Avortement : l’Argentine pour la vie et pour le choix La puissance des féminismes en Argentine

Avortement : l’Argentine pour la vie et pour le choix

La puissance des féminismes en Argentine pour le droit à l’avortement légal, sécuritaire et gratuit.
Notre contribution comme catholiques
pour le droit au choix

Maria Teresa Bosio

Présidente de Católicas por el Derecho a Decidir Argentina

(Femmes catholiques pour le droit de décider)

Ces dernières années en Argentine, les mouvements massifs et intersectionnels comme la campagne pour le droit à l’avortement et #NiUnaMenos (« pas une de moins ») contre les féminicides, ont canalisé les revendications du mouvement féministe. Celui-ci s’exprime avec force dans les rues, interpelle l’État, ses agents et les gouvernements pour faire reconnaître des droits humains.

En Argentine, une femme meurt toutes les 30 heures en raison de la violence machiste. Le mouvement #NiUnaMenos s’est constitué face à cette situation, répondant d’abord à l’appel lancé par un groupe de journalistes, de militantes et d’artistes jouissant d’une visibilité médiatique, auquel s’est joint un grand nombre d’organisations politiques, sociales, féministes, etc., adoptant le foulard mauve comme symbole. Ce mouvement a pris la rue la première fois le 3 juin 2015, en réponse à l’assassinat d’une jeune femme de 14 ans, Chiara Páez, à Rosario dans le nord-est du pays.

La campagne pour le droit à l’avortement légal, sécuritaire et gratuit s’est pour sa part constituée en 2005 autour des revendications concernant le libre choix des femmes en matière de maternité et le droit à la santé globale. L’avortement clandestin est la première cause de mortalité maternelle en Argentine. Ainsi, la mort de 40 à 50 femmes par année pourrait être facilement évitée en légalisant l’avortement[1].

Cette revendication date de plusieurs années en Argentine. Elle émerge et se consolide au sein des Rencontres nationales des femmes, tenues à partir de 1986 dans différentes villes du pays. En 2003, au cours de la 18e édition de ces rencontres, tenue à Rosario, des femmes provenant d’un grand nombre d’organisations sociales, militantes, professionnelles, étudiantes, de groupes LGBTQ+, etc., créent une Assemblée pour le droit à l’avortement. Puis, en 2005, se constitue la campagne pour l’avortement légal, sécuritaire et gratuit, avec sa marque distinctive qu’est le foulard vert.

Étant donné qu’en Argentine, les citoyennes et les citoyens peuvent soumettre des projets de loi au Parlement, le mouvement tentera dès 2006 d’introduire un premier projet de loi en ce sens. Mais n’ayant pas été retenu pour être débattu au sein des différentes commissions de la chambre des députés (celles sur la Santé, la Famille, les Affaires pénales et la Législation générale), il est mort au feuilleton en 2008. À partir de ce moment, la campagne pour le droit à l’avortement a persisté à présenter systématiquement un nouveau projet de loi tous les deux ans, jusqu’à ce qu’en 2018, le Projet de loi sur l’interruption volontaire de grossesse soit finalement admis et débattu dans les commissions parlementaires concernées, puis au sein de la Chambre des députés et, enfin, au Sénat, la chambre haute du Congrès national.

Selon plusieurs études, entre 486 000 et 522 000 avortements sont réalisés chaque année en Argentine. Cela démontre que malgré la pénalisation de cette pratique, les femmes prennent quand même la décision d’avorter lorsque les conditions matérielles et sociales permettant à leurs yeux d’être mères ne sont pas réunies. Si la pénalisation n’empêche pas la pratique de l’avortement, elle génère cependant des inégalités sociales en matière d’accès à des soins de santé sûrs et globaux. Les femmes pauvres, qui n’ont pas les moyens de payer pour un avortement clandestin dans des conditions sécuritaires, subissent cette procédure au péril de leur santé et de leur vie.

La Campagne nationale pour le droit à l’avortement a vu le jour pour remettre en question cet ordre inégalitaire et injuste qui dicte aux femmes leurs décisions en matière de maternité. Le slogan de la campagne — « Éducation sexuelle pour décider, contraception pour ne pas avorter, et avortement légal pour ne pas mourir »— exige ainsi de l’État qu’il promeuve et soutienne des politiques publiques pour permettre aux femmes d’accéder à l’information et aux moyens de prévenir des grossesses non désirées et, lorsque celles-ci surviennent, pour qu’elles puissent accéder à l’avortement sécuritaire dans le système public de santé.

