Hors de la loi naturelle, le salut
Anne Guillard[1]
Il y a tant à dire – et à faire – pour les femmes et pour l’égalité dans l’Église catholique ! J’ai choisi de me concentrer sur un élément essentiel de cet enjeu, à savoir les fondements de la pensée catholique.
J’ai voulu isoler l’élément spécifique des fondements de la pensée catholique, parce qu’ils façonnent sa manière d’appréhender le réel. Et sa manière d’appréhender le réel façonne les lois qui organisent l’Église avec toutes les injustices que nous connaissons.
Je m’adresse à vous aujourd’hui à partir de deux points de vue : celui de l’expérience militante que j’ai acquise au fil des années, en particulier avec la collective Oh My Goddess! ; celui de la recherche universitaire, dans laquelle je travaille comme philosophe politique et théologienne.
Si l’on veut changer les lois de l’Église – son cadre juridique –, cela implique de changer la « mentalité » de l’Église, autrement dit de repenser son processus de production de normes et de valeurs. Cela nécessite en tout premier lieu de réviser les fondements de sa pensée. Ce sont ces fondements que nous pouvons tenir comme principal verrou du changement de l’Église. Alors, quel est-il précisément, ce verrou ?
La loi naturelle
Ce verrou est ce qu’on appelle « la loi naturelle ». Toute la Tradition de l’Église et la production du magistère se sont fondées sur le type de raisonnement qu’elle induit. La doctrine de l’Église est ainsi produite par des successions de sophismes naturalistes. Pour donner un exemple de ce type de raisonnement, prenons le sacrement du mariage. L’Église[2] établit une équivalence entre « mariage » et « loi morale naturelle » en partant d’un constat : la procréation entre un homme et une femme est possible. De ce constat, elle déduit une norme et une valeur morale : le mariage. Dieu a créé le couple, donc il a créé le mariage. Comme si un constat pouvait avoir une valeur morale en soi. Les lois et les textes produits par ce type de raisonnement emprisonnent l’intelligence dans un système fermé où le terme « nature » sert autant de prémisses que de conclusion.
C’est aussi en grande partie avec la loi naturelle que l’Église réinterprète continuellement la foi catholique, qu’elle dicte ce qui est moralement permissible, ce qui est moralement requis et ce qui est moralement interdit. Or, ce cadre interprétatif a largement été critiqué par la philosophie et par les sciences sociales contemporaines, qui ont façonné d’autres possibilités de raisonner. L’étroitesse de raisonnement qu’offre la loi naturelle est, me semble-t-il, ce qui fait dériver l’Église loin du monde et qui sape sa pertinence.
Le genre et le féminisme
Ce que signifie donc pour moi la démarche synodale pour les femmes et pour l’égalité dans l’Église, c’est de faire entendre et reconnaître des manières d’interpréter la foi catholique qui sont hors du champ de la loi naturelle et qui sont même combattues par l’Église. Ces cadres interprétatifs sont ceux du genre et du féminisme, dont les bases intellectuelles divergent de celles de la loi naturelle.
Pour la pensée du genre et du féminisme, les prémisses sont celles de l’analyse de données culturelles et comportementales d’une société donnée. Elles sont donc singulières et contingentes, tandis que la loi naturelle se veut universelle et éternelle. L’écart entre les fondements du genre et ceux de la loi naturelle est tel qu’il conduit l’Église à un décalage, à une impertinence sociale dont elle s’inquiète autant qu’elle s’en vante.
Pour de nombreux·ses croyant·es, cette impertinence crée un déchirement intérieur entre l’intime de leur foi, son actualisation communautaire et leur expérience du monde séculier. Ce déchirement oblige à s’interroger : ces réalités sont-elles conciliables ? Dois-je en choisir une et répudier l’autre ?
Hors du champ de la loi naturelle
Ces interrogations ont présidé à la création de notre collective Oh My Goddess! Notre objectif était de se faire le mégaphone de personnes qui interprètent et renouvellent la foi catholique à partir de leurs expériences, hors du champ de la loi naturelle, et qui ont été disqualifiées par l’Église en tant que « subjectives », « contextuelles », et donc qui manquent « l’universel » de la foi catholique.
Depuis 2019, avec notre premier balado, Bonne Nouv·elle, la parole inclusive du dimanche, nous donnons la parole à des personnes exclues formellement du droit canon ou invisibilisées par l’Église pour prêcher sur les textes de la messe du dimanche : femmes, personnes LGBT+, laïques, personnes précaires, religieuses, personnes non croyantes. C’est un acte de désobéissance créatrice qui communique une puissance de renouvellement des évangiles grâce aux voix habituellement réduites au silence.
