Portraits de féministes non violentes
Louise Garnier et Nathalie Tremblay, Groupe Phœbe
Dans le cadre du colloque, les membres de Phœbe, à qui on avait confié l’accueil, ont décidé de mettre en valeur la contribution de quelques femmes ayant, par leurs actions, valorisé une culture de la non-violence. L’équipe — ne se doutant pas de trouver un si grand nombre de femmes issues de tous les temps, de toutes origines qui se sont engagées dans l’action non seulement dans la lutte contre l’oppression des femmes, mais également en tant que pacifistes convaincues — a dû faire des choix déchirants dans la sélection, car chacune de ces femmes aurait mérité qu’on leur consacre une place dans ce texte. Ce texte expose la biographie de cinq de ces femmes, biographies qui avaient servi à l’activité animée par le groupe Phœbe et à réfléchir en grand groupe à la question comment penser la non-violence, à la lumière de l’héritage de ces femmes.
Le premier portrait évoque la vie de Dorothy Detzer, (1893-1981), féministe et figure emblématique du mouvement américain pour la paix1. En 1920, elle quitte son Indiana natal pour un séjour d’un an en Autriche à faire des travaux de secours pour l’American Friends Service Committee (AFSC). De là, elle se rend en 1922 en Russie en tant qu’administratrice de l’AFSC où elle est exposée aux ravages de la famine et de la guerre. Elle comprend que le travail social ne suffisait pas et qu’elle devait s’impliquer dans le militantisme pacifiste. À son retour aux États-Unis, en 1924, elle devient donc secrétaire nationale exécutive de la section américaine de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (LIFPL), qu’elle dirigera de 1924 à 1946, organisme qui avait comme objectif premier d’amener les femmes de différentes allégeances politiques et/ou philosophiques à unir leurs efforts. Au fil de sa carrière militante, elle sera de plusieurs combats : la revendication d’ouvertures de nombreuses enquêtes législatives sur l’industrie des munitions, la sensibilisation du public à l’exploitation des pays africains, en particulier l’Éthiopie et le Libéria. Cela lui vaudra d’être décorée de l’ordre humanitaire de la rédemption africaine par le gouvernement libérien en 1933 pour ces efforts. Elle a également joué un rôle important dans la nomination de Mary Woolley au sein de la délégation américaine sous le gouvernement républicain du président Herbert Hoover à la conférence mondiale pour le désarmement, qui s’était tenue en 1932 à Genève. Quelques décennies plus tard, dans le contexte de la Guerre froide, elle a travaillé pour la reconnaissance de la Russie, comme membre de la communauté internationale et milité pour la liberté de Cuba contre l’intervention américaine.
Le deuxième portrait circonscrit le parcours militant de Hildegard Goss-Mayr. Née en 1930 à Vienne (Autriche) — ayant elle-même connu les heures sombres du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale — elle est une témoin majeur de la non-violence évangélique dans le monde. Elle est la présidente d’honneur du Mouvement international de la réconciliation (MIR) et membre du comité de parrainage de la Coordination française pour la Décennie et de celui de la Coordination internationale pour la Décennie de la culture de paix et de non-violence. En 1953, elle obtient son doctorat en philosophie de l’université de New Haven de Vienne. C’est dans ces années qu’elle choisit de s’engager contre la guerre et la libération par la non-violence. Après avoir participé au rapprochement entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest dans les années 50, elle est à Rome au moment du Concile Vatican II pour obtenir des pères conciliaires l’importance de se doter d’un document universel mettant l’emphase sur la paix. Cette participation, combinée aux pressions exercées d’un groupe de vingt femmes (dont Dorothy Day) se traduira en 1963 par la publication de Gaudium et spes2 et de la reconnaissance du droit à la liberté de conscience. À la même époque, elle commence son travail conjoint avec son mari Jean Goss en Amérique latine en faveur de la construction d’un mouvement non violent. Au fil des années, elle collabore avec plusieurs figures du mouvement de la théologie de la libération en Amérique latine — dont Dom Hélder Câmara, Adolfo Pérez Esquivel, Dom Antonio Fragoso et Mgr Oscar Romero, dénonçant les abus commis à l’endroit des populations par les régimes dictatoriaux un peu partout à travers le monde (Philippines, Burundi, Rwanda, etc.).
Le troisième portrait révèle l’histoire d’Hélène Stöcker (1869-1943), militante pacifiste, féministe, journaliste et essayiste politique, d’origine allemande3. À peine majeure, Helene Stöcker quitte la maison de ses parents puritains et part pour Berlin. Elle intègre le mouvement féministe qui commence à prendre de l’ampleur en s’engageant pour l’accès des femmes à l’éducation. À partir de 1890, elle étudie les œuvres de Nietzche et partage quelques-unes de ses vues radicales sur l’État, les impacts négatifs du capitalisme sur les populations, l’Église et les représentations morales dominantes. Quelques années après avoir débuté en 1896, des études de germanistique, de philosophie et de sciences sociales, elle obtient son doctorat de philosophie à l’Université de Berne, où les femmes sont autorisées à passer des examens. Helene s’implique activement dans le mouvement de la révolution sexuelle féminine et revendique la liberté pour les femmes de vivre leur sexualité en dehors du mariage. Elle plaide en faveur de la légalisation de l’avortement et pour la décriminalisation de l’homosexualité.