C’est dans ce contexte social et politique que les organisations féministes ont articulé, entre 2015 et 2018, les mots d’ordre #NiUnaMenos (« Pas une de moins ») et « Pas une morte de plus par avortement clandestin : nous voulons être vivantes et libres ». Elles ont ainsi voulu exprimer le fait que la violence machiste n’est pas seulement domestique et physique, avec le féminicide comme expression ultime ; elle est aussi exercée par l’État quand il continue d’imposer la maternité obligatoire par le biais d’un cadre normatif et juridique non conforme aux les droits humains.

Ce nouvel ordre du jour féministe construit ses revendications dans le cadre normatif international concernant les droits dits de quatrième génération, qui incluent les droits sexuels et reproductifs. La Conventions de Belem do Para (1994), la Conférence du Caire (1994) et celle de Beijing (1995) constituent le cadre politique du débat et du traitement de ces droits. L’adhésion de l’État argentin à ces normes internationales a permis de mettre en branle, à partir de 2002, un processus de mise sur pied de politiques publiques, avec l’adoption de lois et de programmes relatifs à la santé sexuelle de même qu’à la violence machiste et sa prévention. Or, l’État, en tant qu’arène politique dans laquelle se disputent des significations, des valeurs, des croyances et dans laquelle sont mises au jeu les pratiques de différents agents, génère avancées et reculs ; divers groupes de pression et organisations ayant des interprétations opposées des droits des femmes s’y affrontent. Les secteurs conservateurs et fondamentalistes liés au pouvoir religieux opèrent souvent au sein même des structures de l’État, usant de stratégies et d’actions visant à freiner l’accès des femmes à leurs droits.

Une des réussites des mouvements féministes au sein de #NiUnaMenos et de la Campagne pour le droit à l’avortement légal, sécuritaire et gratuit a été de rendre visibles ces valeurs et pratiques conservatrices et hétéronormatives qui imposent aux personnes une façon de vivre la sexualité, et de faire en sorte que cette oppression soit reconnue publiquement et politiquement. Cette dénonciation systématique se matérialise et se consolide dans la rue, lors de manifestations qui rassemblent tant les jeunes, voire les très jeunes femmes, que les féministes « historiques », de même que les femmes issues des mouvements populaires, des syndicats et des organisations territoriales. Elles se sont amplifiées tout au long de 2018, formant une immense marée de foulards verts et mauves déferlant sur le pays. Le cri pour l’avortement légal a été répercuté dans des espaces multiples, de la rue à l’université en passant par le Congrès, les médias, les familles, les syndicats et les écoles. La puissance de ces mouvements se trouve dans leur capacité de coordonner une grande diversité d’activités, réalisées simultanément — dans la mesure du possible — dans divers endroits du pays et au cours desquelles des tables de diffusion d’information et de collecte de signatures sont tenues.

Catholiques et féministes

L’organisme que je préside, Católicas por el derecho a decidir Argentina (« Femmes catholiques pour le droit de décider »), fait partie de cette vaste campagne. Il regroupe des féministes catholiques qui apportent des arguments en faveur du libre choix dans une perspective éthique et religieuse. Nous faisons une critique du point de vue doctrinal, étant donné que l’Église catholique noue la sexualité à la reproduction dans un construit politique et moral indissociable. Dans notre perspective, la maternité est une décision libre, informée, soupesée. Respecter le droit à une maternité choisie et souhaitée garantit de meilleures conditions de santé, de protection et de bien-être pour la femme, mais aussi pour l’être en gestation.

Les groupes catholiques et évangéliques conservateurs qui s’opposent à l’interruption volontaire de la grossesse prétendent être « pro vie ». Cette posture rigide exclut les femmes et les situe dans une espèce de non-lieu, comme si notre vie, nos décisions et nos droits étaient inexorablement subordonnés au mandat de la maternité obligatoire, au-delà de toutes circonstances. Or, pour nous, la vie n’est pas seulement le développement de cellules qui se multiplient. Elle implique aussi une certaine « qualité de vie » et la responsabilité, ancrée dans le désir subjectif et l’autonomie des femmes, d’accompagner cette vie pour qu’elle devienne une personne humaine à part entière.

