« Pour un temps de transformation des relations » Réflexions sur le temps que nous vivons

« Pour un temps de transformation des relations » Réflexions sur le temps que nous vivons

Christine Lemaire, Bonne Nouv’ailes

Si le titre du livre de Denise Couture nous indique son objet, son sous-titre établit la posture intellectuelle et existentielle à partir de laquelle elle a pu en traiter. Le présent article se veut une invitation à réfléchir sur les concepts de l’énoncé « pour un temps de transformation des relations », afin d’en mesurer le poids prophétique.

Définition de transformation

Le mot transformation indique, selon le Larousse, un « changement de nature 1 ». Ici, la « nature » évoque ce qui caractérise profondément une entité, qui la distingue des autres2, c’est- à-dire les relations qui précèdent. Aussi, un changement de nature s’inscrit-il dans la profondeur, dans l’essence des choses, des êtres et des individus. Il s’agit donc d’une action radicale.

Dans le contexte positiviste et productiviste de nos sociétés contemporaines, pour observer et appréhender une transformation, il faut impérativement savoir d’où l’on part et, idéalement, où l’on veut aller ; connaître à l’avance le résultat que l’on cherche à atteindre, en d’autres mots, établir un objectif.

D’où partons-nous ?

À l’instar de la philosophe Gayatri Chakravorty Spivak, il importe pour l’autrice de « se situer », c’est-à-dire d’indiquer l’origine des propositions qu’elle nous offre, afin d’en saisir les influences et les éventuels biais. Faisons-le avec elle. D’abord dans l’espace : nous vivons dans l’hémisphère nord de l’Amérique, dans un pays riche et en paix, dans une culture à tendance colonialiste. Socialement, ensuite : nous sommes pour la plupart Caucasiennes, économiquement privilégiées, chrétiennes et (donc ?) en quête de justice. De façon genrée, enfin : nous sommes des femmes hétéros ou homosexuelles, en butte à un système millénaire, le patriarcat.

En outre, tout au long de son ouvrage, Denise Couture relate des moments forts de son appartenance à L’autre Parole. L’invitation à s’enraciner dans la vie et l’expérience des femmes afin d’en faire émerger une spiritualité renouvelée est centrale dans l’approche féministe de la collective, présente dès sa fondation, selon les convictions de Monique Dumais, notamment.

Cette volonté de situer et d’enraciner les idées phares de son parcours de théologienne, Denise Couture la porte tout au long des chapitres en racontant une anecdote personnelle qui concrétise l’élément théorique qu’elle s’apprête à nous expliquer. Ainsi, chaque fois, la lectrice est informée du point de vue de l’autrice — abondamment documenté et inspiré par d’autres autrices et auteurs en sciences humaines et sociales — et comprend que sa parole part avant tout d’elle-même, d’une expérience, d’un élan, d’un questionnement fondamental, ce qui la rend singulière.

Voilà donc le point de départ de la transformation envisagée.

Quel résultat voudrions-nous atteindre ?

À ce chapitre, la réponse est moins évidente et le fait de ne pas savoir exactement où nous allons ne semble pas si important. Trop de précision quant au résultat attendu réduirait inutilement les possibles, fermerait l’esprit à ce qui pourrait advenir d’inattendu grâce à la contribution des forces méconnues du temps collectif ou spirituel. Ce serait fermer la porte à la Ruah, souffle de la Sagesse. En revanche, nous savons très bien ce que nous n’acceptons plus : ce que Denise Couture appelle « les dynamiques de domination » (p. 48).

L’attitude adoptée par l’autrice, à l’instar de la philosophe Rosi Braidotti et de son groupe d’appartenance L’autre Parole, exclut tout dogmatisme et n’attend rien d’un jour J. Le miracle, s’il a lieu, se fait au quotidien, au sein de ce que l’on nomme « l’ordinaire ». L’autrice parle de

« tournure matérielle d’existence dans le quotidien » (p. 16), et souhaite un déploiement des individualités dans la créativité (p. 25). Toutes choses qui sont en train de se passer, maintenant.

La transformation est souterraine, là où elle a le plus de chances d’être irrévocable. Chaque individue est appelée à y participer puisqu’elle ne peut s’initier ailleurs que du dedans de soi. Cet élan de transformation amène à prendre position, tant au propre (debout, non courbées, dépliées) qu’au figuré (choisir et inventer).

Dans quel temps vivons-nous ?

Il est commun de penser que nous vivons à une période de l’histoire humaine appelée « modernité » et Denise Couture nous indique que les origines de ce terme remontent aux écrits du philosophe Emmanuel Kant (p. 45).

Rosi Braidotti opte quant à elle pour un autre type d’inscription dans l’histoire et envisage le temps d’aujourd’hui comme un « entre-temps » situé entre le « plus maintenant » et le « pas encore ». C’est le chemin qu’emprunte aussi Denise Couture. L’expression pourrait sembler simpliste : le présent n’est-il pas toujours un « entre-temps » ? Celui-ci a toutefois ceci de particulier qu’il est un « temps de transformation des relations », largement tributaire du mouvement des femmes.

