Des racines entremêlées
Louise Melançon1
Faire la recension de la biographie2 d’une femme qui a été une collègue à l’université de Sherbrooke, avec qui j’ai collaboré à la formation d’un groupe multidisciplinaire, Le Groupe interfacultaire de recherche et de rencontre des femmes universitaires de Sherbrooke (GIRFUS), et aussi travaillé avec elle au moment d’introduire le féminisme dans un cours au département des Sciences humaines, c’est un honneur et une joie. C’est aussi un défi, puisque cette femme, de trois ans mon aînée, ayant vécu la même période de l’accession des femmes aux études supérieures et universitaires, mais dans des conditions autres, me renvoie à mon propre chemin de vie comme femme et féministe.
Aussi, je me donne comme objectif de faire cette recension d’une autre manière, un peu comme une conversation, un échange sue nos expériences respectives dans ce cheminement féministe. J’ai choisi pour ce dialogue quatre aspects de nos conditions de vie : la famille et le milieu social, nos études, la religion et le féminisme.
La famille
Nous appartenons à un milieu social semblable, nos parents avaient la possibilité économique de faire instruire leurs enfants et sensiblement la même ouverture d’esprit à l’égard de l’instruction des filles. En ce qui me concerne, ma mère avait été « maîtresse d’école de rang », comme on disait alors. Elle a su facilement convaincre notre père que les filles pouvaient faire les mêmes études que les garçons, du moins pour ce qui est des études classiques. Pour ma collègue Micheline, le contexte est très similaire : un milieu familial qui valorise les études pour les filles comme pour les garçons, même si, dans la société, l’égalité des sexes n’est pas reconnue dans tous les milieux de travail et les professions.
Il y a cependant une différence dans nos familles. Chez les Dumont, il n’y a que des filles, six en tout, alors que chez nous, il y a quatre garçons et trois filles. C’est un fait qui a son importance, pour ce qui est de la connaissance de l’autre sexe. Je suis tentée de dire que, pour Micheline, cela transparaît à travers un parcours assez lent et difficile dans ses relations avec les garçons, au cours de son adolescence, sauf avec son cousin Pierrôt. Par contre, à l’école primaire, ma collègue est dans des classes mixtes, ce qui n’est pas mon cas. Il y a une autre différence entre nous au niveau social : Micheline est originaire des environs de Montréal, tandis que j’ai passé mon enfance et le début de ma jeunesse dans une ville de province. Alors qu’elle bénéficie de la vie et des activités de la métropole, je fais mes apprentissages dans un milieu plus limité ou modeste.
Nos études
Quand on aborde le déroulement de nos parcours scolaires, il y a beaucoup de similarités. Après les années du primaire, commencé en 1941 pour elle et en 1944 pour moi, c’est le cours de Lettres et Sciences pour toutes les deux. Ce cours correspond un peu aux quatre années du cours classique, aménagé pour les filles. Alors que Micheline a dû devenir pensionnaire, je n’ai pas eu à le faire : nous demeurions en face du pensionnat des Sœurs de la Présentation-de- Marie. Ce n’est que pour la dernière année, la Philo 2, que j’ai dû fréquenter le collège nouvellement construit de cette communauté dans un quartier de la ville éloigné de notre résidence. Mais je n’ai jamais eu à être pensionnaire. Ce qui me différencie de ma collègue qui a connu le pensionnat, d’abord pour son cours de Lettres et Sciences à Vaudreuil, non loin de son patelin, chez les Sœurs de Sainte-Anne, et ensuite, pour terminer ses études classiques, à Montréal, grâce à une bourse qui lui permet de réaliser son rêve.
À la lecture des expériences vécues par Micheline durant ces années de formation, je peux dire qu’il y avait de bons aspects à vivre hors de la famille, en élargissant, par exemple, le cercle de ses amies.
Nous avons bénéficié toutes les deux, au cours de nos études, d’accès à divers domaines de culture, que ce soit en musique, par l’apprentissage du piano, ou en assistant à des pièces de théâtre, même en ce qui me concerne, ayant eu la chance de jouer le personnage d’Andromaque dans la pièce du même nom.
Par contre, Micheline qui bénéficie de la vie montréalaise, raconte jusqu’où elle a fréquenté et goûté les spectacles de théâtre. De mon côté, en 1955, au moment où j’entre en Belles-Lettres, le piano deviendra au moins aussi important et précieux que les études classiques. J’obtiendrai le Brevet d’enseignement en piano la même année que le Baccalauréat ès arts, soit en 1959, même si une courte expérience de cet instrument ne m’incitera pas à suivre cette voie.
