CAMARAGIBE, 30 MAI 1995
La lettre reproduite ci-dessous, disons plutôt « le bijou de lettre » que nous a fait parvenir notre soeur et amie Ivone Gebara, nous a profondément remuées… Aussi voulons-nous assurer notre « audacieuse abeille » que nous dénonçons hautement l’ordre « des bourdons » qui la condamnent au silence et à l’exil. En témoigne le message du Collectif aux autorités concernées que reproduit le présent numéro.
De plus, puisque le droit de parole est injustement refusé à notre amie Ivone par les autorités vaticanes, la revue L’autre Parole lui ouvre toutes grandes ses pages pour lui permettre de continuer à distiller ce « miel à saveur différente’ que nous aimons déguster.
LE COMITÉ DE RÉDACTION
CAMARAGIBE, 30 MAI 1995
Cher-ère-s ami-e-s,
Je veux partager avec vous un événement récent mais qui a débuté il y a déjà quelque temps. Cette abeille, une de vos amies, va être envoyée loin de sa ruche et de son pays parce qu’elle est accusée de produire un miel qui a une saveur différente de celui des autres abeilles. Son nectar est extrait grâce à un travail ardu et passionnant. Elle cherche la sève délicieuse des fleurs inconnues, multicolores, aux odeurs variées. Quelques-unes vivent cachées entre les roches, d’autres naissent sur de hautes montagnes et d’autres encore, extraordinairement belles, se laissent voir seulement la nuit, heure où normalement les abeilles dorment.
L’abeille audacieuse adore fréquenter les jardins défendus, causer avec les papillons et d’autres bestioles qui connaissent des fleurs extraordinaires. Elle adore écouter des sons différents et respirer de nouveaux parfums. La saveur de son miel semble éloignée de celle du miel commun, celui duquel on peut dire, quand on le déguste, « ceci est vraiment du miel ». Ce miel a quelque chose qui plaît aux uns et déplaît aux autres. Certains disent môme que son miel est très scientifique, qu’il n’est pas préparé selon la tradition millénaire, qu’il a quelque chose d’enivrant et en même temps de déconcertant.
Certaines abeilles se sentent dérangées par ce miel différent, d’autres trouvent excellent de percevoir la diversité des saveurs et des odeurs apportées à la ruche. Il y a des polémiques fréquentes entre les abeilles surtout ces derniers temps.
À leur tour, les bourdons, ceux qui sont chargés de protéger l’authenticité de la production du miel, sont de plus en plus déconcertés. De tout côté, ils reçoivent des dénonciations à propos de la saveur différente du miel et craignent que celle-ci vienne falsifier la saveur traditionnelle.
Pour ne pas chasser définitivement l’abeille de la ruche, ils délibèrent paternellement disant que l’abeille audacieuse devrait réapprendre à retirer le miel des fleurs et connaître, de façon plus systématique, quelles sont les fleurs adéquates à la production du miel. Pour cela, elle devra aller vers l’ancien monde », le meilleur endroit selon la sagesse des bourdons. C’est de là que viennent les règles exactes pour le choix des fleurs et la méthode pour produire le ‘Vrai » miel.
« Notre miel doit être pur et venir d’une source unique » disent les bourdons intérieurement choqués, tout en manifestant une paternelle protection.
Quel grand dilemme pour notre abeille! Elle avait toujours vécu et bien travaillé dans sa ruche. Maintenant elle doit accepter de s’éloigner pour un certain temps, réapprendre ce qu’elle croyait déjà savoir en partie sinon elle serait expulsée de sa ruche. Ceci lui paraissait très violent et injuste… un abus de pouvoir même.
En ce moment, il est clair que les opinions se divisent. Quelques amies disaient: « n’accepte pas cette violence », d’autres réclamaient ainsi: « ne nous prive pas de ton miel », d’autres ajoutaient: « sors de ta ruche et viens avec nous » ou encore, lu pourras toujours apprendre quelque chose des ruches anciennes, l’exil peut être un temps de riches rencontres et d’un nouvel apprentissage.
Ce dilemme est plein de bonnes raisons venant de tous côtés, l’abeille décide provisoirement, sans grande clarté mais avec beaucoup de douleur ce qui semble le chemin le plus raisonnable pour le moment. Elle va accepter l’ordre des bourdons et vivre pour un temps dans le « vieux monde ». Elle va déguster un autre miel, vérifier sa saveur, sa densité, mieux connaître les méthodes de production… mais elle ne permettra pas que les bourdons détruisent ses secrets ni sa joie de vivre.