À ce chapitre, il convient de s’émerveiller devant la force du phénomène qui, selon la philosophe française Camille Froidevaux-Metterie, a inauguré une « nouvelle ère anthropologique3 », soulignant ainsi la puissance transformatrice du mouvement des femmes. Nous vivons donc dans un temps de transformation des relations, qui serait, en d’autres mots, la « révolution du féminin4 » en cours, inéluctable et au service de tou·te·s les humain·e·s — et non humain·e·s — de la planète.

Les femmes ont toujours représenté un peu plus de la moitié des êtres humains. Pourtant, on les traite encore souvent de « minorité », un travers hérité du patriarcat. Une prise de conscience de la force du nombre est capitale. Il faut rappeler à quel point il est opportun de tabler sur le nombre de femmes qui imposent leurs propres singularités dans tous les domaines de la société. Car dès qu’elles arrivent, elles les transforment, et ce, de façon généralement positive. On n’a qu’à penser à la présence des femmes en politique, à l’origine des avancées des droits des femmes, ou à la tête des entreprises5 où elles ont amélioré leurs conditions de travail. Mes propres recherches dans le secteur de la pratique privée du droit indiquent que même en intégrant un domaine sans vouloir « déranger » ou sans désirer le changer, les femmes transforment malgré tout ce secteur, en le rendant plus humain pour toutes et tous. Dans les Églises, cette force — évidente, mais redoutée par les prélats — permet de transformer le religieux.

La transformation des relations

Dès le sous-titre, l’ouvrage de Denise Couture annonce l’enjeu principal des spiritualités féministes : les relations entre les individu·e·s en quête de transcendance. Ce n’est qu’en vivant ensemble, en discutant ensemble, en travaillant ensemble à l’avènement de la justice et du mieux-être des sociétés, bref, en se mettant en mouvement ensemble que l’on parviendra à transformer le monde.

Préalablement et tout au long du trajet, la vigilance est de mise quant à la nature de nos relations, de manière à les écarter des modèles délétères et des réflexes acquis au sein du patriarcat. Qu’en est-il ? Transformer nos relations aux autres en les rendant moins violentes, plus bienveillantes et moins autoritaires. Les inscrire non pas dans une hiérarchie, mais dans une collégialité. Travailler ensemble et non chacun·e pour soi, nourrir le privé en l’irriguant de la puissance des réflexions et des démarches collectives.

L’autre Parole est un bel exemple de cette visée de transformation des relations. La collective nous donne d’abord la liberté d’être nous-mêmes, individues singulières et accueillies dans cette singularité, ce qui contribue à nous situer. Ensuite, notre mode d’existence et nos prises de position sont basés sur des relations horizontales. L’autre Parole amorce une transformation de notre relation à nous-mêmes tout autant qu’elle s’avère un ferment pour une transformation des relations entre hommes et femmes en Église et dans la société.

Nous sommes assurément dans un entre-temps, entre le plus maintenant et le pas encore, qui sème de l’espérance et s’inscrit à contre-courant de l’idéologie capitaliste néolibérale. Sous couvert de pragmatisme, celle-ci nous enjoint en effet de ne croire et de ne nous attacher qu’aux actions qui porteront fruit à court terme et dont les résultats nous seront directement et individuellement redevables. Or, dans l’Ekklèsia que nous bâtissons, nos expériences de transformation des relations, quotidiennes et ordinaires, nourrissent notre détermination à poursuivre un processus dont nous ne verrons pourtant jamais l’aboutissement. Il s’agit encore là d’une révolution.

Conclusion : croire et espérer en un temps chaotique

Le mouvement des femmes auquel Denise Couture adhère en est un de maillages et de mosaïques. Mosaïques de femmes aux couleurs variées en termes de tempéraments, de personnalités, d’histoires et de compétences, de femmes conscientes de leur valeur d’humaines, œuvrant au sein de groupes qui transforment déjà le champ religieux. Maillons parce qu’en tant que mouvement, il ne peut s’accomplir que sur plusieurs générations de féministes. C’est pourquoi j’ai qualifié ses propos de prophétiques.

La théologienne définit la spiritualité comme un élan de vie. N’aurons-nous jamais fini de devenir ? Dans cet entre-temps, éloignement de ce que nous ne voulons plus, vers un pas encore indéterminé, ce qui nous tient debout et combattantes, c’est précisément cet élan transformateur des manières d’exister, favorisant la vie en mouvement, sous toutes ses formes.

 

1     Deuxième      définition     de     « se     transformer » :      «     changer     de     nature,     passer     à     un     nouvel état ». https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/transformer/79120

2 https://dictionnaire.lerobert.com/definition/nature ; Marie-Éva de Villers, Multi dictionnaire de la langue française, Montréal, Québec Amérique, 2009, p. 1088.

3 Camille FROIDEVAUX-METTERIE, La révolution du féminin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2015, p. 27.

4 Ibid, p.1.

5 Voir à ce sujet: Monique JÉRÔME-FORGET, Les femmes au secours de l’économie: pour en finir avec le plafond de verre, Montréal, Stanké, 2012.