Comment l’État peut-il épauler les féministes croyantes ? Plaidoyer

Comment l’État peut-il épauler les féministes croyantes ?

Plaidoyer

Solange Lefebvre[1]

 

Je me réjouis de la diffusion de la thèse de toute importance et riche de Johanne Philipps[2], qui démontre en effet que le débat sur la laïcité[3] souvent en relation avec l’égalité entre les hommes et les femmes, tout du moins au Québec, néglige en réalité des mécanismes étatiques non négligeables favorisant les groupes religieux qui perpétuent ces inégalités. La question au cœur de la thèse est d’indiquer des lieux où l’État et des expert·e·s pourraient mieux appuyer les femmes croyantes souhaitant atteindre une plus grande égalité, leur permettant de gagner la reconnaissance à laquelle elles ont droit au sein de leur groupe religieux et de la société. Cela s’avère bel et bien possible, et qui plus est, tout en respectant la liberté de conscience et de religion. Il est heureux que cette thèse extirpe des marges un discours féministe religieux qu’il importe de valoriser et d’entendre. Elle soulève des interrogations qui font trop souvent défaut sur la scène juridique et philosophique locale.

Avant de résumer certains points ayant particulièrement attiré mon attention dans la thèse, je fais état d’une observation. Plus les débats sur la religion dans la sphère publique ont avancé depuis l’an 2000 et plus les discours croyants en sont venus à être marginalisés, notamment la théologie ; de sorte que l’on a privé les discussions publiques de riches réflexions croyantes critiques. Nombre d’expert·e·s se sont en effet mis·e·s à discourir au sujet des croyant·e·s. Certes, plusieurs d’entre eux/elles, empruntaient des méthodes empiriques leur permettant de relater et d’analyser des paroles croyantes. Il suffit de prendre l’exemple des femmes musulmanes portant le foulard, interrogées par centaines durant les quinze dernières années. Pourtant, c’est une chose de citer des propos de croyant·e·s sur le sens qu’ils/qu’elles donnent à leurs pratiques, dans un article ou dans un argument, mais c’en est une autre d’intégrer leur parole en tant que discours théologique expert ou académique, tout aussi légitime que le discours sociologique ou philosophique.

Dans le débat théorique sur la laïcité, la parole des femmes croyantes a été le plus souvent réduite à celle de sujets de recherche. Elles n’y figurent que comme actrices et témoins, se trouvant de surcroît souvent absentes des tables d’experts reconnus.

Une telle situation est sans doute en partie imputable à la confusion entre discours croyant et discours des autorités religieuses. Lorsqu’il s’agit de consulter un groupe religieux, l’État ou d’autres instances se fient à leurs représentants légitimes, qui en l’occurrence excluent largement les femmes, hormis dans le cas des églises protestantes issues de la réforme et de quelques communautés juives très libérales. Les chercheurs et chercheuses en sciences sociales prêtent eux aussi rarement attention aux expertes religieuses croyantes critiques.

Revenons-en à la thèse. À la page 54, la candidate propose un énoncé clair de son projet :

Dans cette thèse, je porterai peu d’attention à l’organisation interne de l’institution religieuse comme telle si ce n’est que pour en révéler les relations avec l’État, pour me concentrer principalement sur la contribution de l’État au maintien de la sujétion des femmes dans le domaine religieux par la fourniture d’instruments, notamment juridiques, qui perpétuent l’état de domination.

À la page 25, l’objectif de cette thèse est formulé différemment, il est dit qu’elle étudie « le paradoxe que constitue la promotion de la laïcité de l’État au nom des droits des femmes tout en ignorant le statut de “citoyennes de seconde classe” que les aménagements religions/État leur concèdent […] ». À ce sujet, cette thèse se réfère à des travaux de grande importance attirant l’attention sur un néoconservatisme des sociétés dites libérales (cf. Butler et Stopler). Faisant largement usage des dimensions altruistes et identitaires des religions majoritaires, y trouvant des avantages multiples, et sous prétexte de respecter la liberté de conscience et de religion, ces sociétés ferment les yeux sur les abus de pouvoir à l’égard des femmes. Certes, elles poussent parfois les hauts cris face aux inégalités structurelles entre hommes et femmes, perpétuées par les religions, tout en fermant cependant les yeux sur la manière dont ces mêmes inégalités se voient appuyées par la société ambiante et ses structures. Bref, bon nombre de leaders d’opinion, tout en dénonçant la « soumission » des femmes dans le domaine religieux, ou encore le patriarcat des religions, paraissent toutefois fermer les yeux en refusant de reconnaître que les sources de ces inégalités résident souvent dans le fonctionnement socioculturel et politique lui-même.

