du Prince Aspérité
et la mise en oeuvre d’un plan
dans le désordre énoncé.
Or,
Francine Déry
« Des femmes font de la théologie. Comment s’y prennent-elles? » C’est la question, le titre, du présent colloque. S’interroger sur le comment de la théologie féministe que nous faisons, ce n’est pas vouloir éliminer tes questions du quoi et du pourquoi. C’est se préparer à y répondre, mais à partir d’une description du « comment ça se passe? » Tel est mon projet.
1. Mise au jeu
La démarche du colloque a été pensée sur le fond d’un dialogue avec la théologienne brésilienne Ivone Gebara. Celle-ci écrit: La théologie féministe « est une nouvelle manière’ d’exprimer une expérience après qu’elle a été entendue, vécue et ressentie plusieurs fois et de plusieurs manières » 1. Sur les marchés des savoirs théologiques, on attend en général de la théologie féministe une sorte d’interprétation alternative du ‘message chrétien’. Mais, avec Gebara, je voudrais qu’on ne la réduise pas trop rapidement à une expertise interprétative de la tradition chrétienne. Imaginons-la autrement, au ras de l’existence quotidienne, comme une manière singulière de parler de « ce qui a été vécu et [de] ce qui est vécu dans le présent »2, comme notre manière habituelle de voir et de dire ce qui se passe sous nos yeux.
Je vois deux implications à cela.
a) Première implication: De la théologie féministe, nous en faisons chaque fois que, de notre position de chrétiennes et féministes, nous trouvons des mots pour dire l’expérience déjà éprouvée, et cela advient partout dans la quotidienneté.
La vie quotidienne des femmes d’Amérique latine, leurs engagements, leurs luttes, leurs expériences existentielles, Gebara appelle tout cela « une sorte de théopraxis, de rencontre de Dieu dans la vie, d’expérience de Dieu dans les événements qui font partie de l’existence quotidienne ». 3 D’où un mouvement incessant entre les expériences de la quotidienneté, là où Dieye se donne, là où l’on piétine Dieue, (la théopraxis’) et le ‘dire’ partagé de ces expériences (la ‘théologie) 4.
Ce qui donne sa couleur théologique à cette ‘manière de parier’, ce n’est pas la chose dont on parie (par exemple, des idées reconnues comme spécifiquement théologiques), mais plutôt la position d’énonciation: nous regardons les événements de l’existence comme le lieu de l’émergence ou de la non-émergence de Dieue parmi nous. Plus précisément: notre théologie féministe est une position d’énonciation à la fois théologique et féministe. Théologique car nous analysons notre pratique comme une ‘théopraxis’ et féministe car la visée du ‘dire’ est de dévoiler les traumatismes subis par des femmes parce qu’elles sont des femmes.
Invitation à imaginer la théologie féministe ni d’abord comme une somme de contenus à croire pu à ne pas croire qui marqueraient les limites de la fidélité ou de l’infidélité au christianisme, ni d’abord comme une ‘méthode’ d’interprétation du ‘réel’ ou du ‘message chrétien’, mais, plutôt, comme notre manière quotidienne de parier, nous, féministes et chrétiennes; comme une manière singulière de parier de ce qui se passe sous nos yeux.
b) Deuxième implication: La description de Gebara conduit à distinguer deux ‘guises’ de la théologie féministe: 1 ) parier de l’expérience déjà éprouvée et 2) parier de cette pratique discursive (le discours de la méthode). Réfléchir sur la méthode de notre théologie féministe serait regarder et décrire ce que nous faisons déjà.
Quand Gebara présente la méthode de sa théologie féministe, elle décrit une pratique théologique « après qu’elle a été entendue, vécue et ressentie plusieurs fois et de plusieurs manières ». Elle procède à une analyse descriptive de ce qui se passe quand les gens de la communauté à laquelle elle appartient font de la théologie. Que les gens se reconnaissent eux-mêmes dans ce qu’ils entendent, tel est le critère d’évaluation du discours5.
