CHAVUOT
Sharon Gubbay Helfer,
doctorante en sciences des religions, Université Concordia
Chavuot est une fête juive qui résonne de parallèles avec la célébration de la Pentecôte chrétienne dont une relecture féministe apparaît en ces pages. C’est donc avec plaisir que j’ai accepté d’écrire un article au sujet de la fête juive de Chavuot, on y retrouve une même racine, deux belles floraisons.
La fête juive de Chavuot (qui veut dire “semaines”) célèbre la rencontre du peuple juif avec son Dieu, la révélation de sa Présence au mont Sinaï, et l’inauguration de l’Alliance qui a fait des tribus errantes un peuple. A l’intérieur de ce cadre, quelques éléments clés dont je partagerai une relecture personnelle. Il s’agit des énergies féminines, du lait et du miel, de la sensualité, de l’esprit et de l’amour. Mais avant tout cela, je ferai un résumé des grandes lignes de la fête et de ses différentes significations.
Historique et sens de la fête
Chavuot est l’une des trois grandes fêtes bibliques de pèlerinage, pour lesquelles toute la population était censée se présenter au Temple à Jérusalem avec des offrandes. Les trois fêtes rythmaient les grands moments de l’année agricole en Israël. À Pâques, nous commémorons notre libération et l’exode d’Égypte. C’était le temps des semences. Par la suite, nous comptons une période de sept semaines ou 50 jours et nous célébrons la Pentecôte. C’est le moment de la fête des Prémices ou « bikkurim », un autre nom pour Chavuot alors que les premiers fruits ont étés récoltés et présentés en offrande. Enfin, on marque la saison des moissons à Sukkot « cabanes ». Nous construisons de petites structures temporaires, semblables à celles dans lesquelles les moissonneurs vivent lors des récoltes et qui font penser aux demeures temporaires dans lesquelles les Israélites vivaient tout au long de leurs 40 années dans le désert .
Après la destruction du Temple de Salomon à Jérusalem en 70 A.D., le culte ne comportait plus l’offrande de sacrifices, ces derniers étant remplacés par la prière. Le lien avec la terre sainte restait, mais de façon plutôt symbolique et la signification des trois grandes fêtes est centrée sur des événements charnières dans l’évolution du peuple.
L’événement historique commémoré à Chavuot est le don et la réception du décalogue, événement par lequel la nation a été constituée. Pour des féministes contemporaines, une des grandes questions reste : “Est-ce que cette nation a été constituée de façon inclusive ? Est-ce que nous, les femmes, étions là au pied de la montagne ?” C’est Judith Plaskow notamment qui a posé ces questions dans son livre passionné Standing Again at Sinai, auquel je reviendrai plus loin.
Les deux principales dimensions de Chavuot, l’ancienne fête agricole et la commémoration de la Révélation, se retrouvent dans le livre de Ruth, lu à la synagogue le jour de la fête. Ce beau récit a comme élément moteur l’amour de Ruth pour sa belle-mère Naomi. Cette idylle agricole qui se déroule parmi les épis au temps de la moisson, est aussi liée à l’histoire du peuple par l’enfant de Ruth, Obed, qui sera l’ancêtre du Roi David et éventuellement du Messie.
La fête de Chavuot inclut aussi des éléments mystiques qui font intervenir d’autres types d’énergies, et qui vont jusqu’à fixer l’union des éléments masculins et féminins au cœur de notre conception de la totalité de la Création.
Prémices—“Bikkurim”— le retour du lait
Puis tu célébreras la fête des semaines, et tu feras des offrandes volontaires, selon les bénédictions que l’Éternel, ton Dieu, t’aura accordées. Tu te réjouiras devant l’Éternel, ton Dieu, … toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, le Lévite qui sera dans tes portes, et l’étranger, l’orphelin et la veuve qui seront au milieu de toi. Deutéronome 16 : 10-11
Dans le passage cité, il n’est pas question du mystère intense de la Révélation, mais plutôt des instructions, éminemment inclusives, concernant les offrandes à Chavuot, la fête des semaines. Ainsi, en complément avec le récit sacré et historique, les éléments rythmiques, cycliques, saisonniers, restent comme le pouls de la Terre, faisant le lien avec la fécondité de la nature et nous rappelant que la source de cette fécondité est divine.
En lien avec la dimension agricole de Chavuot il y a la coutume selon laquelle on mange des produits laitiers. Les explications pour la coutume varient, et incluent des références à la séparation des produits laitiers de la viande, pratique qui aurait débutée avec la réception de la Loi à Chavuot. Je préfère une autre explication, qui trouve ses origines plus loin dans l’histoire, dans le rythme des saisons. Selon cette perspective, la présence des produits laitiers est liée à une célébration du retour du lait pour les femelles dans le troupeau avec leurs premiers-nés de la saison.
