Cinquante ans d’évolution des religieuses du Québec, de 1970 à 2020
Pierrette Daviau, Fille de la Sagesse[1], Déborah
Les années 1950-1968, préparatoires à la Révolution tranquille, marquent l’âge d’or des communautés religieuses féminines au Québec. Leur existence et leurs contributions en particulier dans le monde de l’éducation, de la santé, de la vie spirituelle et du travail social sont remarquables. On peut reconnaître que le cadre des communautés religieuses féminines a constitué une des premières manifestations d’un féminisme québécois : les fondations multiples et le recrutement intense sont examinés comme autant de signes que la vie religieuse représentait, pour les femmes québécoises, une forme acceptée, bien que non officielle, de contestation féminine[2].
Après le concile Vatican II, un vent de renouveau souffle en même temps que celui de la Révolution tranquille comme le démontre admirablement Dominique Laperle dans son livre[3]. On y découvre combien ces femmes, sous la gouverne des évêques et des prêtres, commencent à réclamer leur épanouissement personnel, leur besoin d’étudier à l’université, la libération du climat clérical et patriarcal dominant dans la société et dans l’Église. C’est le « début d’un temps nouveau », même si ce vent de liberté s’est transformé, pour un certain nombre de sœurs, par un abandon de leur vocation. Alors qu’au Québec on dénombrait près de 47 000 religieuses dans les années 1960, en 2021, on en compte un peu moins de 6 000[4]. Et les rares recrues des congrégations québécoises sont originaires d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine.
Les impacts de Vatican II
Entre les années 1970 et 1980, le paysage de la présence des religieuses au pays change considérablement avec la disparition de leurs costumes pour faire place à l’habit laïque chez la plupart d’entre elles. Les institutions scolaires ou hospitalières, administrées quasi gratuitement par plusieurs congrégations, font place à des écoles, à des hôpitaux et à des collèges réglementés par le gouvernement. Un bon nombre de religieuses deviennent des employées de l’État alors que d’autres s’engagent dans divers services de pastorale. Aujourd’hui, alors que nous constatons un vieillissement et un déclin de plusieurs congrégations au Québec comme dans le reste du Canada, que pouvons-nous retenir de leurs impacts pour et sur le féminisme ?
Comment ce dynamisme des communautés féminines s’est-il concrétisé et actualisé ? Si l’on peut dire que le féminisme est l’affirmation et la promotion de l’égalité en humanité de toute personne, quel que soit son genre, on constate que les religieuses ont développé davantage leur place dans la société, manifesté leur joie d’être femme et consolidé leur autonomie face au clergé. Étonnamment, c’est ce que réclamait le décret Perfectae caritatis[5] de même que le Motu proprio Ecclesiae Sanctae (1966) insistant surtout auprès des congrégations féminines pour qu’elles se renouvellent et s’adaptent.
Ainsi, l’insistance du concile sur l’importance des signes des temps, de la dignité humaine et de l’action sociale tient lieu d’interventions des responsables d’institut. C’est ce que proposeront plusieurs chapitres religieux[6] pour mettre leurs membres au diapason des autres femmes et encourager leur autonomie et leur affirmation. On assiste à une réelle évolution dans l’ensemble des congrégations. On y constate non seulement un allègement de leurs structures, mais surtout un déploiement de créativité dans la redéfinition de leur apostolat, de leur charisme et de leur vie communautaire exprimé dans les révisions de leurs constitutions[7]. De nouvelles mentalités et règles plus inspirantes sont développées et mises en œuvre.
C’est ainsi que, depuis les 30 et même les 40 dernières années, les congrégations surtout féminines ont redéfini leur mission en privilégiant, dans leurs constitutions, la justice sociale, les prises de position contre la pauvreté et contre la violence, des actions en faveur des femmes et des enfants. « L’option en faveur des pauvres », inspirée par les théologies de la libération, a motivé leurs insertions en vue de coopérer à la transformation de la société, d’agir en faveur des exclu∙e∙s et des opprimé∙e∙s et de contribuer à la préservation des écosystèmes. Sont nées des maisons d’hébergement pour femmes en difficultés conjugales ou autres, des implications dans des centres de jour pour femmes aînées, de nombreux ateliers de réflexion sur la discrimination des Premières Nations ou des Noir∙e∙s. Selon les talents et les aptitudes, d’autres religieuses se sont consacrées à l’accompagnement spirituel ou à l’approfondissement et au vécu des spiritualités féministes ou écoféministes.
