Le zazen : ne pas faire1
Denise Nadeau2
Au cours des quelques années où j’ai fait partie de L’autre Parole, la collective chrétienne et féministe au Québec, j’étais membre du petit groupe Phœbé, dont sœur Yvette Laprise était une figure marquante. Elle nous rappelait que le plus important était simplement « le moment présent ». Elle souriait et ne disait pas grand-chose de plus. J’ai considéré ce qu’elle disait comme un truisme, comme quelque chose que tout-le-monde-sait. Je ne savais pas vraiment ce que cela voulait dire à l’époque et, même aujourd’hui, être dans le moment présent est pour moi un combat spirituel.
Je pratique depuis récemment le bouddhisme zen. J’ai été élevée comme catholique au Québec et je suis toujours culturellement catholique. J’habite à Victoria en Colombie-Britannique où je fréquente de manière irrégulière une communauté de l’Église Unie et je suis membre d’une communauté qui pratique le bouddhisme zen (une sangha Zen). Novice dans le bouddhisme, ma formation en psychothérapie somatique informe ma pratique zen. Celle-ci concerne la manière dont on peut engager son corps dans la méditation et la prière et comment cela peut aider dans les moments difficiles.
Pendant de nombreuses années, je me suis méfiée du bouddhisme parce que je le considérais comme une religion qui encourageait la passivité. Je savais qu’il y avait des personnes bouddhistes engagées et que des moines bouddhistes avaient résisté pendant la guerre du Vietnam. Pourtant, quand j’en suis arrivée à la pratique réelle du zen, du zazen ou de la méditation et de la directive de « simplement s’asseoir », je ne voyais pas comment cela soutenait l’action dans le monde. L’un des enseignements associés à la pratique assise est de n’avoir aucune opinion, aucun jugement ou de ne faire aucune comparaison, c’est-à-dire d’arriver à un point « zéro » dans son esprit. Je ne voyais pas en quoi cela avait à voir avec le moment présent, sans parler d’une autre expression mystérieuse que mon enseignante de zen, Wayne Codling, utilise : doing not doing (faire ne pas faire).
Comment rester dans le moment présent alors que notre esprit est constamment en train de réfléchir, de juger, de comparer les choses et d’avoir des opinions sur tout et rien ? Susan Apoyshan, une bouddhiste tibétaine, fondatrice de la psychothérapie corps-esprit et l’une de mes professeures en psychothérapie somatique, préconise de prêter attention aux sensations internes du corps, qu’il s’agisse d’une douleur, de picotements ou même d’un engourdissement3. Elle encourage la respiration et l’écoute des sensations leur permettant de bouger, ne serait-ce qu’avec des micromouvements. Comme dans le tai-chi, nous recevons l’invitation de reposer notre cœur-esprit (heartmind), mot en médecine chinoise pour le cœur, situé sur un point de dantian, le centre de gravité de notre corps. Quand j’imagine que mon cœur repose sur ce point sous mon nombril, je peux sentir l’énergie de mon corps se rapprocher du sol, ce qui m’aide à ressentir la force de gravité. En portant ma conscience à ma respiration, et surtout aux sons que j’entends dans l’instant, je peux être plus présente. Je dirige ma conscience vers la sensation du toucher de l’air sur ma peau et vers les sensations de contact avec mes vêtements et avec toutes odeurs ou tous goûts que je ressens.
Apoyshan commence toujours ses séances de pratique d’incarnation par les mots « il n’y a nulle part où aller, il n’y a rien à faire ». Je redis ces mots lorsque je médite pour m’aider à demeurer ici et maintenant, car j’ai toujours un endroit où aller ou quelque chose à faire, ce qui me tient en dehors du présent. Le concept zen de « ne pas faire » (doing not doing) signifie que l’on doit être dans le moment présent, que l’on est dans le présent dans le « ne pas faire », et cela peut se produire dans la pratique assise. C’est le lieu où l’on ne peut pas faire de mal, en ne faisant pas. Le zen interdit clairement de lui assigner un but, car celui-ci nous emmène dans le futur et hors du présent. On ne cherche pas l’illumination, la santé ou un outil pour surmonter des difficultés, même si ces résultats peuvent apparaitre comme des avantages secondaires de la pratique qui, elle, demeure sans objectif. L’essentiel est d’être avec ce qui est, la réalité du présent. La fonction du simple fait de s’asseoir – le sens du terme zazen – est d’atteindre un état de non-jugement, sans opinion, sans comparaison, sans histoire, afin que le cœur soit ouvert et compatissant.