Ruth
L’élément qui me tient le plus au cœur de la fête de Chavuot est le livre de Ruth. Pour reprendre les grandes lignes du récit, tout commence quand la famine force Élimélec, un homme de Bethléhem, à fuir son pays natal avec sa femme et leurs deux fils, qui se marient bientôt avec des jeunes filles du pays de Moab. À l’intérieur de deux années, le mari de Naomi ainsi que ses deux fils meurent et elle se trouve seule avec ses deux belle-filles. Naomi décide de retourner chez elle, mais elle encourage ses deux belles-filles veuves à rester à Moab parmi leur peuple. Orpa consent mais Ruth ne veut pas. La poésie de sa réponse à Naomi résonne à travers les millénaires pour nous rejoindre :
Ruth répondit : Ne me presse pas de te laisser, de retourner loin de toi ! Où tu iras j’irai, où tu demeureras je demeurerai ; ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu ; où tu mourras je mourrai, et j’y serai enterrée. Que l’Éternel me traite dans toute sa rigueur, si autre chose que la mort vient à me séparer de toi ! (Ruth 1, 16-17)
Ayant honte de retourner au sein de sa communauté appauvrie, Naomi se plaint: « J’étais dans l’abondance à mon départ, et l’Éternel me ramène les mains vides. » (Ruth 1, 21)
Mais c’est la saison des moissons et les lois juives décrètent que ceux et celles qui ont besoin peuvent aller glaner après les moissonneurs, ce que fait Ruth. Elle choisit d’aller dans les champs qui appartiennent à Boaz, homme riche et puissant et aussi membre de la famille de Naomi par son époux défunt. Boaz remarque la jeune femme et lui dit de ne pas aller glaner ailleurs, de rester dans ses champs à lui, et qu’il a indiqué à ses serviteurs de ne pas la toucher. Ruth demande pourquoi Boaz se montre si généreux envers elle ; la réponse nous indique que ce sont les qualités d’amour et de dévouement que Ruth démontre pour Naomi qui ont servies d’inspiration.
En écoutant le récit détaillé de sa belle-fille, Naomi invente un petit complot pour assurer « le repos » et le bonheur de Ruth. Ses instructions résonnent à double sens à cause de l’association traditionnelle qui existe entre le fait de se découvrir les pieds ( relire le texte, Ruth 3 : 4-7) et avoir une activité sexuelle.
Quand Boaz se réveille, il trouve Ruth à ses côtés et d’abord, il s’en étonne. Ce sont les manières de Ruth, douces et directes en même temps qui gagnent Boaz. Ruth cesse aussitôt d’être l’étrangère ou la servante et devient la femme qu’il veut épouser. Ici, comme tout au long du livre, c’est Ruth elle-même, avec ses qualités, qui fournit le moteur de l’action. Boaz lui dit de rester pendant la nuit car il ne veut pas qu’on sache qu’une femme soit restée là, la nuit. Tout vibre de poésie et d’ambiguïté. L’ambiance se perpétue quand Ruth se lève tôt, « et elle se leva avant qu’on pût se reconnaître l’un l’autre. » Dans la lumière de l’aube, Boaz demande à Ruth d’enlever son manteau, pour qu’il le remplisse de six mesures d’orge avant qu’elle s’en aille.
C’est donc Ruth qui comble les vides dans la vie de Naomi, d’abord en lui rapportant les fruits de la moisson, et ensuite en donnant naissance à un fils. Dans le dénouement de l’histoire, les femmes de la communauté parlent ensemble à Naomi, semblable à un chœur classique grec:
Cet enfant restaurera ton âme, et sera le soutien de ta vieillesse ; car ta belle-fille, qui t’aime, l’a enfanté, elle qui vaut mieux pour toi que sept fils. (Ruth 3, 15)
De plus, quand on aurait pu s’attendre à ce que l’enfant soit attribué à son père, la communauté des femmes l’associe à Naomi et lui donne un nom :
Les voisines lui donnèrent un nom, en disant : Un fils est né à Naomi ! Et elles l’appelèrent Obed. Ce fut le père d’Isaï, père de David. (Ruth 3 : 17)
Ainsi Ruth, l’étrangère, la Moabite, par son amour, devient l’ancêtre du roi David, qui sera l’ancêtre du Messie, donc de tout l’épanouissement du peuple. De plus, le chœur établit (4 : 12) que Boaz, l’époux de Ruth et le père d’Obed, est un descendant de la maison de Pérets, le fils de Juda par sa belle-fille Tamar, Tamar qui a agi avec détermination pour assurer la continuation qui semblait lui être refusée. Ainsi de manière assez surprenante est introduit dans la lignée du Messie deux femmes d’esprit et d’action !
