Quelles postures féministes en études religieuses ?
Présentation du livre Spiritualités féministes
Denise Couture, Bonne Nouv’ailes 1
La rédaction a invité l’autrice du livre
Spiritualités féministes, Pour un temps de transformations des relations
(Les Presses de l’Université de Montréal, 2021) à présenter les grandes lignes de son ouvrage.
Le livre vise deux objectifs. Le premier est d’offrir une synthèse de théologie féministe en contexte québécois, pour combler une lacune. On ne disposait pas encore d’un tel ouvrage malgré une abondance de littérature féministe dans le domaine des études religieuses, produite au Québec, depuis une cinquantaine d’années. Il était temps de rassembler dans un volume les principales coordonnées de la théologie féministe. Le deuxième objectif est d’ordre existentiel. J’aurai travaillé comme professeure et comme chercheuse à l’Université de Montréal pendant une trentaine d’années et j’y ai œuvré dans le secteur principal des études religieuses féministes. Avant la retraite, je me suis donné comme dernier projet de recherche l’écriture de ce livre. Je désirais faire un retour sur les idées fortes que j’avais développées sur le sujet, les rassembler et les relier entre elles.
Un des slogans du féminisme est Le personnel est politique. Nous, les universitaires, l’allongeons et disons : Le personnel est politique et théorique. J’ai cherché à tricoter les fils du personnel, du politique et du théorique tout au long du livre, comme une manière féministe de penser et d’écrire. J’ai intégré des histoires personnelles. Je raconte des moments importants pour moi de prise de conscience. Je raconte aussi comment j’ai appris ce dont je parle, que je présente comme étant situé, en mouvement, contextuel et provisoire.
Dans le monde francophone en études religieuses féministes, j’ai remarqué que les hommes lisent très peu ou pas les théologiennes. Pour faire contrepoids à cette situation, autour de 90 % de la bibliographie est composée d’autrices. Un but de l’ouvrage est de faire connaître les travaux inspirants d’autrices féministes et de théologiennes qui sont à mon avis trop peu lues et trop peu connues.
Le livre s’adresse à un lectorat universitaire, professeur·e·s et étudiant·e·s en études religieuses, en études féministes et sur la question du genre. Il s’adresse également aux féministes engagées dans des groupes de la base et aux féministes spirituelles, en particulier aux femmes de la collective féministe et chrétienne L’autre Parole dont les créations prennent une bonne place dans le livre. Il s’adresse aussi au grand public intéressé et renseigné.
Le contenu en cinq chapitres
Le livre est composé de cinq chapitres. Le chapitre 1 présente les postures : quelles intersections construire entre les études féministes et les études religieuses ? Le chapitre 2 reprend le sous-titre Pour un temps de transformation des relations : de quelles transformations et de quelles relations s’agit-il et comment vivre dans ce temps de changements ? Le chapitre 3 propose des réinterprétations féministes des symboles chrétiens en partant de la vie des femmes : comment des féministes chrétiennes ont-elles procédé à une relecture du christianisme ? Le chapitre 4 pose la question de l’interspiritualité féministe en partant à nouveau de la vie des femmes, particulièrement dans le contexte québécois : quels liens découvrir entre des féministes de différentes appartenances religieuses ? Et le chapitre 5 propose une déconstruction systématique du patriarcat religieux et de ce que j’identifie comme le fondamentalisme de ce patriarcat religieux.
Chapitre 1 : Construire une posture féministe et spirituelle
La construction d’une posture théorique ainsi que la définition des termes se trouvent au chapitre 1.
J’opte pour une définition subjective de la religion. Est religion ce que les femmes considèrent comme religion. Comme dans le domaine de la question du genre, il s’agit de reconnaitre aux personnes la capacité de se définir elles-mêmes. De la même façon que pour l’identité sexuelle ou de genre, on laissera les femmes définir leur identité dans le domaine religieux. Dans ce livre, j’analyse comment vivent des féministes qui se disent religieuses ou spirituelles. Je pars de leur propre compréhension du religieux ou de la spiritualité. Cela correspond justement à un travail de la théologie.
Selon sa définition classique, la théologie consiste en une intelligence de la foi, en la compréhension par des personnes croyantes de leur propre foi. Je traduis cette définition pour aujourd’hui comme une analyse de l’autocompréhension de personnes spirituelles ou religieuses. Je conçois la théologie comme une science humaine parmi les sciences humaines et je fais théologie dans ce livre en analysant comment des féministes spirituelles ou religieuses se comprennent elles-mêmes.
Toutes les postures du chapitre 1 convergent vers l’analyse de la vie des femmes de leurs propres points de vue.
