Spiritualités féministes : corps, plis et intersections

Anne Létourneau

J’étais de celles qui attendaient la parution de Spiritualités féministes : pour un temps de transformation des relations avec impatience. J’accueille ce livre de Denise Couture comme un baume et un présent précieux pour les études religieuses féministes, réunissant à la fois sciences des religions, théologies et études des spiritualités, mais aussi plus largement pour les sciences humaines. Cet ouvrage est une démonstration limpide de l’importance, à l’université, d’une parole engagée dans la création de savoirs visant la justice sociale. Ce livre donne de l’énergie dans un contexte particulièrement difficile au Québec comme ailleurs. Il constitue une synthèse de théologie féministe époustouflante qui deviendra un incontournable dans le domaine. Mais c’est bien plus encore. C’est une démonstration unique d’épistémologie féministe appliquée, de la construction de savoirs situés tenant compte des dimensions religieuses et spirituelles dans le positionnement des sujettes. Enfin ! Comme le note Denise Couture dès le premier chapitre, une idée sur laquelle elle revient en conclusion, il y a encore aujourd’hui une tendance antireligieuse forte dans plusieurs féminismes ; il s’agit d’une croyance  bien  ancrée  selon  laquelle  féminisme  et  religion  sont  incompatibles.  Cette « conviction »  constitue  en fait une  sorte  d’angle mort qui éclipse l’existence  de féministes religieuses et spirituelles et le fait que — et je cite Denise Couture inspirée par Rosi Braidotti — « la capacité d’agir et de subjectivité féministe politique peuvent être médiatisées par la foi religieuse » (p. 40).

Dans le présent texte, je souhaite me concentrer sur trois éléments forts de la posture féministe et spirituelle qui se donne à lire dans l’ouvrage Spiritualités féministes et qui me semblent particulièrement prometteurs pour les études religieuses : la relationnalité (inter), le corps et la reconstruction de symboles religieux.

La relationnalité 

D’abord, la petite locution d’origine latine inter, « entre », me semble constituer un véritable fil conducteur dans le livre alors que Denise Couture présente sa méthode comme étant de l’ordre de la théologie interdisciplinaire, sa posture féministe comme intersectionnelle et consacre un chapitre passionnant à l’expérience interspirituelle. Cette petite locution, omniprésente, participe d’un décloisonnement complet des positions au profit d’une relationnalité « en marche ». La proposition est particulièrement audacieuse dans le champ des études du religieux où nombre de chercheur×e×s pensent encore se « protéger » de toute contamination subjective. L’autrice propose non seulement de mettre le « devenir des subjectivités » au centre de l’analyse, mais aussi de reconnaître que cette analyse est nécessairement elle-même subjective (p. 33), située, positionnée quelque part (sans que ce lieu soit fixe). S’intéresser à la religion vécue par les femmes suppose de reconnaître et d’alimenter la relation au cœur de la recherche sans tomber dans la représentation instrumentalisée des expériences, le parler pour critiqué par Gayatri Spivak1, en faisant une place à cette relation dans la manière d’étudier et d’enseigner.

Le livre offre notamment de définir le féminisme « dans un sens large et intersectionnel »   (p. 54), centré sur « […] les effets en chaîne de la fin de l’hégémonie de la figure de l’Homme classique » (p. 54). Il s’agit d’un féminisme compris de manière expansive, inclusive et décoloniale, au-delà des seules considérations de genre/sexe car, comme le dit si justement Denise Couture, les sujets sont traversés par une multiplicité de « lignées de domination et de libération » (p. 31), de résistance et de transformation. Cette posture me semble désormais incontournable dans l’étude des différentes traditions religieuses. Un  « nous-femmes » universel qu’il serait possible de cerner et de définir une fois pour toutes n’existe pas davantage au sein des christianismes, des islams ou des bouddhismes que dans la société dite séculière. Dans le prolongement de cette idée, la réflexion sur l’appellation « Dieue » (avec un e) que Denise Couture propose 2 est particulièrement intéressante. Le « e » y est compris comme renvoyant avant tout aux énonciatrices féministes (p. 96). Sur ce point, l’autrice tient aussi compte des critiques de théoriciennes et de théologiennes racisées et queers et se laisse questionner par l’idée de la blanchitude de la DieuE. Une autre belle démonstration de la dimension relationnelle et fluide de la posture féministe proposée dans l’ouvrage. La transformation des relations implique l’ensemble des altérités construites par le sexisme, le capitalisme, la translesbohomophobie, le racisme, le système carcéral, le spécisme, etc. Toutes ces relations sont incluses dans le projet féministe intersectionnel et interspirituel de Denise Couture.

