Auteures-compositeures-interprètes 1730-1990
Dans sa thèse de doctorat en musique, Cécile Tremblay-Matte a voulu briser un silence indécent qui enveloppe depuis toujours la création des femmes dans la chanson. Elle a voulu en finir avec ce mythe de la femme avant tout « muse et interprète », mythe enraciné depuis des siècles dans les mentalités, pour que jamais plus des musicologues ou des chercheurs affirment que seuls les hommes composent.
Avant 1990, aucune étude canadienne n’avait été publiée sur les femmes qui composent aussi bien de la musique classique que de la musique populaire. Le cliché de l’homme-créateur et de la femme-interprète laissait croire que notre héritage musical nous venait uniquement du monde masculin. En 1974, Benoit l’Herbier affirmait que, durant la période des chansonniers, les hommes créaient et les femmes interprétaient.
Dans une étude sur les femmes et la musique, parue à Bruxelles en 1985, on note également l’absence de la mention des femmes dans l’histoire musicale. Tous les auteurs, qui se sont lancés à la recherche d’un monde musical féminin, se sont heurtés à cette absence d’histoire dans l’histoire soit qu’il ait été volontairement rayé, rejeté sous le poids d’une misogynie séculaire, soit qu’il ait été oublié au profit d’une histoire d’hommes, pour les hommes, par les hommes. Tous les écrits contemporains se plaignent de cette absence de traces…
Pourtant, au Canada français, en deux siècles et demi d’histoire, 409 femmes auteures et/ou compositeures ont enrichi notre répertoire francophone de plus de 6 600 chansons. Jetons un regard sur celles dont nous avons si peu entendu parler dans leur rapport à la chanson.
1665-1855 : Primauté de la chanson folklorique
De 1663 à 1673, la chanson des femmes naît à partir de la tradition orale. Plusieurs écrivent sur des airs connus. Conscientes du danger d’assimilation anglaise qui les menace, elles s’accrochent à leurs racines. La chanson traditionnelle devient le miroir des réalités qui les caractérisent. De leur côté, les Ursulines, en enseignant l’orgue, la harpe, le piano-forte, la guitare, l’accordéon et le chant, dotent les femmes d’un bagage musical, ce qui laisse supposer que certaines d’entre elles aient pu composer des mélodies.
À l’Ile-du-Prince-Édouard, pour chaque auteur masculin, on rencontre quatre femmes auteures de chansons locales où les textes se greffent sur des lignes musicales déjà existantes. Malgré tout, les chansons créées par les femmes n’ont pas toujours bonne presse. C’est ce que nous confirme, par exemple, Marie- Victoire Lamédèque (Mme Jean-Baptiste Dumouchel) (1795) qui accuse son confesseur de pactiser avec l’envahisseur anglais. Quand elle va s’en accuser au confessionnal, son confesseur lui impose comme pénitence de s’abstenir désormais de chanter ses créations. Juliette Arsenault, de son côté, nous donne des détails historiques inédits sur les Acadiens et les Acadiennes de l’époque.
Entre 1765 et 1867, on ne trouve aucune femme auteure-compositeure de chansons politiques, patriotiques ou nationalistes. Les chansons sont le fait d’une élite masculine qui en contrôle l’accès et le contenu. À cette époque (1838- 1934), Arcélie Matte et Isabelle-Poirier sont les seules auteures de plusieurs textes de chansons.
De 1850 à 1930, on peut parler d’une société hiérarchisée où les femmes occupent une position inférieure aux plans économique, culturel et civil. À la fin du 19e siècle, il est dit que « Les femmes ne doivent pas s’adonner à des connaissances qui contrarient leurs devoirs, le mérite d’une femme est de rendre son mari heureux, d’élever ses enfants et de faire des hommes ; dès qu’elle veut émuler l’homme, elle n’est plus qu’un singe ; les femmes n’ont fait aucun chef-d’oeuvre dans aucun genre ». (tiré de Lettres de Monsieur le Maistre)
En 1910, Joséphine Doherty-Codère met en musique un texte de Jules Barbier et Michel Carré.
Enfin, un critique anglophone écrit en 1928 : « Une femme qui compose est comme un chien qui marche sur ses pattes de derrière. Ce qu’il fait n’est pas bienfait mais vous êtes surpris de le voir faire ».
