L’audace de l’espérance
Anne-Marie Ricard
Une œuvre d’art illustre bien le parcours des 40 ans de Femmes et Ministères : la Madone marchant d’Elisabeth Frink1 . Frink offre une représentation inhabituelle de Marie, tout en angles, en pointus, et non en rondeurs angéliques. Une Marie en bronze, solide, que la vie a éprouvée et qui reste debout, en marche, déterminée et lucide.
Le bilan des 40 ans de ce Réseau présente une synthèse des nombreux actes posés par ces chrétiennes catholiques, souvent en partenariat avec des allié·e·s, afin de faire bouger les structures obsolètes de leur Église et de renouveler la théologie, en y insérant un regard féministe. Les archives et le site Internet du réseau Femmes et Ministères sont des traces visibles de cette histoire et des avancées réalisées. Ces traces attestent des souffrances traversées, des inévitables heurts et débats, des déceptions profondes face à l’institution ecclésiale ; malgré tout, elles signalent une espérance qui demeure.
D’une Parole entendue à une parole qui regroupe
Il aura suffi d’une phrase : « Aussi longtemps que les femmes, qui sont elles-mêmes engagées sur le terrain de la pastorale avec un mandat de leur évêque, ne se rassembleront pas entre elles pour discuter de l’exercice de leurs fonctions, la question des femmes en Église n’avancera pas »2.
C’est ainsi que commence l’histoire du réseau Femmes et Ministères en 1982. La parole d’une femme, celle d’Élisabeth Lacelle, en entraîne d’autres. En octobre 1982, des femmes de chacun des diocèses du Québec se réunissent pour bâtir un réseau entre praticiennes sur le terrain et théologiennes universitaires. Ces croyantes ont agi comme sujets et actrices d’une histoire nouvelle de femmes en Église. Action et réflexion ont été les deux rails de ce mouvement enclenché par Femmes et Ministères, qui vise à promouvoir les pistes théologiques et pastorales inscrites dans le service ecclésial des femmes et à développer un partenariat3 avec des femmes aussi bien que des hommes intéressé·e·s aux objectifs de Femmes et Ministères.
Deux recherches marquantes
L’enquête sociologique réalisée en 1986 par Sarah Bélanger, pour le compte de Femmes et Ministères, aboutit à la publication en 1988 du livre Les soutanes roses. Portrait du personnel pastoral féminin au Québec. Grâce à une liste des femmes engagées en pastorale constituée par le réseau des répondantes à la condition féminine, les réponses de 614 agentes de pastorale représentant les 21 diocèses du Québec sont retenues. Pour une première fois, on dispose d’un portrait des femmes engagées dans l’Église du Québec ainsi que du travail qu’elles réalisent.
Dans la suite du livre Les Soutanes roses, les résultats d’une recherche-action Voix de femmes, Voies de passage4 sont publiés. Deux cent vingt-cinq agentes de pastorale de 26 diocèses francophones du Canada y parlent de leur conception de l’Église associée à leur ministère.
Les autrices de cette seconde recherche, quatre théologiennes membres du réseau, livrent une interprétation théologique des pratiques pastorales de ces femmes :
C’est au nom de ce droit reconnu à la communauté ecclésiale que les femmes engagées en pastorale brisent un silence trop longtemps gardé pour interpeller les dirigeants de l’Église. […] En dénonçant le primat accordé à certaines pratiques et disciplines ecclésiales au détriment des personnes et des communautés chrétiennes, les croyantes engagées incitent les autorités ecclésiales à réviser le maintien de certaines traditions, à changer des lois et des structures inadéquates afin de promouvoir des pratiques acculturées inhérentes à la « réception » de la Bonne Nouvelle du Royaume. Finalement, en questionnant la structure pyramidale et masculine de l’Église, les femmes réclament de ses dirigeants qu’ils fassent en sorte que l’institution ecclésiale reflète la réalité de l’interdépendance pour faire advenir dans les faits la communauté des disciples égaux du Christ.5 (Souligné par les autrices elles-mêmes)
Paroles et gestes pour l’ordination des femmes
En 1992, dans la lettre « L’Église recroquevillée » publiée dans Le Devoir 6 , Femmes et Ministères exprime publiquement son désaccord avec les raisons évoquées par le Vatican et son attitude de fermeture concernant la décision de l’Église anglicane d’accorder le sacrement de l’Ordre à des femmes :
[D]e plus en plus de théologiens et d’exégètes catholiques s’accordent pour dire que l’on ne peut tirer du choix de Jésus des raisons déterminantes pour défendre une position ou l’autre en cette matière. Or, comment prétendre prôner l’égalité et l’unité au nom de l’Évangile du Christ tout en continuant d’exercer une discrimination à l’endroit des femmes sur la base de leur appartenance sexuelle. Cela devient de plus en plus intolérable dans la société et dans l’Église et relève, à la rigueur, du contre- témoignage. 7
Un mur se dresse à Rome quand Jean-Paul II ferme la porte au sacerdoce aux femmes avec sa Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis sur l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes (22 mai 1994). Qu’à cela ne tienne, le 29 juin 1994, Femmes et Ministères présente au président de la CECC, Mgr Jean-Guy Hamelin, une requête accompagnée de 725 signatures, femmes et hommes, pour que la CECC s’assure de la poursuite des recherches sur la participation des femmes aux ministères ecclésiaux. Puis, le 25 août, Le Devoir publie cette même requête, avec l’appui de 1275 autres signatures.