Depuis mai 2023, avec notre deuxième balado, Les maculées conceptions, nous avons voulu faire connaître les enjeux de genre dans le catholicisme en interrogeant des chercheuses de différentes disciplines – sociologie, Bible, théologiennes féministes et queers. C’est un projet inédit qui complète le livre Dieu·e. Christianisme, sexualité et féminisme que nous avons publié en mars 2023. J’aimerais souligner ici l’épisode introductif, car il dévoile un élément crucial de la pensée de la loi naturelle. Ce premier épisode part de témoignages variés pour montrer comment, dans l’Église catholique, l’intime recèle aussi une portée politique. Ces témoignages chargés d’expériences de violence et d’injustice circonscrites, qui se sont étirées parfois sur plusieurs années, ont amené des personnes à revisiter leur appartenance à l’Église catholique et à identifier comment elle a façonné leur vision d’elles-mêmes, de la maternité, de la sexualité, de la vie conjugale.
Confusion dans l’Église
L’Église considère qu’il existe deux catégories de genre aux contours stricts entre ce que serait une femme et ce que serait un homme ; elle énonce également comment doivent se construire les relations entre ces deux catégories et ce que devrait être une sexualité dite bonne. Or, tout cela est pris dans une pensée de la loi naturelle qui structure des rapports de pouvoir. Et ces rapports de pouvoir produisent de la hiérarchisation, de la domination, de l’exclusion et de la violence qui font système.
La morale catholique issue de la pensée de la loi naturelle brouille le rapport que nous avons à notre corps, à notre désir et, plus profondément, à notre intégrité physique, psychique et morale. Cette pensée vient à nous faire considérer la sexualité comme un péché lorsqu’elle est hors mariage ; « intrinsèquement désordonnée » lorsqu’elle unit deux personnes de même sexe ; elle en vient à ce que le droit canon réprimande la masturbation en la plaçant au même rang que le viol sur autrui ; elle en vient à situer une relation consentie entre adultes de même sexe sur le même plan que la violence sexuelle sur mineur·e. Le droit canon, en tant que support juridique de l’Église, n’est que la traduction d’une pensée confuse qui, en vertu d’un « ordre naturel », a contribué à créer un système mortifère. Et cette confusion contribue à ce que les abus sexuels prospèrent dans le silence.
On pourrait croire que toutes ces injustices, toutes ces violences ne rongeraient plus l’Église si seulement nous pouvions lever la censure et le discrédit des personnes dont les points de vue ne concordent pas avec sa pensée. Pourtant, l’incorporation d’une pluralité de points de vue pour scruter les biais de compréhension de genre d’une hiérarchie ecclésiale exclusivement mâle et abstinente, quoique cruciale, ne suffit pas.
Cela ne suffit pas parce que, depuis la fin des années 1980, l’Église a par exemple déjà condamné le sexisme comme un péché (cette condamnation a été exprimée dans une lettre pastorale sur les femmes rédigée par des évêques états-uniens en 1988, mais qui n’a pu être qualifiée finalement au rang « d’autorité d’enseignement », car elle n’a pas reçu le soutien d’une majorité des deux tiers des évêques). Le pape François reconnaît dans l’exhortation apostolique Amoris laetitia (2016) des contributions positives de l’émancipation féminine et des mouvements de femmes. Il a dénoncé « les excès des cultures patriarcales qui considèrent les femmes comme inférieures » (no 54) ; il a dénoncé « l’inégalité d’accès à des postes de travail dignes et aux lieux où se prennent les décisions » (no 54) ; il a dénoncé le chauvinisme qui tente de contrôler les femmes ou qui les blâme des divers problèmes sociaux. Il a aussi affirmé que le masculin et le féminin n’étaient pas des catégories rigides et ne devaient pas être déterminantes dans la division des tâches domestiques, par exemple (no 286).
Alors pourquoi rien ne change dans l’Église ?
Le principe de complémentarité
Prenons le cas du refus obstiné d’ordonner des femmes prêtres.
Le raisonnement de l’Église est que l’aspiration à la prêtrise ne relève pas du domaine de l’égalité de genre ou des droits humains. La prêtrise ne peut être le signe d’un avancement social. Il s’agit d’un autre ordre, de la volonté du Christ qui, il y a deux mille ans, a choisi des hommes. De ce fait, le raisonnement de l’Église transcende le raisonnement séculier du vocabulaire de l’égalité des droits. C’est encore une fois la loi naturelle qui distribue des compétences différenciées et complémentaires aux hommes et aux femmes. Aux hommes, on attribue le pouvoir sacerdotal, car ils sont « naturellement » des guides, des pasteurs ; aux femmes, on confie le souci du soin et du soutien.