La critique que rapporte Johanne Philipps du philosophe très influent John Rawls s’avère percutante (voir son chapitre 2). Dans son analyse corrosive de l’influence religieuse sur la gouvernance étatique, ce philosophe vénéré appelle en effet celle-ci à s’appuyer sur un noyau éthique minimal commun excluant toute influence religieuse. Il s’agit de la promotion bien connue du consensus minimal par recoupement. Pourtant, comme l’explique Phillips, Rawls aurait épargné le domaine privé, donc la famille et la religion, en l’abandonnant à une sorte de loi naturelle intouchable. En d’autres termes, les religions échapperaient aux obligations d’égalité, avec la bénédiction du libéralisme qui les traiterait comme des lieux privés échappant à la gestion de l’égalité des droits. Certes, ainsi que le précise Philipps, cet enjeu est vite réglé, à l’aide de l’argument suivant : « Le problème des femmes, c’est qu’elles restent dans ces groupes religieux. Qu’elles le quittent, tout simplement ! ». À cet argument, la thèse répond éloquemment, dans sa dernière partie, que l’on peut bien appartenir, tout en contestant. Un intéressant développement de l’autrice de la thèse sur la citoyenneté ecclésiale convainc du fait qu’il faut cesser d’assimiler critique des inégalités et sortie des femmes dissidentes d’un groupe religieux. Une société intelligemment critique de la religion devrait se mettre à l’écoute des critiques internes. La religion est en effet réformable sur bien des aspects, comme l’est toute autre organisation sociale.

Cette thèse soulève avec raison le problème de l’indépendance politique des églises et de leur représentativité par des autorités religieuses, le plus souvent masculines. Certes, personne ne peut contraindre des autorités religieuses à modifier leurs doctrines, notamment leur compréhension du rôle de la femme. Toutefois, lorsque ces autorités veulent se faire entendre de la société, obtenir de sa part des avantages, en se déplaçant sur le terrain sociopolitique, on peut émettre des conditions : par exemple, exiger qu’une femme occupant une position clé dans le groupe fasse partie de la délégation. Certes, toutes les femmes dans cette situation n’adoptent pas des points de vue critiques ou féministes.  Nous y reviendrons.

Un dernier aspect présentant un très grand intérêt, dans cette thèse de Johanne Philipps, est un autre débat extrêmement important sur lequel elle attire l’attention, celui entre l’autorité centrale du catholicisme romain et l’autorité locale. Elle analyse un exemple illustrant le rapport entre jurisprudence et droit canon, en relevant le refus des tribunaux d’accorder une préséance aux interprétations théologiques locales sur les interprétations magistérielles romaines. Il importe que les magistrats prêtent une oreille critique aux vues catholiques des autorités centrales, avec égard pour les discours des autorités locales parfois mieux renseignées au sujet des spécificités de ce contexte. Là aussi, au cœur des décisions marquant l’évolution d’une société de droit, on devrait exiger que des expertises locales soient entendues, afin qu’elles puissent aider les magistrats. D’autant que la papauté actuelle de François tente précisément de revaloriser ces réflexions locales.

Que faire ?

  1. Prière de mettre en doute la célébration publique et médiatique des leaders religieux masculins !

Alors que l’on se targue de respecter les libertés religieuses, on appuie les règles internes des religions quant à la représentativité. Combien de fois, au cours de ma carrière, ai-je vu que l’on déroulait le tapis rouge aux évêques et cardinaux, imams et pasteurs, prêtres et rabbins, à 98 % masculins, attitude allant de pair avec une marginalisation des femmes diplômées en théologie ou engagées et crédibles dans ces groupes religieux. Il suffit d’effectuer une recherche sur un moteur de recherche des expressions « leader religieux » ou « représentants religieux » pour voir à quel point la Toile est peuplée d’hommes affublés de leurs ornements religieux, sollicités par les États et présidant des rituels collectifs. À ce sujet, la thèse de Johanne Philipps souligne à quel point la distinction entre liberté religieuse (en faveur de l’égalité) et liberté politique (au profit de l’autonomie des groupes religieux), perpétue les inégalités hommes-femmes. Le président des États-Unis récemment élu, Joseph Biden, un catholique pratiquant, a sciemment invité une religieuse catholique réputée, sœur Simone Campbell, à prononcer un discours au nom de la communauté catholique lors de la convention démocrate du 18 août 2020. Or, le Vatican avait plus d’une fois exprimé des réserves à l’égard de cette religieuse et de son organisation. Voilà un exemple qu’il faudrait suivre.

Au Québec, par l’effet d’une mystérieuse alchimie, les personnes les plus critiques en viennent toutes à se mettre en quête d’un père indulgent lorsqu’elles se trouvent en terrain religieux, se disputant l’attention des prélats. Mais où sont les femmes ? Les groupes religieux jouissant d’une grande autonomie de gestion interne, les femmes se trouvent donc bien évidemment devant l’estrade ou, au mieux, derrière les célébrants. Lorsque l’État discute avec les groupes religieux, il lui serait facile de demander l’équité sur le plan de la représentation, comme il le fait dans d’autres domaines. Serait-il possible, pour l’État, de simplement exiger que des femmes soient présentes parmi les vis-à-vis ?

2 — Qui représente qui ?