Je comprends le féminisme comme une manière de vivre anti-oppressive, par laquelle des femmes déploient leur individualité avec créativité, dans la subversion de la norme féminine patriarcale. Un deuxième slogan du féminisme énonce : Une femme sera libérée si toutes les femmes sont libérées. Je le comprends, selon une posture intersectionnelle, comme une invitation à lutter contre toutes les formes d’oppression subies par les femmes.
En ce qui concerne la spiritualité, j’adopte une définition interspirituelle proposée par des théologiennes féministes : la spiritualité est la vie pleinement vécue en relation avec l’énergie vitale. Elle comprend la joie et la souffrance, des abus, la reconnaissance des abus et leur refus.
J’ai appris des philosophes féministes que la tâche de la pensée, tant universitaire que citoyenne, consiste à analyser ‘le devenir’, plus précisément ‘qui nous sommes en train de devenir’. C’est le sujet du livre. Qui sommes-nous en train de devenir comme féministes interspirituelles ? Comment sommes-nous en train de changer les relations pour créer des relations justes ? Je m’inclus moi-même dans la culture que j’étudie, à partir de ma posture théologique.
Chapitre 2 : Transformer les relations
Le chapitre 2 renvoie au sous-titre du livre : Pour un temps de transformation des relations. Avec quelques philosophes féministes que je juge parmi les plus inspirantes, je postule que dans cette époque que nous vivons, que nous le voulions ou non, les relations sont en train de changer profondément. La question n’est donc pas de savoir si les relations changent. Elle est de savoir comment nous nous situons dans les transformations en cours. Comme féministes, l’option consiste à contribuer à détruire les hégémonies oppressives et à construire des relations justes. Cela passe à travers les corps et à travers les manières de mener la vie.
J’aborde le corps comme la matérialité de la subjectivité. Le corps est l’effet matériel, sédimenté avec le temps, de la manière de vivre et de penser, sur une longue période. On le forme, on le forge. Site des oppressions et des libérations, le corps-sujet est aussi le lieu d’exercice de l’individualité et de la création de soi.
Dans le chapitre 2, j’aborde quatre postures des corps-sujets en ce qui concerne la transformation des relations : queer, décoloniale, antiraciste et écoféministe. Ces approches interviennent lorsque survient le temps de réinterpréter les symboles religieux.
Chapitre 3 : Reconstruire des symboles féministes chrétiens
Le chapitre 3 présente des lectures féministes de symboles chrétiens. Je montre les liens entre les théologies féministes développées sur le plan transnational et celle, unique et originale, créée dans le contexte québécois. Au Québec, la collective L’autre Parole, fondée en 1976, poursuit jusqu’à ce jour une démarche de relecture féministe des symboles chrétiens. J’en fais le récit.
Les féministes québécoises parlent de la Dieue chrétienne, Dieue avec un e. La voyelle e ajoutée au mot Dieue ne signifie pas d’abord que Dieue est féminine, même si le symbole féminisé peut aussi vouloir dire cela. La voyelle e signifie que les locutrices sont des féministes. Elle renvoie à la position d’énonciation féministe dans la diversité. Elle ouvre un espace vaste de résistance au patriarcat religieux sous toutes ses formes.
La théologienne Monique Dumais, une cofondatrice de L’autre Parole, soutenait que le christianisme manque d’incarnation. Cela est paradoxal parce que le christianisme est la religion de l’incarnation. Les féministes parlent de Christa : Christ, Jésus-Christ, féminisé. Christa s’incarne dans le corps de chaque femme, les inspire, les vivifie, les rend libres. Le symbole de Christa invite à se tourner vers la matérialité de Dieue, une idée fructueuse aux nombreuses implications et tout le contraire du Dieu avec un u que l’on concevait comme un pur esprit.
Les féministes renversent les doctrines chrétiennes les unes après les autres.
Prenons les énoncés sur la création divine. Celle-ci n’est plus comprise comme une sortie du chaos pour rentrer dans l’ordre, elle nous laisse plutôt dans le chaos des oppressions croisées auxquelles il nous faut résister toujours à nouveau. Penons les énoncés sur la rédemption ou le salut. On ne les voit plus comme une sortie du péché pour atteindre un état de pureté, car aucune position n’est pure. Comme le dit la théologienne botswanaise Musa Dube, chaque sujet-corps est traversé par les lignées de domination, de collaboration et de libération.
Elisabeth Schüssler Fiorenza figure comme une pionnière de la théologie féministe aux États- Unis. Dans les années 1970, ses collègues féministes en sciences humaines lui demandaient pourquoi elle persistait à s’occuper de la religion, un domaine qu’elles considéraient comme perdu pour le féminisme. On l’exhortait à laisser ce champ de côté. Elisabeth Schüssler Fiorenza leur répondait et continue de répondre que nous ne pouvons pas laisser les discours religieux aux mains de dirigeants religieux qui les utilisent pour consolider le patriarcat et les dominations. Les féministes ont la capacité de les déconstruire et de les reconstruire, et cette tâche est essentielle.
