaine temporelle, devient un relais à transmettre, un lieu de prise de pouvoir dans un réseau de pouvoirs rhizomique ! Cette thèse est l’œuvre d’une semeuse, une semeuse aguerrie qui a bien minutieusement choisi sa semence ainsi que l’endroit où la semer. Toutefois, ce n’est pas toujours à la semeuse de récolter. Il faut faire confiance à la vie, aux arroseuses, aux engrais, aux soins. Tout cela viendra d’ailleurs et en son temps.
C’est la beauté de la collectivité.
[1]Johanne PHILIPPS,Comment le projet de laïcité québécoise est défavorable aux femmes. L’urgence de briser une évidence, thèse doctorale,Université de Montréal, 2019. Disponible en libre accès à l’adresse : http://hdl.handle.net/1866/24791.
[2] Johanne PHILIPPS, « Et pourtant, pourtant… Les effets des relations religions – État sur l’égalité hommes et femmes », L’autre Parole, numéro 133, automne 2012, p. 19-21. Disponible à : https://www.lautreparole.org/et-pourtant-pourtant/