Après le zazen
Mais qu’en est-il après le zazen, après la période où l’on est simplement en position assise ? Aujourd’hui, je me suis assise à l’un des moments les plus terribles de notre histoire contemporaine, la guerre entre Israël et le Hamas qui tue des milliers de civils, dont près de la moitié sont des enfants. Tout le monde a une opinion et le conflit est ici, tout près de nous, dans nos rues et même dans nos familles, alors que les gens prennent parti. Cela me rappelle l’expression « cœur endurci » dans la Bible hébraïque. Qu’il s’agisse de Pharaon au cœur endurci (Ex 4,21) ou de Dieu dans Ézéchiel qui ôtera « de votre corps le cœur de pierre et vous donnera un cœur de chair » (Ez 36,26), on voit que cette image est plus qu’une métaphore. Le muscle cardiaque se calcifie littéralement, il se ferme, il s’arrête de battre, il se contracte, il se protège lorsqu’il juge, lorsqu’il déteste, lorsqu’il réduit l’autre à un objet. Je peux sentir les cœurs se durcir tout autour de moi, y compris, parfois, le mien. La guerre se construit sur des cœurs endurcis et sur la fabrication d’armes dans un but lucratif. L’homophobie, l’islamophobie, l’antisémitisme, le racisme, le capacitisme, le sexisme – tous les ismes – fleurissent dans le cœur endurci du jugement. Comment « ne pas faire » peut-il aider dans ce contexte ?
Le travail de la spiritualité incarnée peut aider, car il implique d’adoucir le cœur. En apprenant à prêter attention aux sensations physiques autour de l’organe du cœur et dans tout le corps – même un poing serré peut affecter le cœur –, on peut commencer à discerner avec justesse. Revenir au moment présent implique de revenir à une prise de conscience des sensations corporelles que provoque la respiration, mais aussi à une pratique d’assouplissement délibéré des muscles tendus, qu’ils soient du visage, du cou, du ventre, de la mâchoire ou des mains. Lorsque je prends un moment pour faire une pause et « ne pas faire » dans ce contexte, je puis me remémorer la figure féminine bouddhiste de Kwan Yin, avec ses nombreux bras tendus pour aider le monde, « celle qui entend les cris du monde ». Comment agir quand on laisse la douleur s’enfoncer dans son cœur ?
Charlotte Joko Beck, une enseignante zen très attentive au corps, décrit la méditation comme un entraînement à aborder une situation avec plus de clarté, un cœur plus apaisé et plus ouvert4. Si l’on abandonne les jugements, les opinions et les logiques guerrières dans la pratique assise, alors il est possible d’aborder le « faire » d’une manière plus constructive. Elle offre un enseignement sur le caractère central de la conscience des sensations corporelles comme clé pour rester dans le moment présent. Ainsi, dans un moment de conflit, elle nous invite à faire une pause, à identifier la pensée et à remarquer les sensations.
En pratique
Un exemple : « penser à quel point le texto de mon fils m’énerve ». Mon fils et moi avons des positions différentes sur la manière de résoudre la guerre entre Israël et le Hamas. Je suis en colère contre lui. Je veux lui répondre immédiatement. Mais je remarque que je fais une pause. Je pratique ce que Beck suggère, pour abandonner cette pensée et faire attention à la façon dont je ressens le mécontentement dans mon corps. J’ai remarqué ma mâchoire serrée, mon souffle plus court, mes épaules relevées, ma gorge serrée. Beck conseille de maintenir la concentration sur ce qui se passe dans le corps, de respirer dedans et d’observer comment ces sensations se transforment progressivement au fur et à mesure qu’on y prête attention. Ce qui se passe dans ce processus, c’est que mon moi qui regarde et qui observe peut progressivement cesser de s’identifier au « je » qui est ennuyé et qui a une opinion. Une heure plus tard, je renvoie à mon fils un texto calme reconnaissant sa position sans jugement. Je suis étonnée de voir à quel point ma colère s’est dissipée. Je peux apprendre à écouter sa position. Ce que je découvre lentement, c’est qu’en observant ma réactivité, je peux répondre d’une manière différente ou plus efficace. Je me demande s’il s’agit de ce qu’on appelle Upaya dans le bouddhisme, souvent traduit par « moyens habiles ».
Il n’en demeure pas moins que je ressens toujours de la colère chaque fois que je vois l’image hideuse que le président autoritaire de notre condo a placée dans notre couloir ou que je regarde à la télévision un autre bombardement de Gaza. Parfois, je peux observer ma réaction, mais souvent, je ne le peux pas. Nous vivons une période très difficile de l’histoire où la haine augmente. Lorsque je m’y laisse entraîner de manière non réfléchie, je me souviens parfois de prendre le temps de « ne pas faire » et d’explorer mon état corporel. Cela veut dire plonger dans le moment présent, avec toutes ses sensations. Cela signifie abandonner mes pensées et me concentrer sur la respiration et sur la respiration dans le cœur, afin qu’un jour je puisse « faire » à partir d’une réponse habile qui vient d’un cœur adouci et ouvert
1 L’article est traduit de l’anglais par Denise Couture.
2 Denise Nadeau est professeure affiliée au Département des religions et des cultures de l’Université Concordia. Elle réside en Colombie-Britannique où elle s’occupe de ses petits-enfants, écrit, danse et travaille à la solidarité autochtone. Elle est l’autrice de Unsettling Spirit. A Journey into Decolonization, Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2020. Denisenadeau.org
3 Susan APOYSHAN, Heart Open. Body Awake, Shambala, 2021.
4 Charlotte Joko BECK, Everyday Zen, Harper One, 1989.