Les féministes chrétiennes le font. Elles créent leur propre vie spirituelle en même temps qu’elles créent des relations justes.
Chapitre 4 : Vivre une interspiritualité féministe
Le chapitre 4 a pour sujet l’interspiritualité féministe. Je reprends les positions de féministes autochtones, bouddhistes, chrétiennes, juives, hindoues, musulmanes et néopaïennes. Ce qui m’intéresse surtout, ce sont les liens entre elles, les manières dont elles renforcent leurs positions mutuellement, ainsi qu’une lecture transversale des spiritualités féministes.
Fidèle à la méthode choisie, je pars de l’expérience de groupes féministes interspirituels. Dans le chapitre 4, je rapporte entre autres les résultats d’une recherche qui a mené à la rencontre avec 25 féministes spirituelles à Montréal appartenant à diverses traditions religieuses. Elles ont raconté leur histoire de vie et comment elles comprennent et vivent leur féminisme et leur spiritualité.
Elles ont décrit une culture pleine de sagesse, une culture commune entre elles que je résume ainsi : choisir de vivre en cercles de vie, forger une estime de soi qui intègre la souffrance, construire une autonomie spirituelle, exercer des pratiques spirituelles créatives dans le quotidien, apprendre à reconnaitre l’abus et à le refuser, désapprendre ses propres préjugés et participer à des groupes d’affinité interspirituels pour un surplus de vie et pour déconstruire le racisme.
Chapitre 5 : Déconstruire un phallocentrisme religieux, étude de la politique du Vatican
Le dernier chapitre procède à une déconstruction systématique du patriarcat religieux. J’ai toujours préféré travailler à la construction créative de nouveaux symboles et de nouvelles pratiques féministes. Mais il faut bien également déconstruire le phallocentrisme. J’ai choisi de démonter celui du Vatican, celui érigé par les autorités catholiques depuis le début des années 1980. La pensée patriarcale des dirigeants catholiques romains représente un système politique contemporain qui a des effets puissants dans la culture actuelle. État observateur à l’ONU, il met de l’avant une position explicitement anti-femmes qu’il tente de faire implanter dans les pays catholiques. Il adopte un système de pensée patriarcal avec les mots du féminisme, inversant la signification des mots féministes, ce qui s’avère souvent déroutant.
Il n’est pas si simple de reconnaitre le fonctionnement du patriarcat parce qu’il se camoufle structurellement lui-même. L’étude de la politique phallocentrique catholique représente à mon avis un excellent exercice pour apprendre des trucs afin de reconnaitre le fonctionnement du patriarcat, de le défaire et d’y résister.
Je termine le chapitre avec la question de la laïcité. Au Québec, on proclame que la laïcité vise à protéger l’égalité entre les femmes et les hommes. Avec Johanne Philipps qui a déposé une thèse de doctorat sur le sujet à l’Université de Montréal en 2019, je soutiens que si c’était vraiment le cas, si la laïcité québécoise visait vraiment à protéger l’égalité entre les femmes et les hommes, on cesserait de concéder aux dirigeants religieux le droit de discriminer les
femmes. L’État établirait un rapport de force avec les dirigeants de l’Église catholique qui discriminent les femmes. On cesserait de considérer la religion comme une zone de non-droits pour les femmes et comme le dernier domaine de la vie où les femmes ne peuvent pas revendiquer leurs droits fondamentaux.
Le chapitre se termine par un appel aux féministes sociales, aux groupes de défense des droits et à l’État québécois d’appuyer les luttes des féministes spirituelles contre la discrimination envers les femmes et envers les minorités sexuelles dans le domaine religieux.
Conclusion
Nous vivons dans un temps de changements rapides et de transformations des relations. Comment orienter ces transformations ? Comment construire des relations justes ? Comment des féministes spirituelles sont-elles en train de le faire ? Ce sont les questions que pose ce livre.
Au début, je pensais que j’écrirais un livre assez général qui présenterait une synthèse de textes en théologie féministe. L’approche féministe qui allie le personnel, le politique et le théorique m’a plutôt fait faire un retour existentiel sur ma propre vie. L’expérience d’écriture a produit un livre où le personnel et le théorique se sont entremêlés.
1 Denise Couture est professeure associée à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal où elle a enseigné la théologie féministe et la question des femmes et des religions pendant plus de trente ans. Elle est membre de L’autre Parole depuis sa jeunesse et, plus particulièrement, de son petit groupe Bonne Nouv’ailes.