Une théologie pratique’, tel est le nom qu’on pourrait lui donner pour indiquer l’option méthodologique: une théologie qui part de la pratique (de la manière habituelle de parler), qui porte sur la pratique (qui l’analyse et la décrit) et qui vise la pratique (pour la favoriser en retour pu pour la mettre en question)6. Du coup, la question des rapports établis avec la tradition chrétienne n’arrive plus en premier comme pour déterminer tout ce qui vient par la suite. La question méthodologique n’est plus: Comment procède-t-on, dans une perspective féministe, pour interpréter le ‘sens’ du ‘réel’ ou du ‘message chrétien’? On demande plutôt: « Comment ça se passe » quand nous faisons de la théologie, quand des femmes en quête de Dieue et de libération prennent la parole et fabriquent de la vérité d’une manière inhabituelle dans la culture dominante et patriarcale ?7 Le discours de la méthode vise à dévoiler la singularité de cette « nouvelle manière » de parler.
D’où le projet de décrire la théologie féministe que nous faisons déjà. Ce ‘nous’, l’ecclesia L’autre Parole, je l’entends comme le lieu d’émergence de cette ‘manière de parler’ ou de cette tournure de notre être que nous construisons ensemble, à laquelle nous nous formons ensemble et qui structure notre manière habituelle d’être ouvertes aux mots, aux choses et aux situations. Notre théologie féministe, je la décrirai 1) comme un ‘raconter – soupçonner – changer’, 2) comme un mode de production féministe de vérité et 3) comme une « nouvelle manière » de fabriquer de la vérité avec les mots de la tradition théologique.
2. Raconter, soupçonner, changer
J’essaierai, dans un premier temps, de décrire notre pratique discursive au plus près de l’expérience de notre prise de parole, de nos rencontres, de nos échanges, de nos écritures. Je distinguerai trois élans de notre ‘manière de parler’: raconter, soupçonner, changer8.
Raconter. Premier élan: les mots partagés appellent l’écoute… L’écoute de quelque chose que la culture dominante et patriarcale nous a habituées à ne pas voir, à ne pas dire, à ne pas entendre; l’écoute des blessures racontées par des femmes;
Le ‘raconter1 est un moment d’émergence à la parole, d’étonnement, de douleur et de rage partagés. Tout cela et nos rires, nos pleurs, nos colères, nos frissons dans le dos, nos serrements dans la gorge prennent part à notre théologie féministe. C’est le premier moment de la prise de parole féministe: nous racontons des histoires, celles qui blessent, celles qui sont jugées insupportables, celles qui ne s’expliquent pas. Nous trouvons des mots pour exprimer les expériences que le « Prince Aspérité » nous a habituées à tenir pour banales, anodines et sans intérêt. Nous les sortons de l’occultation. Dans le ‘raconter’, résonne déjà un ‘soupçonner’.
Soupçonner. Deuxième élan: les mots partagés suscitent une quête incessante… La quête des multiples structurations patriarcales des blessures racontées. Une option commune permet cette complicité: les diverses ramifications du patriarcat, dans tous les domaines de l’existence, structurent les gestes même les plus banals, les mouvements des yeux et du corps, les manières coutumières d’être ensemble, le partage des tâches dans le quotidien, la logique de la répartition des ressources sociales; bref, TOUT ce qui va de soi. Nous savons qu’à chaque fois, « ce que nous avons sous les yeux, nous ne le voyons pas »9. Il s’agit de faire déchoir les évidences de leur statut d’évidence.
Le ‘soupçonner* détourne l’attention des fautes morales, des manques de capacité, de valeur, de mérite et fait oeuvre de déculpabilisation pour les violences subies. Les blessures racontées apparaissent comme des effets des pratiques androcentriques qui conditionnent nos existences de femmes. Le ‘soupçonner’ est chemin de pensée. Il donne la direction du ‘parler ensemble’. Plus que deux moments consécutifs, le ‘raconter’ et le ‘soupçonner1 se chevauchent partout comme s’enchevêtre déjà à eux le ‘changer’.
Changer. Troisième élan: Les mots partagés affectent nos existences d’une manière libératrice… Le ‘parler’ féministe est déjà événement de libération: un ‘désapprendre’ les habitudes inculquées par le « Prince Aspérité » et un ‘apprendre’ d’autres possibilités d’être-ensemble.
La poétesse France Daigle raconte l’histoire d’une femme qui commence à trouver des mots pour dire une blessure demeurée longtemps occultée. La prise de parole est tissée d’avancées et de reculs, de dévoilements et d’oblitérations. Elle le sait. Elle sait que la venue à la parole est un chemin d’exister.