Les créatrices évoluent dans les salons bourgeois. Elles créent des musiques,des chansons et de nombreux chants religieux. On va jusqu’à écrire. « Qu’on leur enseigne tout ce qui concerne le désir des jeunes filles d’apprendre la musique, nous sommes assurés que ce genre d’études est une pure perte de temps pour elles et d’argent pour leurs parents ». Parmi celles qui ont eu une éducation musicale plus poussée, on retrouve les premières féministes : Joséphine Dandurand, Marie-Gérin Lajoie, Caroline Béique et trois femmes journalistes — Robertine Barry, Gaétane de Montreuil et Madeleine Huguenin.
C’est dans un tel contexte qu’on peut tout de même répertorier 97 femmes compositeures entre 1870 et 1930. Les préjugés de l’époque ont contraint les femmes à se dissimuler derrière le masque de l’anonymat ou d’un pseudonyme.
Dans ces chansons où l’homme n’est pas explicitement mentionné, les auteures chantent l’amour désincarné, hors de la vie. Elles parlent de « toi » de « vous » et de «l’autre », vantent la douceur du foyer, propagent le culte de l’enfant, célèbrent la nature, les vertus de l’être cher et finissent souvent leur refrain par une phrase biblique.
Adèle Bourgeois-Lacerte (1870-1935) est l’auteure-interprète la plus prolifique de son époque. 46 de ses compositions seront publiées entre 1915 et 1933. Devenue presque aveugle à l’âge de 44 ans, elle se tourne vers l’écriture et la composition. Gaétane de Montreuil lui offrira de ses poèmes qu’elle mettra en musique. Son nom est inscrit au Temple Mémorial des Femmes canadiennes.
Joséphine Doherty-Codère (1875-1954) compose déjà avant de se marier et d’élever 12 enfants. Sa fille dira que sa mère notait ses partitions musicales sur les factures de boucherie et qu’elle improvisait des arrangements. En 1918, Éva Gauthier, première cantatrice, inclut dans son répertoire la chanson, oeuvre deson accompagnatrice, Joséphine Doherty Codère. Elle reçoit, en 1919, les Palmes Académiques de la République française pour souligner son apport au développement musical et littéraire de la ville de Sherbrooke et de la province de Québec.
Entre 1880 et 1890, des femmes audacieuses ont su remettre en question l’image de l’éternelle mineure, ployant sous le poids des préjugés, en refusant l’unique rôle de mère et de servante. Elles ont le mérite d’avoir réalisé leurs compositions en dehors de tout encouragement et sur un terrain qui n’était pas le leur. Parmi elles, signalons Léa Ménard, Hélène Gratton et Yvonne Feuiltault-Dion.
De 1929 à 1945, le folklore musical d’origine française est remplacé par les chansonnettes françaises et des versions de chansons américaines. Entre 1937 et 1955, les recueils de La Bonne Chanson de l’abbé Charles-Emile Gadbois sont distribués à des milliers d’exemplaires. Sur ces 500 chansons, quatre seulement sont attribuées à des auteures compositeures canadiennes : Albertine Caron-Legris, Albertine Morin Labrecque et deux religieuses dont on ignore les noms.
(1894-1941) Une femme illuminera les années de la dépression par ses chansons savoureuses, humoristiques et sa joie de vivre. C’est la Bolduc — Mary Rosé-Anna Travers, première auteure-compositeure chansonnnière. Adulée par les classes populaires, méprisée par les intellectuels, elle cristallise les normes et les valeurs de la vie du peuple. Elle a poursuivi avec obstination sa double carrière de mère et d’artiste. Son influence est considérable sur l’évolution de la chanson au Québec. Elle a préparé la voie à ce qu’on appellera, dans les années 60, la chanson à messages.
À sa suite, on retrouve entre 1930 et 1945 — Léah Aucoin-Maddix, Angélique Parisé et Irène Laplante — Berthiaume. Leurs chansons brossent un tableau vivant, pas forcément critique, mais empreint d’une sensibilité aiguisée qui reflète avec réalisme la période de l’entre-deux guerres.
