Parler-femme selon Luce Irigaray

Parler-femme selon Luce Irigaray

Au début des années 1970, au plus fort du « mouvement de libération des femmes » de notre fin de siècle, à Paris, Luce Irigaray, docteure en philosophie, psychanalyste et linguiste, commençait à publier des ouvrages à partir/sur/au sujet de la prise-de-parole des femmes.

1. Dans un livre intitulé Spéculum. De l’autre femme (1974), elle s’attaque au « vieux rêve de symétrie » de la pensée, du discours des hommes occidentaux, d’abord à Freud et au philosophe grec Platon : elle tente de « démonter » ce discours masculin sur la féminité ou la femme, donc la femme comme objet du discours, afin de trouver le moyen de donner un lieu de parole aux femmes à titre de « sujet » du discours. Elle met ainsi en lumière le fait que le masculin se donne comme norme de l’humain, et parle alors de la femme toujours en référence au vécu et au mode de représentation masculins. En faisant cela, la pensée des hommes fonctionne avec le paradigme de l’UN, et en conséquence ne fait aucune place à la différence, à 1a pluralité. La pensée occidentale, qui se meut dans le « même », construit ainsi un système théorique — coulé dans le béton — qui s’impose à tous au nom de l’« universel ».

La révolution copernicienne n’a pas encore produit tous ses effets dans l’imaginaire masculin… S’élevant à une perspective qui dominerait le tout, au point de vue le plus puissant, ainsi se scinde-t-il de son assise matérielle, de son rapport empirique au matriciel qu’il prétendrait surveiller… (Spéculum, 165-166)

Les femmes sont donc privées de leur « spécificité » et fondamentalement aliénées. De leur côté, les hommes s’aliènent eux-mêmes par rapport à leur origine, la nature, la mère et par rapport au féminin. Et quand une femme, comme elle, refuse de se laisser enfermer dans la logique masculine pour affirmer le féminin comme sujet, on la rejette : le système ne peut l’assimiler. Luce Irigaray sera ainsi exclue du monde académique, du monde scientifique, de la psychanalyse. Elle prendra 1 a parole quand même, appuyée par des éditeurs qui la publient depuis 25 ans.

2. Ce travail commencé dans Spéculum, elle le continue dans les ouvrages suivants : Ce sexe qui n’en est pas un (1977), Et l’une ne bouge pas sans l’autre (1979), Amante marine (1980), Passions élémentaires (1982), L’oubli de l’air (1983)… Sa tentative de trouver un lieu pour la parole des femmes, pour un parler-femme, consiste à parcourir des discours masculins (souvent Freud, mais aussi Marx, Nietzsche, Heidegger…) pour repérer là où il est question du féminin, de la femme, ou des femmes, avant d’introduire, dans le même lieu, une autre parole. Dans in premier temps, Luce Irigaray croit qu’il faut emprunter le chemin de ce qu’elle nomme le « mimétisme », c’est-à-dire le chemin de ce qui nous a été imposé historiquement comme étant féminin pour retourner en affirmation de soi ce qui a été une subordination, et ainsi commencer à déjouer cette subordination. Sinon, on risque de parler en sujet « masculin » ou de rester faussement, comme lui, dans l’indifférence sexuelle.

Jouer de la mimésis, c’est donc pour une femme, tenter de retrouver le lieu de son exploitation par le discours, sans s’y laisser simplement réduire. C’est se resoumettre à des « idées », notamment d’elle, élaborées dans/par une logique masculine, mais pour faire « apparaître », par un effet de répétition ludique, ce qui devait rester occulté : le recouvrement d’une possible opération du féminin dans le langage. C’est aussi « dévoiler » le fait que, si les femmes miment si bien, c’est qu’elles ne se résorbent pas simplement dans cette fonction. Elles restent aussi ailleurs. (Ce sexe qui n’en est pas un, 74)