Elle parle mais quelque chose en elle se brise à mesure que les mots sortent de sa bouche. Elle se resserre, se ramène plus près d’où elle pourra encore parler. Elle marche, vit ainsi pendant quelques heures, quelques jours. Quelques nuits même. Puis, petit à petit, cela prend une forme de permanence, cela devient-elle. 10
Le ‘parler1 de la théologie féministe laisse, chaque fois, émerger une parole insolite. « Quelque chose en elle se brise ». Elle doit se déconstruire et se construire autrement pour être capable de continuer à marcher sur le chemin de cette prise de parole. Alors, elle vise une tournure d’être « plus près » du lieu d’émergence de sa parole. « Elle pourra peut-être encore parler ». Sa tâche: désapprendre l’habituel, l’accoutumé, l’évident; apprendre une autre tournure, celle qu’elle imagine, qu’elle entrevoit. « Elle marche, vit ainsi (…). Puis, petit à petit, cela prend une forme de permanence ». Elle s’habitue à une nouvelle manière d’être qui pourra structurer l’existence de façon libératrice. Elle change… « Cela devient elle ».
De notre pratique discursive ne résultent pas des idées qui planent au-dessus de nos corps. Notre ‘parler* oriente nos existences et nos engagements à mesure. Chemin d’écoutes, de quêtes et de libérations solidaires, notre pratique discursive prépare, chaque fois, la venue d’une nouvelle parole: d’un nouveau ‘raconter*, d’un nouveau ‘soupçonner1, d’un nouveau ‘changer*, comme d’une nouvelle traversée à la surface des évidences désormais vacillantes.
3. Production féministe de la vérité
Cette première description, au ras de l’expérience des mots partagés entre nous, témoigne d’une production inhabituelle de vérité. L’attention portée aux blessures existentielles, la déconstruction incessante de l’androcentrisme et (‘interrelation entre la pensée et l’existence résistent, toutes trois, aux façons dominantes d’accéder à la vérité. Mon projet: décrire la singularité de notre pratique discursive, cette fois en la contrastant avec la manière habituelle et spontanée de fabriquer de la vérité, apprise partout par l’éducation, par la formation académique et par la culture dominante des médias. Car le mode de production de vérité, propre au ‘raconter – soupçonner – changer* résiste aux habitudes de pensée inculquées par le « Prince Aspérité ». Que sommes-nous en train de désapprendre quand nous construisons solidairement une « nouvelle manière d’exprimer » ce qui se passe sous nos yeux? C’est ce que je voudrais montrer, à partir d’un exemple.
Pratique discursive La chose dite La nature de la chose
Position d’énonciation (2) La femme a un (1) La femme
androcentrique instinct maternel
Soupçonnons plutôt la Véracité’ de l’énoncé sur la base d’expériences racontées par un certain nombre de femmes. Elles expriment l’expérience d’un traumatisme quotidien, celui de femmes à qui sont dévolues, de façon difficilement compréhensible à ras d’existences partagées avec des hommes, une série de lourdes tâches pour lesquelles la ‘nature’ les aurait programmées 11. Soupçonner, cela veut dire demander: qu’avons-nous sous les yeux que nous ne voyons pas? Premier élément de réponse: on ne voit pas que ‘la chose dite’ est le résultat de rapports sociaux pré-existants et la préparation des rapports sociaux à venir. Tout tourné vers le rapport entre ‘la chose dite’ et la ‘chose femme’ (relation 1 du schéma), le sujet moderne du discours androcentrique cherche la vérité dans une correspondance entre les mots et les choses. Il s’abstrait lui-même du discours; il ne voit pas sa propre pratique discursive. Il ne voit pas que son énoncé émerge de sa manière habituelle de voir et de vivre les rapports entre hommes et femmes. Tout préoccupé par la meilleure correspondance possible entre la ‘chose dite’ et la ‘nature’ de la chose – qui seule produit du vrai, pour lui – les histoires racontées par des femmes ne font pas vraies, les histoires n’étant que des histoires.
Ce ‘raconter- soupçonner’ invite ici à ‘changer’ la manière de penser et de fabriquer de la vérité; il ne suffit pas de modifier la vision de la ‘nature’ de ‘la femme’: on voilerait, à nouveau, la pratique discursive du sujet qui parle.