De 1998 à 2003, le réseau anime le projet Virage qui vise l’amélioration de la situation des femmes dans l’Église par la mise en relief des pratiques discriminatoires exercées envers elles et par la recherche d’actions communes pour contrer ces situations. Ce projet s’est réalisé en plusieurs étapes avec la participation de 1000 femmes de plusieurs diocèses et se conclut par la déclaration « Pour une Église libératrice8 » à Montréal en mars 2003.
De 2006 à 2009, avec le Centre Justice et foi, le Centre Saint-Pierre et la collective L’autre Parole, Femmes et Ministères organise trois colloques sur l’accès des femmes aux ministères ordonnés.
Le site Internet de Femmes et Ministères est créé en 2006. Il devient un moyen de faire connaître les études, les recherches et les autres contributions touchant la situation des femmes engagées en Église, qu’elles exercent des ministères reconnus ou non. S’ajoute, en 2014, la page Facebook pour rejoindre un nouveau public.
En octobre 2015, le réseau se réjouit d’avoir influencé l’intervention de Mgr Paul-André Durocher au synode sur la famille. Il reprend les trois propositions de Femmes et Ministères : octroyer à des hommes et des femmes laïques bien formés la possibilité de prendre la parole lors des homélies aux célébrations eucharistiques ; reconnaître l’égale capacité des femmes d’assumer des postes décisionnels dans l’Église ; ouvrir aux femmes l’accès au diaconat dans l’Église. Un évêque québécois ose enfin briser le silence maintenu depuis 1994 sur la question des ministères exercés par les femmes.
L’espérance malgré tout
Les membres du réseau Femmes et Ministères incarnent l’espérance chrétienne dans leurs paroles et dans leurs gestes depuis 40 ans, malgré les lenteurs, les injustices et les abus de l’institution ecclésiale. Tout comme la Marie de Frink, elles se placent devant la cathédrale et descendent du socle que l’Église patriarcale leur a construit ; elles continuent leur marche vers l’interdépendance, vers l’égalité entre femmes et hommes, au nom de l’Évangile. Elles se mettent en route, tournées vers le monde, là où la Parole du Fils de Dieu continue de prendre chair aujourd’hui.
Anne-Marie Ricard est diplômée en sciences de l’orientation et en théologie
de l’Université Laval. Elle a œuvré comme conseillère d’orientation et psychothérapeute au
gouvernement du Québec et en pratique privée. Elle a également travaillé
en pastorale paroissiale et scolaire au diocèse de Québec puis à la formation pastorale
d’agent·e·s de pastorale aux diocèses de Saint-Jean-Longueuil et de Saint-Hyacinthe.
1 https://www.christies.com/en/lot/lot-6152183
2 Élisabeth Lacelle dans une émission télévisée d’affaires religieuses de la Société Radio-Canada, décembre 1981.
3 Le terme « partenariat » comporte ses pièges. Pour en saisir les embûches, voir le texte de Micheline Laguë,
« Des mots et des hommes, le partenariat piégé à sa source », 30 avril 2014, https://femmes- ministeres.org/?p=1830.
4 Lise BARONI, Yvonne Bergeron, Pierrette DAVIAU et Micheline LAGUË, Voix de femmes, voies de passage. Pratiques pastorales et enjeux ecclésiaux, recherche-action réalisée pour le réseau Femmes et Ministères, Montréal, Éditions Paulines, 1995.
5 Ibid., p. 220.
6 Pierrette DAVIAU et Micheline LAGUË, « L’Église recroquevillée », Le Devoir (30 novembre 1992), Cahier B, p.8.
7 Ibid.