Le corps et la matérialité

Le second aspect de la posture proposée dans le cadre de Spiritualités féministes que je souhaite aborder est la manière de concevoir la matérialité et le corps au fondement des conceptions proposées du féminisme, mais aussi de la spiritualité. Dans le prolongement de Sarah Ahmed, Denise Couture définit la posture féministe (et je cite) comme « […] une tournure matérielle d’existence dans le quotidien qui évolue avec l’histoire des personnes  » (p. 16) et qui tient compte de leur multiplicité. Loin des dogmes théologiques (y compris des théologies du corps proposées par la papauté), Denise Couture fait théologie à partir de la matérialité des expériences de femmes (la sienne comprise). Si j’ai parfois un malaise avec l’expression « expérience de femmes », en raison du risque de l’essentialiser par l’identification de vécus corporels prédéfinis et fixes, l’autrice déploie avec force exemples une prise en compte d’une multiplicité d’expériences différentes à partir desquelles réfléchir. Sa manière de définir le corps est particulièrement bien trouvée, notamment inspirée de Butler. Le corps est « [m]atière intelligente, il est le fait accompli, par sédimentation, de la manière dont le corps-sujet individualise un système sociosymbolique en sa propre existence  » (p. 108). Il y aurait ici sans doute de très beaux liens à faire avec la phénoménologie queer 3 de Sara Ahmed, qui pense le corps dans sa spatialité. Une telle manière de comprendre le corps s’avère une voie très prometteuse en études religieuses pour saisir notamment la mécanique d’engenrement (« engendering ») à l’œuvre dans nombre de rites de passage et dans les normes religieuses qui contribuent à genrer et à « hétérosexualiser » les sujets, non sans possibilité de transformation dans la résistance, mais aussi dans le respect de la norme 4. Bref, cette manière de comprendre le corps, traversé par les rapports de pouvoir, me semble très importante pour penser l’agencéité des sujettes religieuses et spirituelles, par-delà les dogmes religieux, les textes sacrés et le poids de l’institution plus généralement. Pour conclure sur le corps, je note l’audace théologique, inspirée par Marcella Althaus-Reid 5, de penser le corps divin à partir des corps bien tangibles des personnes exclues. J’y reviendrai en conclusion.

Construction et déconstruction de symboles religieux

Finalement, le troisième élément de la posture de Denise Couture retenu est celui de la déconstruction et de la reconstruction de symboles religieux. Cela inclut aussi la réécriture de textes, notamment bibliques, à partir du thème de la multiplicité qui court dans tout le livre. En effet, cette créativité, mise en œuvre par des féministes religieuses et spirituelles, suppose une pluralité interprétative, y compris par-delà les canons religieux, une dimension sur laquelle la théologienne Musa Dub 6 a particulièrement insisté. Cette multiplicité

— et je dirais même cette démultiplication créative des rituels et des textes — est d’autant plus pertinente qu’elle caractérise déjà l’histoire culturelle des traditions religieuses au cours des siècles. La figure de Marie est au cœur de ces critiques et reprises.

La théologienne indécente Marcella Althaus-Reid rejette l’investissement dans une mariologie (au contraire d’Ivone Gebara et de Maria Clara Bingemer), considérant la vierge Marie comme un symbole oppressif pour les femmes, qui n’a rien d’humain, allant même jusqu’à affirmer et je traduis : « […] si la Vierge Marie avait des pattes au lieu des mains et si son vagin se situait dans son oreille [facilitant sa pénétration par la Parole de Dieu, le Logos], ça ne ferait aucune différence théologique 7 ». Et pourtant, on ne peut nier le fait qu’il y a plus d’une Marie. D’où l’importance de partir des subjectivités des femmes et des minorités sexuelles, y compris dans le temps long de l’histoire. J’ai en tête trois Marie différentes dont les représentations ont peu à voir avec l’impossible contrat d’une maternité virginale :

  • D’abord, Tilda Swinton incarnait, en 1990, une jeune Marie fuyant les paparazzis dans le film The Garden du cinéaste Derek Jarman 8, un film dans lequel elle joue aussi le rôle de Sophia (Sagesse). Ce film réfléchit à la condition gaie/queer et à l’épidémie du VIH-SIDA à partir de relectures cinématographiques de fragments de christianisme, en particulier les moments clés de la passion de Jésus-Christ selon les évangiles.
  • Ensuite, l’œuvre intitulée Letanía [Litany] du jeune artiste trans/drag péruvien Giuseppe Campuzano, décédé en 2013. Campuzano y incarne la Vierge Marie 9.
  • Finalement, une représentation de Marie/Maryam dans un manuscrit éthiopien du  XVIIe siècle, Les Miracles de Marie, où elle désaltère un chien assoiffé, à même son Alors que personne ne lui donnait à boire, elle l’abreuve de l’eau des cieux10.