Une production féministe de vérité tourne l’attention vers la relation 2 du schéma. L’énoncé fournit, pour ainsi dire, moins d’informations à propos de la ‘nature’ brute ou réelle de la ‘femme’ qu’à propos de la pratique qui rend possible une telle construction de vérité. Elle renvoie au sol d’une position singulière d’énonciation. Du coup, le discours est analysé comme une pratique discursive. Notre rencontre avec le discours androcentrique n’est pas d’abord un choc des idées sur la ‘nature’ de la
Soit l’énoncé: « La femme a un instinct materner. La façon spontanée de penser nous a habituées à tenir pour vraie une chose dite si l’affirmation correspond à la ‘nature’ de la chose en question. Dans ce cas-ci, l’énoncé est vrai s’il est de la ‘nature’ (physio-biologique) de la ‘chose femme’ de posséder un instinct maternel. De là une série d’études ‘scientifiques’ dans le domaine hormonal pour trancher la question; la quête se tourne vers la réalité ‘femme’. La façon dominante de produire de la vérité tire l’attention vers la relation 1 dans ce schéma: ‘chose femme’, mais plutôt un choc entre deux ‘manières de construire l’être ensemble’: un choc ‘pratique contre pratique’. 12
Comment fabriquons-nous de la vérité? Nous tenons pour vraies les histoires racontées, nous les écoutons, nous partons de ces histoires et soupçonnons. Nous découvrons que l’énoncé « La femme a un instinct maternel » participe aux conditions d’exercice d’une situation insupportable dans laquelle nous sommes plongées. D’où une ré-écriture du discours sous le mode d’une construction de vérité aux effets libérateurs sur l’existence des femmes. Nous tenons pour vrais, non les discours qui traduiraient le plus adéquatement la ‘nature’ des choses, mais ceux qui structurent, de façon libératrice, pour les femmes, les pratiques dans lesquelles nous sommes plongées en commun. 13
Parmi les habitudes inculquées par le « Prince Aspérité », il en est une qui a la force de miner notre théologie féministe à sa racine. C’est la manière habituelle et spontanée d’être ouvertes aux mots, aux choses et aux situations. Elle ruine le triple élan du ‘raconter – soupçonner – changer’ par son mécanisme d’abstraction de l’émergence pratique et des effets structurants des ‘choses dites’. Tout cela invite à désapprendre l’habitude de penser ‘ce que les choses sont’, en ‘réalité’, hors du langage et des pratiques discursives; à porter attention, chaque fois, à l’émergence pratique des ‘choses dites’ ainsi qu’à leurs effets sur l’existence des femmes; à construire une résistance solidaire au « régime moderne de vérité » (Michel Foucault); « à prendre des risques et tenter de créer les conditions qui évoqueront et prépareront la résistance à venir ». 14
4. Ouvertures à quelques thèmes théologiques
Parmi des pratiques de L’autre Parole, dans le domaine thématique de la théologie, je signale: a) la féminisation graphique du mot ‘Dieue’, b) une ré-écriture, toute libre, par des femmes et pour des femmes d’un certain nombre de textes bibliques et c) la création de célébrations dans l’espace ouvert d’une ekklèsia de femmes à la marge de l’institution ecclésiale. Tout cela fait vivre et fait vrai. Le voisinage, non fortuit, de ces trois manières de faire révèle une production féministe de vérité jusque dans un domaine du savoir, celui de la théologie, qui, je crois, pour un certain nombre de raisons de politiques ecclésiales, demeure presque aussi farouchement moderne qu’androcentrique. J’entends par production ‘moderne’ de vérité celle qui émerge de la relation 1 du schéma ci-haut.
Ma question: comment fabriquons-nous de la vérité avec des mots comme Dieue, révélation, Église? Discours androcentrique ou discours théologique, les deux, soumis à l’analyse féministe, n’apparaissent plus comme des indicateurs de la ‘nature’ des ‘choses dites’. Ils trahissent plutôt une position énonciative. De là il ne suffit pas, pour nous, de modifier les interprétations de la ‘nature’ de ‘Dieu’, de la révélation ou de l’Église. Il faut penser autrement: il faut parler autrement avec ces mots.
a) Premier exemple: D’où vient ce ‘e’ planté après les d-i-e-u du mot ‘Dieu’ ?15
C’est que, de Dieue également, nous parlons sous le mode du ‘raconter – soupçonner – changer’. La personnification masculine de ‘Dieu’ entrave le rapport existentiel au divin à partir de nos corps de femmes. Le caractère inhabituel du mot ‘Dieue’, féminisé, a pour effet de tenir en éveil le soupçon d’un construit patriarcal de la ‘nature’ de ‘Dieu’. Il ouvre un espace libre qui facilite un chemin de prise de parole féministe. La féminisation graphique du mot ‘Dieue’ ne traduit pas une volonté d’exprimer plus adéquatement la ‘réalité’ extralinguistique de ‘Dieu’. Écrire ‘Dieue’ avec un ‘e’, ce n’est pas signifier que Dieue est une femme plutôt qu’un homme; c’est prendre le risque d’une construction aux effets libérateurs pour l’existence des femmes.