Les femmes, en s’amenant dans le discours à partir de leur condition de femme (condition biologique, mais aussi bien culturelle, historique…), donnent forme à la « nature » qui a été occultée ou maîtrisée dans le discours masculin. Les femmes ont ainsi à traverser où plutôt à retraverser le discours masculin, en le mimant, afin de trouver un lieu « féminin ». C’est un travail de langage, pas seulement de féminisation de la langue, mais de dévoilement du système patriarcal en tant que présent dans la représentation, et dans le fonctionnement du discours masculin « spéculatif » qui « maintient, entre autres, la coupure entre le sensible et l’intelligible, et donc la soumission, la subordination, l’exploitation du « féminin » » (ibid.: 77)

Irigaray ajoute, à bon droit, que ce travail de langage a manifestement des enjeux politiques. Comment, autrement, les femmes peuvent-elles contrer l’ordre patriarcal ? Quand les femmes s’inscrivent dans le jeu politique, dans les rapports de force, elles travaillent à la modification de leur statut. Mais cela suppose autre chose qu’un pur renversement de la détention du pouvoir, ou dans la manière de l’exercer, ce qui produit une resoumission à l’ordre patriarcal. Dans ce sens, il ne s’agit pas d’être femme pour sortir du pouvoir « phallique ». Il est question plutôt de s’affirmer comme femme, de prendre la parole comme femme, du lieu même de notre condition, mais aussi de parler aux femmes et entre femmes.

3. Parler-femme, selon Luce Irigaray, ce n’est donc pas répondre à la question : qu’est-ce qu’être femme ? ou qu’est-ce qu’une femme ? car, ce serait alors se soumettre à la question « métaphysique » que posent les discours masculins. Il ne s’agit pas par le fait même d’élaborer un autre concept de la féminité pour retomber dans le système de représentation «masculin». Il s’agit plutôt de remettre en cause la « féminité » (ce qu’elle identifie comme « la mascarade de la féminité » chez Freud), en dévoilant ce qui a été refoulé dans l’inconscient des hommes. Freud luimême n’a pas « analysé » son discours sur l’inconscient, du point de vue de ses conditions socio-économiques et donc de l’ordre patriarcal. Aussi y trouve-t-on du refoulé comme, entre autres, sur « le rapport de la femme à la mère et le rapport des femmes entre elles » (Ce sexe qui n’en est pas un, 123). Irigaray développera ces questions centrales dans ses premières oeuvres surtout ( comme aussi dans Le corps-à-corps avec la mère, 1981)

Luce Irigaray avance aussi l’idée d’une sorte de syntaxe du féminin qui est à déchiffrer « dans la gestualité du corps des femmes » qu’on peut lire dans ce qui résiste, et donc dans la souffrance et le rire des femmes. (Ce sexe qui n’en est pas un,132) II y a, en effet, de plus en plus de textes, écrits par des femmes, qui mettent en oeuvre une autre écriture. Dans des lieux où les femmes sont entre-elles, il peut aussi s’énoncer quelque chose d’un parler-femme. Notre auteure a fait plusieurs études linguistiques dont elle rend compte dans Parler n’est jamais neutre, 1985, et aussi dans Sexes et parentés, 1987, repris dans }e,tu, nous, 1990. Certains diraient que parler-femme, c’est parler hystérique. Et de fait,

l’hystérie serait un symptôme de la souffrance qui est en latence ou qui est refoulée chez les femmes, parce qu’elle est interdite ou impossible. Ce serait comme une gestualité paralysée… (Ce sexe qui n’en est pas un, 136). En même temps, les hommes, en réprimant l’hystérie, se privent de leur rapport au corps.

Finalement, Luce Irigaray, en s’intéressant au parler-femme a pris à bras-le-corps la différence des sexes qu’elle n’identifie pas seulement à la sexualité/génitalité de la phase oedipienne, mais bien avant dans la différence de l’ovule et du sperme, dans la génétique. Aussi, dans ses dernières oeuvres (J’aime à toi,1995, Être deux, 1997, Entre l’Orient et l’Occident, 1999 ), elle s’est consacrée de plus en plus à la différence et au rapport entre les femmes et les hommes, après nous avoir donné une réflexion remarquable sur les rapports fille/mère et sur les liens entre les femmes elles-mêmes.

LOUISE MELANÇON, MYRLAM