En 1905, elle fonde l’Union pour la protection des mères, qui devient à partir de 1908 l’Union pour la protection des mères et la réforme sexuelle. Elle parvient à imposer à l’ordre du jour de grandes organisations féministes, la revendication du droit des femmes à disposer librement de leur corps et de leur sexualité. Lors de la Première Guerre mondiale, Helene Stöcker se tourne vers le mouvement pacifiste, où elle s’investit particulièrement, en fondant l’Union des objecteurs de conscience avec d’autres militantes et l’Internationale des résistants-tes à la guerre. Durant les années qui ont suivi cette première guerre, elle se joint à de nombreux groupes activistes, qui visent la reconstruction de liens pacifiques entre la Russie et l’Allemagne. En 1933, elle se voit obligée de quitter l’Allemagne nazie et se voit dépouillée de sa nationalité par le régime au pouvoir. Elle part en exil et trouvera refuge aux États-Unis, où elle meurt en 1943, dans la misère.
Par l’entremise du quatrième portrait, on découvre des éléments biographiques du parcours d’Aya Virginie Touré, une militante de la paix et une femme politique ivoirienne. Elle s’est fait connaître pour avoir organisé la résistance non violente des femmes contre le président Laurent Gbagbo, qui avait refusé de se retirer après avoir perdu l’élection présidentielle contre Alassane Ouattara. Touré consacre son activité militante à la mobilisation des femmes que ce soit en tant que directrice nationale de campagne adjointe pour l’élection présidentielle ivoirienne de 2010, en organisant de nombreuses manifestations pour la paix en Côte d’Ivoire lors de la crise ivoirienne de 2010-2011. Dans la même continuité, en 2011, Touré dirige 15 000 femmes lors d’une manifestation pacifique à Abidjan. En occupant le poste de présidente du Rassemblement des femmes républicaines (RFR). Les célébrations de la Journée internationale des femmes du 8 mars, ont été à plusieurs reprises, l’occasion pour Touré de rassembler 45 000 femmes dans le cadre de manifestations pacifiques organisées dans tout le pays. À partir de 2012, elle est nommée présidente de la Fondation Petroci, fondation qui consacre ses efforts à la création de centres de santé et d’éducation un peu partout à travers le pays, initiatives qui ont des effets directs sur le bien-être des populations. En 2016, elle a été élue députée des villes de Guépahouo et Oumé4.
Le cinquième et dernier portrait porte son attention à l’histoire de Nadia Murad Basee Taha née en 1993 dans le nord de l’Irak. En 2014, elle se retrouve piégée lors d’une attaque menée dans son village par les Kurdes. Victime de trafic humain et d’esclavage sexuel, elle est soumise au joug de l’état islamique. Quelques mois après sa capture, elle réussit à se sauver et à rejoindre sa sœur en Allemagne. Son histoire attire l’attention de l’avocate britannique d’origine libanaise Amal Clooney. En décembre 2015, elle implore le Conseil de sécurité des Nations Unies d’intervenir contre l’État islamique, accusant le groupe terroriste des génocides contre les yézidis. Elle devient ambassadrice de bonne volonté des Nations Unies pour la dignité des victimes du trafic d’êtres humains. Le 5 octobre 2018, elle reçoit, à seulement 25 ans, le prix Nobel de la Paix pour ses efforts à mettre un terme au trafic sexuel, arme utilisée contre les femmes et les enfants5.
Conclusion
Les portraits de ces femmes sont autant de modèles d’inspiration dans la marche continue des femmes à l’émancipation de toutes formes d’oppression. Ces portraits se veulent une illustration à travers une courte période, de la persistance des violences subies par les femmes au fil du temps et des cultures, mais surtout, de l’importance de faire les choses autrement.
1 R. RAINBOLT (1977). Women and war in the United States. The Case of Dorothy Detzer, National Secretary W.I.L.P.F. Peace & Change. 4(3); 18-23.
2 Kurtz, L.R. (2001). Hildegard Goss-Mayr. Peace Review. 13(3); 457-461.
3 Braker, R. (2001). Helene Stocker’s Pacifism in the Weimar Republic: Between Ideal and Reality. Journal of Women’s History. 13(3); 70-97.
4 Biographie Aya Virginie Touré. Consulté en ligne le 18 février 2023. https://business.abidjan.net/qui/4- parlement/3119-toure-aya-virginie
5 The Nobel Peace Prize 2018. Nadia Murad. Consulté le 18 février 2023. https://www.nobelprize.org/prizes/peace/2018/murad/facts/