Complicité de l’État dans la discrimination de l’Église envers les femmes croyantes
Anne Létourneau[1]
La thèse de la docteure Johanne Philipps[2] participe d’un travail essentiel de déconstruction d’idées reçues et de mise en lumière d’angles morts à l’intersection des sciences des religions et des études féministes. Cette thèse contribue non seulement à dénouer l’amalgame très commun entre féminisme et laïcité, mais propose aussi un déplacement du regard sur les rapports majoritaires/minoritaires et leurs articulations dans ces champs croisés. Johanne Philipps façonne ainsi un savoir situé à partir de sa posture de féministe chrétienne québécoise, appartenant au groupe religieux (catholique) majoritaire. Elle montre de quelle manière la non-intervention de l’État dans le champ religieux contribue à la dissémination d’un patriarcat et d’une discrimination particulière envers les femmes et les féministes croyantes catholiques. Les notions de Michel Foucault et de Judith Butler permettent à la chercheuse de tenir compte de la complexité des rapports de pouvoir qui traversent son expérience et celle d’autres femmes. En effet, on n’assiste pas à une simple opposition entre féministes croyantes et clergé catholique ; d’autres acteurs extraecclésiaux, en particulier l’État, sont impliqués dans ces relations.
Sa fine analyse lui permet par ailleurs de montrer l’hostilité récente en contexte québécois d’un certain féminisme séculier majoritaire — d’État — face à la religion, laissant entièrement dans l’ombre l’existence de féminismes religieux. Pourtant, comme le rappellent Micheline Dumont et Louise Toupin à propos des pionnières de la pensée féministe au Québec, « la prépondérance des arguments religieux dans le discours féministe est flagrante jusqu’aux années 1960 » (2003 : 22[3] ; cf. aussi Jacquet 2017[4]). Cette racine des féminismes nord-américains ne doit pas être oubliée. Comme le soulignent par ailleurs Llewellyn et Trzebiatowska (2013[5]), les mouvements féministes majoritaires ne peuvent continuer de faire abstraction de l’appartenance religieuse, déterminante pour la majorité des femmes. La thèse de Johanne Philipps contribue très clairement à la « connexion » souhaitée par ces autrices entre les féminismes séculiers et religieux en décloisonnant la réflexion sur la laïcité, l’égalité et la citoyenneté des femmes. Elle nomme la complicité de l’État dans la discrimination de l’Église envers les femmes croyantes. Une intervention étatique dans ces espaces religieux majoritaires, encore imperméables à l’égalité hommes-femmes, pourrait-elle être la solution ? Philipps réfléchit à cette possibilité, non sans en poser les risques. Cette thèse interroge de manière très féconde la manière de concevoir la laïcité à partir du positionnement de femmes, sujettes croyantes appartenant à la religion majoritaire du Québec, et ouvre ainsi un autre espace, utopique, où la citoyenneté pleine et entière des femmes ne s’exécute pas dans l’abandon d’une part de soi.
[1]Professeure-adjointe, Institut d’études religieuses, Université de Montréal.
[2] Johanne PHILIPPS, Comment le projet de laïcité québécoise est défavorable aux femmes. L’urgence de briser une évidence, thèse doctorale,Université de Montréal, 2019. Disponible en libre accès à l’adresse : http://hdl.handle.net/1866/24791.
[3] Micheline DUMOT et Louise TOUPIN, La pensée féministe au Québec. Anthologie 1900-1985, Montréal, remue-ménage, 2003.
[4] Caroline JACQUET, « Représentations féministes de “la religion” et de “la laïcité” au Québec (1960-2013) : reproductions et contestations identitaires », Thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2017.
[5] Dawn LLEWELLYN et Marta TRZEBIATOWSKA, « Secular and Religious Feminisms : A Future of Disconnection ? », dans Feminist Theology, vol. 21 no 3, 2013, p. 244-258.