Une nouvelle théologie des vœux[8]
Si on envisage les vœux sous l’angle du féminisme et de l’épanouissement personnel, on constate que, dans le passé, ils ont peu contribué à valoriser ou à épanouir les personnes. Bien qu’ils aient eu des aspects positifs et spirituels chez les personnes consacrées, on ne peut renier leurs différents écueils ou pièges. L’obéissance a certes empêché l’autonomie des religieuses en les infantilisant parfois, en les dominant ou en entraînant certains abus de pouvoir. La pauvreté a pu mettre l’accent sur le rendement, l’efficacité en vue d’une possible justification des privations. Quant à la chasteté, elle a souvent mis des freins aux relations affectives et amicales, relayant la sexualité au rang de péché.
Par ailleurs, dans les années 1990-2010, une nouvelle théologie des vœux et de la vie religieuse a collaboré à un essor inspirant des engagements religieux. Ce renouvellement de la théologie des conseils évangéliques[9] n’a fait grand bruit ni dans la société ni dans les milieux de la pastorale. Pourtant, il a eu un grand impact sur les orientations de nombreuses congrégations féminines, discutées lors de leurs sessions de chapitre et surtout sur leurs implications féministes[10]. Regardons quelques nouvelles perceptions théologiques des vœux et leurs actions concrètes.
Le conseil évangélique de pauvreté a éveillé à l’écospiritualité et à des engagements multiples pour l’environnement. En 2015, l’encyclique Laudato Si’ a renforcé les implications des religieuses à développer une plus grande solidarité envers la création et à favoriser leurs convictions d’interdépendance avec tout le cosmos. Le vœu de pauvreté signifie beaucoup plus qu’une mise en commun des biens matériels. Il consiste à mettre en valeur la dimension écologique de la pauvreté évangélique, signe de notre volonté de renoncer à toute relation de domination destructrice sur les choses et sur les êtres vivants. Dans cette mouvance écologique, presque toutes les communautés se sont engagées dans le mouvement Justice, paix et intégrité de la création (JPIC)[11]. Ainsi l’option pour les pauvres, quand elle est lucide, implique l’engagement pour un développement durable, la sauvegarde de la création et de ses ressources, car c’est la maison de toutes et de tous, « notre maison commune », comme le rappelle le pape François.
Le conseil évangélique de la chasteté, en portant son attention sur les relations, renvoie précisément à la rencontre entre la Sagesse créatrice et l’univers[12]. C’est une promesse à aimer Jésus-Christ totalement, entièrement et pour toujours, à exprimer et à donner forme à cet amour dans le don total et exclusif du célibat consacré. Ce n’est pas uniquement l’aspect négatif de ne pas avoir de relations sexuelles qui distingue ce vœu, mais le gage d’introduire Dieu dans l’événement de toute rencontre. « Ce vœu est lié à l’intimité de nos rencontres, à l’affectivité même comprise comme vulnérabilité et résistance »[13]. Rien dans notre vie n’est pas touché par l’affectivité ; celle-ci influence toute notre existence et demande discernement et choix. Le célibat consacré canalise l’énergie sexuelle dans une créativité et une responsabilité non biologique pour le bien de l’ensemble. En communauté, ce vœu favorise la fraternité et la sororité évangéliques et se veut principe de communion. En profondeur, il contient une protestation paradoxale, mais non moins virulente, contre toute blessure affective, en réelle solidarité avec les victimes de violence. En ce sens, plusieurs communautés se sont impliquées dans de nombreux groupes de défense des droits des femmes ou de la lutte contre les agressions physiques, psychologiques et spirituelles. On peut ici penser à CATHII (Comité d’action contre la traite humaine interne et internationale)[14].
Le conseil évangélique d’obéissance a également d’autres résonnances que la soumission à l’autorité. Au contraire, il est appel à lutter contre les abus de pouvoir et contre toute forme d’oppression. Ce vœu incite à dénoncer les pratiques patriarcales, à lutter contre l’infantilisation, mais surtout à favoriser un climat d’échange et de dialogue entre les religieuses et avec les personnes en autorité. On présente l’obéissance comme le vœu d’ouverture à l’autre, de la sortie de soi qui génère un espace vital favorable à la croissance personnelle et spirituelle et invite la personne à déployer le meilleur d’elle-même. Ce conseil évangélique demande de cultiver une grande liberté intérieure et un regard accueillant sur les autres. C’est une invitation à se mettre ensemble, à l’écoute de l’Esprit en chacune des compagnes, pour chercher la volonté de Dieu dans des situations personnelles ou communautaires. L’Association des religieuses pour les droits des femmes (ARDF), notamment, a beaucoup participé aux divers groupes québécois pour l’égalité, la justice et la lutte contre les relations patriarcales dans l’Église et dans la société.
Un avenir incertain ?