La chanson d’après-guerre : 1945-1960
Au Québec en 1958, un pseudo-psychologue, Yves-Benoit Morin, s’adressant aux femmes, écrit : « Dites-vous souvent : nous, femmes, nous devons aux hommes notre religion, nos libertés et nos droits. Ils nous ont donné les plus beaux chefs d’œuvre de la peinture, de la sculpture, de la musique, de la littérature (…) Je puis apprendre beaucoup à les écouter, à les regarder agir. Redites souvent ce petit credo ». (tiré de son livre : Quelques mots sur les hommes et votre façon de vous faire aimer).
Durant cette période, le Québec stagne dans un état culturel moyenâgeux — années de grande noirceur, d’étouffement pour les intellectuels, les artistes. En 1948, à la suite d’une révolte au sein de la jeune génération de peintres, poètes et musiciens regroupés autour de Borduas, 15 artistes dont 7 femmes contestent la société d’alors, dans le manifeste Le Refus global, et réclament une plus grande liberté d’expression pour les créateurs.
Durant les années d’après-guerre, la chanson venue de France monopolise les ondes. On entend parmi les femmes Line Renaud, Edith Piaf, Annie Cordy et Jacqueline François. Plusieurs chanteuses dont Aglaë, Colette Bonheur et plus tard Clémence Des Rochers débutent leur carrière.
Parmi les auteures-compositeures — la cantatrice acadienne Anna Malenfant — simple interprète depuis 1930 commence, en 1950, à écrire sous différents pseudonymes dont celui de Marie Lebrun, Chabotté, Marceline, Girometta, Yannick, Léandre, Giullio…
Albertine Caron-Legris, a harmonisé 24 chansons de l’abbé Gadbois et de Marius Barbeau, et laissé 19 chansons originales… Comme en témoigne sa fille, Albertine eut certaines difficultés à se faire reconnaître compositeure : « Dans ce temps-là c’était un handicap d’être une femme si on voulait devenir compositeur ou pianiste professionnel. Quand ma mère rencontrait d’autres musiciens, ils la regardaient avec un peu de dédain. Ce n’était pas spécialement dirigé contre elle. Cela se passait ainsi à l’époque : une femme devait avant tout s’occuper de ses enfants, ne pas prétendre à une carrière. Et puis, il y avait aussi la rivalité et l’envie qui apparaissaient lorsqu’on s’apercevait qu’elle avait du talent ».
Pendant longtemps la chanson de chez nous est boudée. Le son québécois ne passe pas. Le premier Concours de la chanson canadienne en 1956 marque un réveil d’identité. 1 200 chansons sont soumises au jury. Parmi les chansons primées, signalons En veillant sur le perron (1957) de Camille Andréa (demeurée inconnue). Puis en 1958, sous le pseudonyme d’Alain Viala, Germaine Dugas remporte d’abord un quatrième prix avec Viens et tu verras et, en 1960, elle décroche le premier Grand prix du disque canadien avec Deux enfants du même âge. Germaine Dugas a été là première femme, après la Bolduc, à connaître un véritable succès commercial. La chanson canadienne-française vient de prendre son envol. C’était alors le Ministère de l’Agriculture qui accordait les droits d’auteur aux chansonniers.
Peu de personnes savent qu’après 1954, Muriel Millard a écrit elle-même presque toutes les chansons de ses spectacles. Les vieilles maisons et Quadrille au village sont connues comme des classiques. Plusieurs de ses compositions, présentées de façon anonyme, ont été primées à différents Concours de la chanson canadienne. Cette faveur a cessé avec l’abandon de l’anonymat. Qu’est-ce à dire ?
Gemma-Barra a été la première auteure-compositeure à posséder sa propre émission dans une radio du Québec. Elle fonde avec Marie Delisle l’Association des Auteurs-Compositeurs de Québec. À partir de 1958, Geneviève Aubin- Bertrand anime une nouvelle série d’émissions qui durera 8 ans et qui fera connaître 290 chansons des auteures-compositeures Bertrand, Barra, de L’Isle et Clouthier enregistrées avec orchestre. Cette série fait également connaître Georgette Lacroix, auteure de 200 textes dont une vingtaine ont été enregistrés par des chanteurs connus.
