Billet… L’euthanasie, ébauche d’une réflexion
Marie Gratton
Avant d’oser parler de l’euthanasie en tant que féministe chrétienne, c’est en tant que citoyenne que je tiens à aborder la question. Car, qu’on le veuille ou non, le projet de décriminaliser l’euthanasie est dans l’air du temps. Des sondages indiquent que le milieu médical est divisé sur la question, et il le restera sans doute. Je connais des médecins qui rejettent tout changement à la loi. D’autres avouent la pratiquer clandestinement. Le grand public y devient de plus en plus favorable. La réaction de notre société aujourd’hui devant l’euthanasie ressemble fort à celle que nous avons connue vis-à-vis de l’avortement.
Je pense que l’euthanasie sera décriminalisée ici, comme elle l’a été aux Pays-Bas, avec une série de mesures pour en encadrer le plus étroitement possible l’exercice. C’est un pis-aller auquel je me résigne mal parce que les dérapages restent probables, malgré les précautions prévues par une loi éventuelle. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est la banalisation d’un comportement qui suit habituellement sa décriminalisation. Cet effet pervers nous l’avons connu avec l’avortement, nous n’y échapperons pas avec l’euthanasie.
À La Maison Aube-Lumière, à Sherbrooke, qui accueille les personnes atteintes de cancer en phase terminale, j’ai assisté à des centaines d’agonies, et vu de mes yeux plusieurs personnes rendre leur dernier souffle. Pour certaines cela ressemblait à un combat à finir, pour d’autres à un sommeil paisible, où les seuls indices d’une fin imminente était un souffle très court et un bleuissement progressif des extrémités des membres. Mourir et voir mourir nous fait violence, même quand la mort est douce. Pour justifier l’euthanasie, on invoque le droit à la « dignité ». Mourir à son heure, malgré la décrépitude du corps, n’est pas une indignité. Ce sont les attitudes des soignants et des proches qui créent un climat de respect et de dignité, ou hélas ! parfois, une atmosphère de chaos et de disgrâce. Mourir, c’est vivre le passage le plus mystérieux de tous. C’est un moment sacré, comme l’est celui de la naissance.
Comme chrétienne, que puis-je dire au sujet de l’euthanasie ? Je connais la position de l’Église qui s’y oppose, en invoquant le commandement biblique « Tu ne tueras pas ». Le respect de la vie humaine est un absolu, insiste-t-on. Hélas, non. Toute l’histoire du christianisme est là pour démontrer qu’il y a fort longtemps que l’Église ne considère pas le respect de la vie comme un absolu, c’est-à-dire comme une valeur qui l’emporte sur toutes les autres, puisqu’elle admet des exceptions. Je les cite pour mémoire : la « juste guerre », la légitime défense, et ce n’est qu’au XXe siècle, et après bien des hésitations, qu’elle a renoncé à cautionner l’imposition de la peine de mort pour les assassins. Elle a trouvé juste et bon de glorifier celles et ceux qui s’offraient délibérément au bourreau et couraient au-devant du martyre. Le cas de Félicité et de Perpétue en restera toujours à mes yeux l’exemple le plus bouleversant. Et je choisis de ne pas m’étendre sur le terrible épisode des croisades, où l’on partait trucider les Infidèles au cri de « Dieu le veut », ni, certes, sur les bûchers de l’Inquisition et la chasse aux sorcières. Le sujet est trop brûlant.
Je tiens par ailleurs à préciser que l’Église admet le droit du malade à la cessation de traitement. L’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation n’est pas non plus identifié à l’euthanasie, ni le débranchement d’un respirateur, dans les cas jugés désespérés, puisqu’aucun geste n’est posé pour entraîner directement la mort. Laisser le processus inévitable de la mort suivre son cours chez une personne atteinte d’une maladie incurable en phase terminale n’est en rien assimilable à l’euthanasie.
Par ailleurs, nous ne savons pas ce que Jésus penserait aujourd’hui du débat sur l’euthanasie. Comment exercerait-il sa compassion ? Les Évangiles nous disent qu’il guérissait les malades. Et il n’est pas nécessaire de croire aux résurrections racontées pour remarquer leur motif : consoler les vivants ! La veuve de Naïn, les soeurs de Lazare, la fille de Jaïre, c’est d’elles et de lui qu’il eut pitié. Aujourd’hui, quand des membres d’une famille réclament l’euthanasie pour leur malade, c’est souvent leur propre détresse qu’ils n’ont plus le courage d’affronter, ils veulent mettre un terme à leur immense lassitude. Abréger l’agonie apparaît leur seul recours. Cela, c’est dans le meilleur des cas. Pour d’autres, il y a l’impatience de toucher l’héritage.
Ma foi chrétienne ne m’impose pas de rejeter totalement l’idée de l’euthanasie, pour les raisons historiques que j’ai évoquées. La tradition ne considère pas le respect de la vie comme une valeur qui l’emporte sur toutes les autres, comme un absolu, puisqu’elle a admis des exceptions. Toutefois, l’Évangile m’a enseigné le respect des plus faibles, des plus démunis, des sans défense. Je n’y ai pas trouvé de mode d’emploi pour répondre à toutes les questions que nous nous posons aujourd’hui, mais j’ai tenté de m’inspirer de son esprit, et il m’incite à une extrême prudence face à l’euthanasie.
La femme, la mère, la grand-mère que je suis ne peut se voir et se comprendre que comme une porteuse et une gardienne de la vie. Je demande comme une grâce de vivre ma mort dans la lucidité. La pensée qu’un humain s’arrogerait le droit de faire mourir ma vie ne m’agrée pas du tout. Et la féministe en moi, que dit-elle de l’euthanasie ? Elle croit que chaque féministe désire, dans toute la mesure du possible, conserver le droit de faire ses propres choix jusqu’à la fin. Cela, je suppose, peut aller jusqu’à demander pour elle-même l’euthanasie. Je comprends cela. Je n’ai pas choisi le moment et les conditions de ma naissance. Personnellement, j’accepte de me soumettre aux mêmes aléas devant la mort.
En mille mots, on ne peut qu’effleurer un sujet si grave. J’ai consenti à relever le défi. C’était sans doute téméraire.