L’une des clés de voûte de la pensée de la loi naturelle est ainsi l’idée d’une complémentarité naturelle et physique, de la dualité des différences sexuelles mâle et femelle. C’est ce principe cardinal qui ordonne les réalités dans l’Église, en commençant par sa répartition du pouvoir et en finissant par sa morale sexuelle. La complémentarité lie les différences physiques et biologiques à un ordre naturel hiérarchique : une hiérarchie de genre dans laquelle seuls les hommes peuvent être naturellement prêtres et une hiérarchie sexuelle dans laquelle l’hétérosexualité est l’orientation naturelle et complémentaire.
Par conséquent, pour s’harmoniser avec le monde séculier, l’Église doit réviser son raisonnement fondé sur la loi naturelle, car bien qu’en principe universellement accessible, il est en réalité très limitant intellectuellement et culturellement. Opérer un changement des fondements réflexifs de l’Église est important, car sinon elle ne peut que vicier ses tentatives de prises en compte d’enjeux contemporains. Un exemple éclairant est celui du développement par le Vatican d’une théologie de la femme : celle-ci véhicule l’idée que (1) les femmes sont un problème pour l’Église universelle mâle et qu’elles sont différentes de la norme masculine par défaut – puisqu’il n’existe pas d’équivalent pour l’homme ; mais, plus grave encore, (2) elle reconduit une réflexion essentialiste fondée sur la loi naturelle et rigidifie l’idée d’une binarité de genre. Se saisir des enjeux du temps présent, ceux du genre et du féminisme, en y plaquant des logiques éculées, ne changera rien pour l’égalité.
Pour une Tradition vivante
J’aimerais finir en considérant brièvement un dernier élément : la loi naturelle est souvent assortie de l’argument de la préservation de la constance de la Tradition. Or, sortir du raisonnement induit par la loi naturelle permet de relire la Tradition avec un regard neuf et de la maintenir vivante. L’exigence contemporaine à vouloir nouer un dialogue réflexif avec la Tradition pour y discerner quels éléments pourraient être retravaillés à la lumière des réalités séculières est une chance pour l’Église. Si on reprend l’exemple de la prêtrise exclusivement masculine, cette tradition pourrait être réinterprétée dans le contexte du changement social vers l’égalité de genre en sortant d’une logique de la loi naturelle et en utilisant un type de raisonnement issu de la philosophie pragmatiste.
Qu’est-ce que cela donnerait ? Le raisonnement serait le suivant : si la célébration de l’eucharistie est considérée comme fondationnelle pour le catholicisme, pour sa théologie comme pour ses pratiques communautaires, et que le manque de prêtres met en péril directement l’identité théologique et communautaire de l’Église, alors ouvrir le bassin d’éligibilité à la prêtrise devient théologiquement raisonnable.
Est-il finalement plus catholique d’ordonner des femmes prêtres ou de renoncer à l’eucharistie, ultime commandement de Jésus lors de la Cène ? Finalement, sortir du raisonnement de la loi naturelle autorise à se demander : quelles pratiques, quelles croyances considérons-nous vitales pour nous mouvoir avec authenticité dans la vie ?
[1] Anne Guillard effectue des recherches postdoctorales à l’Université de Fribourg, en Suisse, et à Oxford, au Royaume-Uni, sur les théologies politiques contemporaines et sur la participation des religions à la raison publique en démocratie. Elle est titulaire d’un double doctorat en théorie politique de Sciences Po Paris et en théologie chrétienne de l’Université de Genève, complété par une année de recherche à l’Université Yale, aux États-Unis. Cofondatrice de la collective féministe catholique et intersectionnelle Oh My Goddess!, elle a coédité avec Lucie Sharkey l’ouvrage Dieu·e, Christianisme, Sexualité et Féminisme (Éditions de l’Atelier, 2023). Elle est également l’autrice de Vers une éthique plurielle. Le théologique à l’appui du libéralisme (Éditions du Cerf, 2024).
[2] Sauf mention contraire, je me réfère ici et dans la suite du texte à l’Église en tant qu’autorité ecclésiale contemporaine. Différentes instances de cette autorité ecclésiale édictent une vision et une politique des relations entre les femmes et les hommes, fondées sur une loi naturelle universelle.