Don de la Thora
La communauté à Bethléhem étant témoin du mariage de Ruth et Boaz, elle répond à cet événement en évoquant les matriarches. Encore une fois, Ruth la Moabite, celle qui a accepté le Dieu de sa belle-mère par amour d’elle, est au centre de l’évolution du peuple juif :
Tout le peuple qui était à la porte et les anciens dirent : Nous en sommes témoins ! Que l’Éternel rende la femme qui entre dans ta maison semblable à Rachel et à Léa, qui toutes les deux ont bâti la maison d’Israël ! (Ruth 4, 11)
L’acceptation de l’Alliance de la part de Ruth constitue une des raisons pour laquelle on lit le livre de Ruth à Chavuot. L’amour et le dévouement de Ruth constituent pour nous un modèle au moment où nous revivons les événements au pied du mont Sinaï.
Mais qu’est-ce qui a été livré au peuple ? Le texte nous parle d’un événement en dehors de toute réalité usuelle :
La montagne de Sinaï était toute en fumée, parce que l’Éternel y était descendu au milieu du feu ; cette fumée s’élevait comme la fumée d’une fournaise, et toute la montagne tremblait avec violence. (Exode 19, 18)
De manière caractéristique, la tradition juive nous offre plusieurs récits et réflexions sur la question de ce qui a été livré dans la fumée et le feu. L’un d’entre eux nous enseigne que, de tout temps, tout ce que dit une personne qui étudie la Thora1, a déjà été transmis à Moïse. Tout ce que nous ajoutons fait donc partie de la Révélation, qui n’a jamais cessé d’être actuelle. Mais il est difficile d’entendre la Voix. Ainsi, dans un récit traditionnel, seul le Décalogue a été transmis au mont Sinaï, et non toute la Thora alors qu’un autre parle des deux premiers commandements. Enfin, selon une troisième tradition, ce serait le premier mot, anoki – Je suis. Ou peut-être uniquement la première lettre du premier mot, le aleph, lettre silencieuse et donc teinte de mystère2.
Pour les féministes juives, nous ne pouvons pas parler du mont Sinaï sans penser au livre de Judith Plaskow, Standing Again at Sinai. Dans cet ouvrage, l’auteure situe toute sa relecture des éléments-clés du judaïsme autour de ce moment générateur de l’identité d’une nation, où le peuple juif s’est constitué. Plaskow nous aide à nous libérer des couches d’androcentrisme présents dans le récit biblique pour pouvoir assumer notre héritage en renouant l’Alliance à l’intérieur de nos cœurs, de nos corps et de nos esprits, avec intention et engagement. Le projet de Plaskow est un projet de vie non seulement pour les femmes juives mais pour toute la communauté juive aussi, c’est un processus de renouveau qui trouverait sûrement écho à l’intérieur de la communauté de L’autre Parole.
Perspectives poétiques et mystiques3
Déjà dans la Bible, de façon définitive dans le Cantique des Cantiques et surtout dans les traditions mystiques, l’on conçoit l’Alliance entre Dieu et les Israélites comme un mariage, Dieu étant le marié et Israël, sa femme. Une des belles coutumes de Chavuot dans la tradition Sépharade4 est celle de lire dans la synagogue une version spéciale de la kétouba, le contrat de mariage traditionnel pour tout couple qui se marie selon les lois du judaïsme. Une version de cette kétouba nous vient d’Israël Najara, mystique de la ville de Safed au XVIe siècle. Le contrat est écrit en date de « vendredi, le 6 Sivan [date de la fête selon le calendrier juif], le jour prévu par le Seigneur pour la révélation de la Torah à son peuple bien aimé … » Il continue pendant sept paragraphes, dont voici quelques extraits :
… la jeune fille [Israël] est …Belle comme la lune, radieuse comme le soleil, redoutable comme la multitude de l’armée céleste. ….
La mariée a consenti et devint Son épouse. Ainsi une alliance éternelle, les liant ensemble pour toujours, fut établie entre eux. …
La dot que cette mariée a apportée de la maison de son père consiste en un cœur qui comprend, des oreilles qui entendent et des yeux qui voient. …
Le marié a suivi les formalités légales de livraison symbolique de ce document, qui est plus grand que la terre et plus large que les océans. … J’invoque terre et ciel comme témoins fiables. Que le Marié se réjouisse de l’épouse qu’il a pris et que la mariée se réjouisse de l’Époux de sa jeunesse en prononçant des louanges.
Autant que la poésie de cette vision, ce qui me rejoint fortement est la notion qu’au centre de la conception juive de toute réalité, il y a l’union mystique entre le masculin et le féminin, que cela soit compris en termes de grands principes énergétiques ou bien comme ici à Chavuot, figuré en termes de mariage traditionnel. Pour moi, Chavuot célèbre une Alliance qui réside, comme dans le cœur de Ruth, dans l’amour.