Les années d’après-guerre ont vu germer des chansons d’espoir, de foi en la vie. Les femmes empruntent alors les structures du folklore ou de la chansonnette française des années 50. Des innovations apparaissent avec Malenfant, Andréa et Dugas. Les sujets abordés — les enfants, la nature, les animaux, l’amour romantique. On sublime ce que le quotidien peut présenter d’oppression. Les pseudonymes sont encore présents.
De 1960 à 1976, la chanson québécoise à texte naît et accompagne le courant nationaliste. On prend conscience de l’importance de notre patrimoine culturel… La chanson engagée est enclenchée.
Le phénomène socio-culturel des chansonniers et des boîtes à chanson démarre en 59 et s’essouffle dans les années 70. On retrouve dans ces boîtes, fréquentées par les moins de trente ans, Clémence Des Rochers, Jacqueline Lemay, Suzanne Jacob, Marie Savard…. Monique Miville-Deschênes représente le Canada à Bruxelles (66), Monique Brunet à Spa (67), Christine Charbonneau (69) et Suzanne Jacob (70). Leurs chansons collent aux luttes des Québécois(e)s.
Les auteures-compositeures sont de toutes les fêtes, de toutes les manifestations. En 1971, 26 artistes dont Pauline Julien, Marie Savard, Louise Forestier, Michèle Lalonde, Lise Cousineau se réunissent et présentent Poèmes et chants de la Résistance 2 dénonçant la Loi des mesures de guerre. En 1973, Poèmes et Chants de la Résistance, spectacle monté par Pauline Julien et où Marie Savard fait entendre son Québékiss, rappelle la lutte des travailleurs québécois.
Clémence brosse des tableaux intimistes des gens de chez nous, de la nature. Comédienne, monologuiste, elle devient chef de file d’une génération d’auteur(e)s à qui elle a servi de modèle.
Jacqueline Lemay vend ses disques par milliers — les médias la boudent car ce qui est religieux est tabou. En 1975, pour l’Année internationale de la Femme, elle crée La moitié du monde est une femme.
En 1969, lors de la première édition du Festival de la chanson de Granby, on découvrira Priscilla. Suivront Fabienne Thibeault, Denise Guénette, Lucie Blue Tremblay… et Linda Lemay.
Priscilla Lapointe est la première femme, au Québec, à présenter un tour de chant en s’accompagnant elle-même à la guitare électrique. En 1969, Pierre Beaulieu dit à son sujet : « Le public n’est pas encore prêt à voir une fille faire du rock, composer elle-même ses chansons, et pire encore s’accompagner elle-même. L’écriture, la musique, c’est encore l’affaire des hommes. Les femmes, à quelques exceptions près, ne sont à cette époque que des interprètes ».
Plusieurs femmes auteures-compositeures poursuivent présentement leur carrière et s’intéressent, dans leurs chansons, à tout ce qui est humain. Elles chantent les luttes, les révoltes, les espoirs des femmes engagées. Si les nommer toutes serait trop long, rappelons-nous en terminant que, de 1676 à l’an 2000, on peut recenser au Canada français au moins 409 créatrices, 242 auteures-compositeures, 108 auteures et 59 compositeures. Les femmes aussi composent. À l’aube du 21e siècle, il était temps de s’en apercevoir.
Quelques réflexions d’auteures compositeures sur leur sort
« Quand vient le temps de créer, le temps d’écrire on ne nous prend pas au sérieux ». (Louise Forestier).
« Si tu parles des grands de la chanson, il faut faire un effort pour se souvenir qu’il y a parmi eux des femmes. Imaginez-vous ce que cela aurait été si Clémence avait été un homme… elle aurait sa statue à Montréal ». (Jacqueline Lemay)
« Nos plus grandes difficultés en tant que femmes, c’est d’avoir constamment affaire à des innocents ; on ne peut jamais identifier où on nous bloque car il y a de la bonne volonté apparente, c’est comme un ami aveugle. Quand on pense qu’on a trouvé un coupable, on retrouve en face de soi un innocent qui n’a jamais remarqué qu’il n’y a pas de place pour les femmes dans le métier ». (Suzanne Jacob)
DIANE MARLEAU,
Gatineau