Toutes les instances consultant les groupes religieux souhaitant se faire entendre pourraient exiger que leurs représentants incluent des femmes jouant un rôle de leadership au sein des communautés. Ils pourraient notamment réclamer une liste d’intellectuelles ou de leaders croyantes compétentes, et choisir, parmi elles, d’autres membres en qualité de représentants à la table. « Mais, me répliquera-t-on, j’ai bien peur de perdre un précieux appui de la part de ces leaders ». La réponse est des plus simples. Il s’agit d’en faire une condition de tout régime préférentiel réservé aux groupes religieux, garantissant notamment l’exemption de taxes foncières pour les édifices du culte et les résidences des officiants. Encore faudra-t-il que des lois soient élaborées dans ce but. Si des groupes religieux désirent être consultés, qu’ils respectent tout simplement les règles. Un grand nombre de femmes occupent des fonctions importantes dans les groupes religieux, en dépit du fait qu’elles président rarement leurs rituels collectifs. Les associer à tout processus représentatif ne serait donc pas chose difficile.

3 — Exiger des engagements concrets, s’il y a une aide financière directe ou indirecte

Lorsque des subventions étatiques sont accordées à des groupes religieux, ne serait-ce que pour le volet social de leurs activités, ne devrait-on pas par le biais des normes du travail, introduire le critère du respect des femmes employées par ces groupes ? Dans les rapports exigés pour justifier ces aides financières, il importerait de rendre compte de plusieurs aspects concernant les femmes, à savoir de la proportion des femmes parmi les employé·e·s rémunéré·e.s., et chez les bénévoles. Les groupes religieux jouissant d’une exemption de taxes foncières pourraient rendre des comptes du même type, et notamment signer une déclaration dans laquelle ils s’engageraient à promouvoir l’égalité entre hommes et femmes dans leur groupe religieux. Une liste des femmes occupant des fonctions clé au sein de leur organisation, ou dans la réflexion universitaire concernant celle-ci, serait établie et ces dernières seraient associées à ces rapports. Ces femmes pourraient être consultées au sujet de leur organisation religieuse.

4 — Du pastoral au spirituel ?

Dans les nouvelles professions d’accompagnement spirituel (dans le domaine de la santé), voire pastoral (au sein des établissements carcéraux), l’embauche de leaders religieux masculins devrait être favorisée de manière équilibrée, lorsque des femmes tout aussi compétentes sont disponibles pour remplir une telle fonction. Plutôt que de justifier l’embauche de leaders masculins par leur capacité exclusive à célébrer un culte ou un sacrement religieux, on devrait plutôt s’en remettre à la responsabilité du groupe religieux lui-même d’assurer le ministère pastoral, surtout s’il prive les femmes de toute autorité sacramentelle, comme c’est le cas dans l’Église catholique. Il en va de même des stagiaires admis·e·s par ces animateurs pastoraux ou accompagnateurs.

5 — Le financement de la théologie

La transformation de la théologie dans les universités occidentales est associée à un phénomène particulier. L’État se soumet totalement aux décisions des groupes religieux en matière de formation, lesquels éliminent le plus souvent les instances de formation les plus rigoureuses et critiques, se repliant sur des institutions fermées de type séminaire, ou encore sur des institutions de type pastoral dont le niveau d’exigence est variable. Lorsqu’il s’agit de financer des lieux de formation religieuse théologique, l’État devrait exiger leur engagement clair en faveur de la promotion de l’égalité hommes-femmes au sein du groupe religieux. Afin de procéder à une évaluation de cet engagement, là encore, des femmes croyantes devraient être consultées. Un exemple récent est l’abolition de la faculté de théologie ecclésiastique à l’Université de Montréal. Si une telle abolition était justifiée au nom de la neutralité, quelle stratégie adopter à l’encontre des séminaires catholiques et d’autres unités complaisantes à l’égard de théologies régressives sur la question des femmes ? Maintenir leur financement et leur diplomation civile ? La question est soulevée.

 

Conclusion

La thèse de Johanne Phillips mérite la plus grande attention, et invite la province de Québec, très absorbée dans les débats sur la laïcité, à aller au bout de sa réflexion, en toute lucidité. Dans ce but, il importe de convoquer des leaders et des expert·e·s à la table, en évitant de laisser les autorités religieuses officielles largement masculines contrôler le discours et les processus de représentativité. Voilà qui serait progressiste, en phase avec les valeurs sociales et qui rendrait un service inestimable au dialogue entre les religions, cultures et sociétés. Il n’est pas question d’exclure les religions, mais de collaborer avec elles sans qu’elles ne contrôlent toutes les règles du jeu de cette collaboration. Pourquoi le Conseil du statut de la femme n’entreprendrait-il pas un tel chantier ?

[1] Professeure titulaire, Institut d’études religieuses, Université de Montréal.

[2]Johanne PHILIPPS, Comment le projet de laïcité québécoise est défavorable aux femmes. L’urgence de briser une évidence, thèse doctorale,Université de Montréal, 2019. Disponible en libre accès à l’adresse :  http://hdl.handle.net/1866/24791.

[3] Je préfère quant à moi le concept de neutralité, et il importe de noter que la laïcité demeure peu définie juridiquement et politiquement, même si les discours à son sujet se multiplient depuis 2008 au Québec.