Dans ces trois exemples de différentes époques, Marie est/devient un espace de transformation des relations humaines et animales. Elle est humanisée. Ces quelques exemples permettent de montrer la plasticité des représentations, une idée qui s’applique aux rituels, aux textes, mais aussi aux subjectivités religieuses et spirituelles en tant que telles, comme le déploie fort bien Denise Couture : cette idée du « pli 11 » qui travaille le soi dans différentes directions. La posture féministe en études religieuses, c’est aussi refuser de marginaliser cette créativité au profit des dogmes et des normes religieuses, de la religion instituée. C’est la mettre en plein centre, en pleine lumière. Car, et je cite, « […] la transformation des traditions spirituelles et religieuses à travers les actions et les vies de subjectivités féministes ne fait pas partie de l’imaginaire collectif » (p. 142). Elle le devrait pourtant.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur la posture proposée dans ce livre très riche. Je conclurai en soulignant ce que je considère comme un enracinement utopique de ce projet féministe : une relationnalité forte, transformatrice. Ce que Denise Couture appelle « amour décolonial » en conclusion de l’ouvrage, un beau clin d’œil à l’ouvrage Islands of Decolonial Love 12 de l’autrice Anishnaabe Leanne Betasamosake Simpson. Loin d’une utopie rigide, loin de toute prétention à la pureté, on assiste dans ce livre à une invitation inclusive, toute en fluidités. Une utopie à la fois mouvante et enracinée dans les corps, à l’image de ce corps divin qu’Althaus-Reid pense à partir des corps marginalisés des femmes autochtones, des travailleuses du sexe, des personnes trans. Une utopie du présent qui s’incarne dans les subjectivités religieuses et spirituelles, mais aussi athées et agnostiques, dans la diversité des appartenances et des relations.

Anne Létourneau est professeure à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal. Spécialisée en exégèse de la Bible hébraïque, elle s’intéresse aux significations religieuses, littéraires et historiques des textes bibliques ainsi qu’à l’histoire de leurs effets, notamment sur les femmes et sur d’autres groupes marginalisés.

 

1 Voir Gayatri Chakravorty SPIVAK. Les subalternes peuvent-elles parler ? Paris : Éd. Amsterdam, 2009.

2 Cette graphie est d’ailleurs utilisée par les membres de L’autre Parole.

3 Sara AHMED. Queer phenomenology : orientations, objects, others. Durham : Duke University Press, 2006. Une traduction française de cet ouvrage est en préparation.

4 À propos de l’agencéité se définissant aussi dans le respect de la norme, cf. Saba MAHMOOD. Politique de la piété :

le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique. Série « Genre & sexualité ». Paris : La Découverte, 2009.

5 Cf. Marcella ALTHAUS-REID. « Pussy, Queen of Pirates : Acker, Isherwood and the Debate on the Body in Feminist Theology », Feminist Theology, vol. 12, no 2, 2004, p. 157-167.

6 À ce sujet, cf. Musa W. DUB. « Écriture, féminisme et contextes postcoloniaux », Concilium 276, 1998, p. 61-72.

7 Marcella ALTHAUS-REID. Indecent theology : theological perversions in sex, gender and politics. London : Routledge, 2000, 39 (je traduis).

8 Derek JARMAN. The Garden. London : Artificial Eye, 2005 (1990).

9 Voir notamment le collage « Letanía [Litany] », 2012, Williams College Museum of Art, Wachenheim Family Fund. Voir : https://artmuseum.williams.edu/collection/featured-acquisitions/giuseppe-campuzano/

10 Manuscrit éthiopien, Or 646 et Or 639, British Library (Source : Eyob Derillo).

11 Cf. notamment p. 135, 225.

12 Leanne Betasamosake SIMPSON. Cartographie de l’amour décolonial. Traduction par Natasha Kanapé Fontaine et Arianne Des Rochers. Montréal : Mémoire d’encrier, 2018.