Par ailleurs, quand l’Église catholique parle de la défense inconditionnelle de l’embryon/fœtus, elle le fait comme si ce principe avait toujours fait partie de sa pensée et de son enseignement, de manière continue et linéaire. Or, dans la doctrine catholique, l’avortement n’est pas un dogme de la foi, mais plutôt un débat moral qui est apparu au fil d’une longue histoire traversée par une conception de la sexualité vue comme un péché lorsqu’elle n’est pas liée à la procréation. On a vu dans l’histoire de l’Église se former différentes conceptions de l’avortement. Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) par exemple, élabore la théorie de l’« hominisation tardive » selon laquelle l’âme humaine ne peut être présente dans un corps non formé. Dans cette optique, comme il n’y a pas de forme humaine aux débuts de la gestation, l’âme ne saurait se loger dans une forme imparfaite. Ainsi, pour Saint Thomas d’Aquin, l’avortement précoce ne représente pas la perte d’une vie humaine. Il ne fait pas non plus de la sexualité une obsession. Il réaffirme plutôt la valeur du corps comme précondition de l’âme.

Cette posture d’un théologien aussi fondamental dans l’Église catholique nous donne un point d’appui pour dire qu’on ne saurait imposer aux femmes une morale essentialiste, alors que même les pères de l’Église ont soutenu des positions différentes sur le sujet. En tant que féministes catholiques, nous soutenons qu’il serait beaucoup plus enrichissant pour la vie ecclésiale de permettre la discussion ouverte, d’entendre l’expérience des femmes, de même que les voix dissidentes à la hiérarchie de l’Église. Les mouvements dissidents que sont la théologie de la libération et les théologies féministes défient la doctrine en prenant de front les dilemmes, les complexités de la vie, les indignations, les injustices, mais aussi les satisfactions et les désirs. Comme le dit la théologienne brésilienne Ivone Gebara[2], la connaissance pratique des choses importantes dans la vie constitue le cœur de toute théologie. Une théologie qui nous montre l’être humain enserré dans ses ambiguïtés. Non pas pour rabaisser sa condition, mais parce qu’il s’agit là d’un aspect essentiel pour nous situer dans le monde d’une manière réelle, concrète et humaine.

Les réflexions théologiques féministes et nos actions en faveur des droits sexuels se construisent comme un processus de résistance et de dénonciation tourné vers les structures internes de l’Église, dans lesquelles nous ne nous sentons pas incluses parce qu’elles ne nous permettent pas de participer aux décisions, aux réflexions théologiques, aux interprétations de la Bible. Tous les dogmes et doctrines ont été établis par des hommes au sein de la hiérarchie ecclésiale. Les deux archétypes féminins proposés par la tradition chrétienne occidentale, les figures d’Ève et de Marie, en sont des exemples patents. D’un côté, la figure de Marie, présentée comme la mère exemplaire, pure et prenant soin des autres, renforce l’idée que la fonction principale de la femme est d’être mère et de s’occuper de la famille ; de l’autre, la figure d’Ève en tant que pécheresse, égoïste et séductrice, fait d’elle la tentatrice de l’homme. Dans les deux cas, la maternité est considérée comme la seule véritable voie de réalisation pour les femmes.

La religion catholique, dont je fais partie, a joué un rôle fondamental pour freiner l’accès aux droits sexuels et reproductifs en soutenant une mentalité qui condamne les femmes qui prennent elles-mêmes les décisions concernant leur corps, leur sexualité et la reproduction. Comme collectif faisant partie de cette Église, nous voulons sonner une alarme : cette posture n’a pas pour effet de prévenir les avortements — comme le feraient une éducation sexuelle globale ou la promotion des moyens de contraception — mais bien de stigmatiser les femmes qui décident d’avorter et de leur créer des problèmes de conscience en les culpabilisant sans nuances.

Ainsi, qu’elle soit juridique ou religieuse, l’interdiction de l’avortement n’est pas efficace pour empêcher ou réduire le nombre d’interruptions de grossesses non désirées. Le seul aspect pour lequel cette interdiction connaît un « succès », c’est de mettre en danger la santé et la vie des femmes.