Au Québec, comme dans les pays occidentaux, la vie religieuse traverse une crise. Les engagements féministes de plusieurs congrégations ne suffisent pas à attirer de nouvelles jeunes femmes en leur sein. Peut-on souhaiter que ce temps de crise soit aussi un temps d’espérance ? Un temps pascal, d’un passage vers la vie, vers un renouveau évangélique radical ? Dans la lignée d’un féminisme risqué, ne serait-il pas important de dénoncer la cléricalisation de la vie consacrée ? Assurer le changement plutôt que la continuité, explorer de nouvelles avenues qui jailliront des lieux marginalisés, dont la pauvreté et l’exclusion des femmes encore tellement présentes chez nous. Et si l’heure était venue d’un renouveau encore inconnu ? Seuls l’avenir et la créativité pourront en témoigner.
[1] Pour ce numéro, nous indiquons l’appartenance des autrices religieuses à leur Congrégation.
[2] Voir Micheline DUMONT, Les religieuses sont-elles féministes ? Montréal, Bellarmin, 1995.
[3] Dominique LAPERLE, Faire projet d’un héritage. La réception du concile Vatican II chez les religieuses de l’archidiocèse de Montréal (1961-1988), Québec, PUL, 2020, Coll. « Religions, Cultures & Sociétés », 257 p. Voir une recension du livre dans ce numéro.
[4] Voir les statistiques de la Conférence religieuse canadienne : www.crc-canada.org. 11 316 religieuses/religieux au Canada dont 7 973 au Québec. On compte habituellement 75 % de congrégations féminines. La moyenne d’âge est de 82,5 ans (Étude de la CRC, 2020-2021).
[5] Perfectae caritatis : Décret sur la rénovation et l’adaptation de la vie religieuse, signé par le Pape Paul VI en octobre 1965.
[6] Un « chapitre religieux » est une assemblée collégiale de religieuses ou de religieux, réunis à intervalles réguliers selon les règles de chaque institut. Après avoir consulté et travaillé avec l’ensemble des membres, leur but est d’actualiser leur charisme fondateur, de faire le point sur les réalités du vécu, de rendre compte de la gestion et de l’animation de l’entité et de proposer des orientations favorisant la vie en lien avec l’Évangile et la mission de la Congrégation.
[7] Voir les chapitres 3 et 4 de D. Laperle, op.cit., pour constater les nombreux changements proposés par les responsables de communautés féminines québécoises dans leurs lettres et directives.
[8] Plusieurs auteurs ont présenté une nouvelle théologie des vœux. On peut mentionner, entre autres, Diarmuid O’MURCHU, La vie religieuse revisitée et corrigée, trad. de l’américain par Jean Chapdelaine GAGNON, Montréal, Novalis, 2008 ; Elaine PRÉVALET, Au service de la vie. Vers une plus grande ouverture et profondeur de l’engagement religieux, (entretien sur la spiritualité de la Terre) trad. de l’américain par Jeannette ROY ; Simon-Pierre ARNOLD, Au risque de Jésus-Christ, une relecture des vœux, Bruxelles, Lessius, 2008 ; Jacques HAERS, Vivre les vœux aux frontières, Bruxelles, Lessius, 2006.
[9] Chaque baptisé∙e est appelé∙e à vivre les conseils évangéliques de pauvreté, de chasteté et d’obéissance puisque l’évangile s’adresse à toutes et à tous. Les personnes consacrées s’engagent par vœux à les vivre par une vie entièrement donnée à Dieu en communion avec le Christ.
[10] Voir dans ce numéro l’article de Marie-Paule Lebel sur « L’engagement de l’Association des religieuses pour les droits des femmes (ARDF) ».
[11] Le service JPIC a pour mandat de coordonner, avec les responsables identifié∙e∙s dans les communautés religieuses et d’autres organisations, la réflexion et la mise en place d’actions en faveur de la justice sociale : protection de l’environnement, lutte contre la traite humaine ou la pauvreté, respect du droit des femmes ou des peuples autochtones, etc. Voir https://crc-canada.org/que-faisons-nous/jpic/
[12] Voir le texte de Proverbes 8, 22-31 qui décrit la présence de la Sagesse au moment de la création.
[13] J. Haers, op.cit., p. 72 ss.
[14] Le CATHII est un réseau dynamique de communautés religieuses et de groupes de foi impliqués à agir contre la traite des personnes. Il met en place des activités de formation et de sensibilisation, des actions de plaidoyer, des collaborations et des partenariats avec la Coalition québécoise contre la traite des personnes, et plus encore. Il a aussi une branche à l’internationale. Voir http://www.cathii.org/frontpage?page=1