À la fin de ses études classiques, ma collègue s’oriente vers des études universitaires, pour une licence en lettres, suivant ainsi son goût impératif pour la lecture et l’écriture. Elle fréquente l’Université de Montréal et s’inscrit à des certificats en histoire et géographie. Son avenir professionnel commence à se manifester.
La religion
Le Québec de l’époque était sous la domination du catholicisme. Il est évident que nos vies familiale et sociale ainsi que nos études en étaient marquées fortement, pour ne pas dire y baignaient naturellement. Durant nos jeunes années, Micheline, comme moi, sommes imprégnées de religion, à travers des rites, des pratiques, une morale qui allaient de soi. L’une et l’autre subissons cette ambiance, sans trop nous en apercevoir. Micheline vit au pensionnat avec des religieuses, et donc, fait une expérience nettement plus contraignante que pour moi qui, même avec une mère très pieuse, ne subit pas autant d’impacts de cette période de l’histoire du Québec.
J’ai retrouvé dans la vie écolière de Micheline, une expérience commune : celle de notre engagement dans la JEC (mouvement de la jeunesse étudiante catholique). Le rappel qu’elle fait des camps d’été, par exemple au Lac Ouareau, m’a réjouie. Nous n’avons jamais eu la chance de nous rencontrer à ces moments-là. Mais j’ai gardé toute ma vie quelque chose de la spiritualité de ces mouvements d’Action catholique du temps.
Micheline a d’ailleurs continué son expérience au niveau diocésain, ce qui n’a pas été mon cas. Mais dans le monde très catholique de l’époque, qu’on peut qualifier de moraliste, cette spiritualité orientée vers l’engagement social apportait un souffle nouveau pour vivre notre foi.
Ma collègue prendra ses distances de la religion au sortir de l’adolescence. Surtout en ce qui concerne la morale sexuelle, elle avoue que ses relations avec les garçons ont été plus compliquées. Je note que, malgré tout, quand elle découvre le Cantique des cantiques, elle le reçoit avec plaisir !
Quant à moi, attirée par la vie religieuse à partir de mes dix-huit ans, je prends la décision, dans l’année qui suit la fin de la Philo 2, d’entrer dans la communauté des religieuses qui m’ont enseigné depuis mon premier jour de classe. J’y resterai sept ans. Mais mon véritable appel commence en septembre 1966, quand je m’oriente vers les études théologiques. Je viens d’avoir 28 ans. C’est à cet âge que Micheline, après avoir continué ses études universitaires, écrit une thèse qu’elle n’a pas décidé de soutenir à ce moment-là. Elle fait une rencontre déterminante, celle de Rodrigue, celui qui deviendra son mari. Un tournant majeur dans la vie de Micheline : elle espérait fonder une famille, tel était son appel à elle. Elle mettra au monde trois filles, continuant ainsi la tradition familiale, celle de sa mère et de sa grand-mère.
Le féminisme
C’est à l’université que Micheline et moi nous rencontrons pour la première fois. Nous faisons connaissance au moment de notre engagement féministe. Elle était entrée à l’université comme enseignante en histoire au département des sciences humaines. Elle avait commencé son expérience féministe en acceptant de collaborer à la commission Bird (1967), la Commission royale d’enquête du Canada, en écrivant sur la situation de la femme au Québec, un tournant dans sa vie d’historienne, écrit-elle, avouant même avoir pris plusieurs décennies pour en voir la signification (p. 219). Elle lit alors les œuvres majeures de réflexion féministe : Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Betty Friedan, The Feminine Mystique et, un peu plus tard, Germaine Greer, La femme eunuque.
Pendant ce temps, je termine mes études théologiques. En 1973, je pars pour Paris pour mes études doctorales en théologie, et je reviens en 1976. C’est à ce moment que je m’engage dans la fondation du groupe L’autre Parole, avec Monique Dumais et Marie-Andrée Roy. À peu près au même moment, Micheline lit un livre qui aura aussi été important pour éveiller ma propre conscience féministe, celui de l’écrivaine française Benoîte Groult, Ainsi soit-elle. Ce livre nous a influencées pour le nom de L’autre Parole. Pour sa part, Micheline écrit : « je ferme le livre, et ça y est, je suis devenue féministe, mes yeux se sont ouverts, je suis descendue de mon nuage » (p. 260). Elle prend conscience du conditionnement dans lequel elle a vécu.
Son engagement féministe a été très fécond à travers toutes ses publications par la suite. Nous nous sommes rencontrées autour de la fondation du groupe de femmes professeures de l’Université de Sherbrooke et de la mise sur pied d’un cours dans son département, pendant que je travaillais dans le même sens à la faculté de théologie.
1 Louise Melançon est professeure retraitée de l’Université de Sherbrooke.
2 Micheline Dumont, De si longues racines. L’histoire d’une historienne, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2022, 272 p.