Notre organisation dénonce par ailleurs le fait que des secteurs conservateurs de l’Église influencent directement les décisions politiques, en contradiction avec la laïcité de l’État qui est pourtant garantie par la Constitution. Une démocratie réelle requiert une séparation d’avec les institutions religieuses pour gouverner et promouvoir des lois et des politiques inclusives capables de tenir compte de la complexité et de l’entrelacement des formes de vie sociale.

La lutte continue

La lutte pour le droit à l’avortement a débordé des seuls cadres du féminisme et fait maintenant l’objet d’une grande acceptation au sein de l’opinion publique. Les immenses mobilisations organisées le 13 juin et le 8 août 2018, en plus de tous les autres coups d’éclat des « foulards verts », festivals et débats qui se sont tenus dans des universités, des écoles, des hôpitaux, des institutions juridiques, ont permis que la question de l’avortement et de la sexualité sorte du placard et devienne un axe de discussion dans tous les espaces sociaux et entre les générations. La participation massive des jeunes femmes et la multiplication du foulard vert comme symbole de nos revendications nous encouragent à persévérer, sachant que les forces conservatrices œuvrent à délégitimer et à éteindre le débat.

L’année 2019 est marquée par les élections présidentielles et législatives en Argentine, prévues pour le mois d’octobre. C’est l’occasion pour les organisations membres de la campagne pour le droit à l’avortement de faire pression sur chaque législateur et chaque candidat pour qu’il se positionne publiquement sur cet enjeu.

Les dates clés lors desquelles les féministes prennent la rue — comme le 8 mars, le 28 mai (journée de l’action pour la santé des femmes), le 3 juin (date de naissance de #NiUnaMenos) et le 28 septembre (journée pour la dépénalisation de l’avortement en Amérique latine) — doivent être l’occasion pour nos mouvements de dire que nous ne renonçons pas à nos revendications et que nous resterons fermes pour défendre le droit des femmes à une maternité choisie librement et à une vie sans violences.

Les droits sexuels sont un axe fondamental des revendications des mouvements féministes en Argentine et la campagne témoigne du fait qu’il est possible de travailler de manière collective et articulée pour les obtenir. Depuis maintenant 13 ans, une intense marée verte et mauve qui ne cesse de grossir déferle dans les rues, les salles de classe, les hôpitaux, etc. Cette mobilisation entraîne dans son sillage d’autres demandes et revendications ; chaque fois que retentit le slogan « maintenant que nous sommes unies, maintenant qu’enfin on nous voit », c’est un cri pour l’autonomie, la reconnaissance, le pouvoir, l’égalité, la justice sociale et la sororité qui se fait entendre. Un autre mode de penser l’humanité est en gestation, qui envisage un autre mode de production de la richesse, non plus sur la base d’une accumulation pour et par quelques-unes, mais comme un droit au bien vivre pour toutes. Une utopie d’un monde capable de contenir d’autres mondes, dans lequel toutes les femmes pourront jouir du bien-être et de l’amour tout en soignant et en respectant les différences sociales, religieuses, ethniques, de genre et en reconnaissant les autres comme des sujets de droit.

* Traduit de l’espagnol par Emiliano Arpin-Simonetti.

[1] Ndlr : Rappelons qu’au Canada, avant les changements de loi en matière d’interruption volontaire de grossesse (IVG), les complications liées à un avortement étaient la principale cause d’hospitalisation des femmes (plus de 45 000 en 1966). DESMARAIS, Louise. Mémoires d’une bataille inachevée – La lutte pour l’avortement au Québec, Montréal, Éditions Trait d’union, 1999, 441 pages (voir p. 57).

En France, en 1974, Simone Veil est nommée ministre de la Santé. En urgence, on lui confie le mandat de régler un problème de santé et sociétal, l’accès à l’IVG, car 300 000 femmes y recouraient annuellement et cela malgré la loi répressive. VEIL, Simone. Une vie, France, Éditions Stock, 2007, 345 pages (voir entre autres p. 150 et suivantes et p. 291 et suivantes).

[2]Ivone Gebara, Teología a ritmo de mujer, Madrid, San Pablo, 1995.