Cette abeille apprentie de la vie vous demande de comprendre pourquoi il lui sera impossible de remplir les engagements pris avec vous. Elle ne veut pas perdre la saveur de son miel, saveur que, ardûment elle a acquise en travaillant avec nombre de maîtres tant masculins que féminins. Elle espère revenir bientôt vivre au milieu de ses ami-e-s et reprendre ses vols vers différentes ruches.
Durant ce temps d’exil et d’études, elle compte sur votre compréhension et sur votre amitié. Si vous voulez lui écrire à partir de la mi-septembre, l’adresse provisoire est la suivante: 11, Rue de la Chaise, 75007 Paris, France.
Avec amour et reconnaissance je vous envoie des baisers à saveur de miel.
YVONE GEBARA
Montréal, 23 août 1995
Soeur Stéphane-Marie Boullanger, supérieure générale
8, rue Daniel Lesueur
75007 Paris
France
Madame,
Nous connaissons la religieuse théologienne Ivone Gebara depuis six ou sept ans environ. Nous lisons ses productions (volumes, articles, conférences). Elle a été reçue au Québec comme personne-ressource à l’occasion de journées de réflexion organisées par différents organismes, incluant des communautés religieuses. Elle est une théologienne enracinée dans la Tradition authentique du christianisme. Tellement bien enracinée qu’elle est capable, avec prudence et audace, d’enrichir notre Tradition en la gardant ouverte, vivante. Elle développe des perspectives stimulantes qui, loin de nous éloigner de la foi de Jésus, l’approfondissent, l’épanouissent et la consolident à jamais.
Or, nous avons appris par différentes sources, notamment par le National Catholic Reporter (May 26,1995) et par le Golias magazine (no 43, juillet/août 1995), la mise au silence imposée a cette théologienne de réputation internationale. Nous avons appris que les autorités vaticanes ont réussi à vous imposer à vous, sa supérieure générale, l’odieuse obligation d’ordonner ce silence à votre soeur Ivone Gebara. Plus encore, les autorités du Vatican, par la voix du Président de la Conférence des Évêques du Brésil devant l’Assemblée générale des supérieurs majeurs des communautés religieuses du Brésil, ont affirmé qu’il n’existait aucun différend entre Rome et soeur Ivone Gebara; que tout ce qui se passe actuellement à propos des vues théologiques de cette dernière relève de la régie interne de sa communauté qui est en désaccord avec ses enseignements.
Les autorités du Vatican réussissent donc à vous faire porter publiquement l’odieux dogmatisme qui les enferme dans un durcissement et un aveuglement dangereux pour l’Église catholique. Nous ne voulons pas de chefs religieux guidés par la peur et l’intolérance, qui se rangent du côté des préjugés et de la condamnation. Nous voulons vivre dans une Église libérée de son vieux fardeau de discrimination envers les femmes et capable de partager les responsabilités et les ministères selon les aptitudes des personnes à servir la communauté.
Ce souhait pour notre Église, vous le partagez assurément. C’est pourquoi nous sommes si profondément heurtées des multiples pressions indues que Rome vous fait vivre à propos d’une femme, au surplus l’une de votre famille. Nous voulons croire que votre sens certain de la justice, avec l’appui que nous vous offrons, pourrait obtenir de l’Esprit Saint que les autorités vaticanes lèvent la mesure disciplinaire du silence obligatoire imposé à soeur Ivone Gebara. Nous admirons et supportons votre refus d’expulser cette dernière de vos rangs. Dans ce geste, nous reconnaissons votre engagement à « suivre le Christ » et à prendre, comme lui, le parti de celle que le pouvoir du Vatican cherche à condamner.
En terminant, nous tenons à vous informer que notre lettre sera incessamment publiée dans notre revue L’autre Parole et sans doute dans d’autres médias du Québec. Nous continuons de suivre cet événement en toute solidarité et affection pour sœur Ivone Gebara et pour votre communauté. Daignez accepter, de notre part, une motion de félicitations pour votre courage à résister aux exigences inqualifiables du Vatican.
LES MEMBRES DU COLLECTIF L’AUTRE PAROLE
Copie conforme à:
Ir Pompéia Bemasconi, supérieure provinciale
Rue Bartira 1004
Perdizes
05009-000 Sao Paulo Sp
Brésil
Congrégation pour la Doctrine de la Foi
M. le Cardinal Joseph Ratzinger
Piazza Del S. Usfizk) 11
Italia
Congrégation pour les Instituts de Vie consacrée et les Sociétés de Vie apostolique
Mgr Francisco Xavier Errazuriz
Piazza Rio XII
00193 Roma
Itaia
Ivone Gebara
Rue Albina Meiro, 278
Tabatinga
54756-380 CAMARAGIBE-PE
Brésil