Voilà, il me semble, une belle illustration des possibilités insolites et fructueuses qu’ouvré notre manière singulière de fabriquer de la vérité. Ouvertures également à d’autres chemins inattendus pour penser la Dieue de notre expérience.16
b) Autre exemple: D’où vient cette liberté de ré-écrire les Béatitudes, le Magnificat, des versets du Credo, un récit de la Genèse, certains psaumes et des extraits du livre des Proverbes.. ?.17 C’est qu’une lecture féministe est toujours déjà réécriture à partir de sa propre pratique; le texte biblique n’y échappe pas. Quand nous lisons la Bible, nous ne cherchons pas à traduire le plus fidèlement possible, dans des mots accessibles pour aujourd’hui, l’histoire biblique qui ‘s’est réellement passée’ ou encore l’intention du rédacteur au moment de son écriture. Dans les deux cas, o chercherait, à nouveau, la vérité dans une adéquation entre la ‘chose dite’ et la ‘nature’ de la chose à laquelle réfèrent ces mots. Le discours biblique est plutôt abordé comme une pratique discursive. Nous portons attention à l’émergence du discours, à ses effets sur l’existence des femmes et ré-écrivons le texte à partir de notre pratique.
Qu’advient-il de l’idée de révélation biblique? Pour répondre à cette question, il faudrait analyser l’émergence d’un corpus de textes qui sera tenu, par la suite, pour une parole révélée. Avec Michel de Certeau, on pourrait y reconnaître une pratique de « rupture instaurât rice » d’une nouvelle tradition religieuse. D’une position d’énonciation féministe, les lectures/ré-écritures se déploient ici comme une marche sur les traces de ceux et celles qui n’ont pas craint « s’abîmer dans leur invention de Dieu » (Edmond Jabès)18
c) L’ekklèsia des femmes prend la parole. Son jet, son élan de liberté et de créativité, font tout apparaître autrement.
Elle se lève dans la lumière
(…)
Quand elle danse
Tout change
Quand elle chante
Plus rien ne me dérange. 19
Notre théologie féministe est « une nouvelle manière d’exprimer » l’expérience déjà éprouvée (Gebara). « Tout change ». Les ‘choses dites’ changent, elles aussi, mais, surtout, la manière de penser, d’habiter le langage et de parler avec les mots de notre tradition. Lieu d’émergence et d’advenir de cette ‘manière de parler1, l’ekklèsia des femmes crée une brèche pour une fabrication insolite de vérité. Elle est la condition de « l’insurrection d’un savoir subjugué »20. D’où le défi constant de bâtir un réseau de relations d’où peut émerger une telle pratique discursive féministe et chrétienne: une pratique de résistance aux pouvoirs/savoirs dominants qui prépare le jour où notre parole pourra faire vraie.
Pourrons-nous, femmes et hommes, jeter les dés d’une nouvelle construction de l’être-ensemble? Sur les chemins de l’écoute et du soupçon solidaires, « le moi qui renaît » d’une prise de parole « ne renaît que s’il s’efforce d’aider l’autre à renaître »21. La théologie à venir sera-t-elle capable de concrétiser ce don?
Denise Couture – Bonnes Nouv »ailes
1 Yvone Gebara. « Women Doing Theology in Latin America », dans: E. Tamez (dir.). Through her Eyes, Women’s Theology from Latin America, Orbis Book, New-York. 1989. pp. 37-48; p. 45 (souligné dans le texte). Ma traduction.
2 Yvone Gebara, « Women Doing Theology… », p. 45. « Dans leur travail théologique, ajoute Gebara, les femmes visent à retrouver les réalités existentielles, à les laisser parler librement (…) et à les relier, seulement par la suite, à la tradition passée* (ibid). Ma traduction.
3 Yvone Gebara, « L’option pour le pauvre comme option pour la femme pauvre »: Concilium 214, (1987) pp. 145-154; p. 153. Souligné dans le texte.
4 Selon Gebara, le discours qui porte sur les questions Importantes de la vie est le coeur de la théologie. La vie de Dieu est relée à la vie de l’humanité et la vie de l’humanité est reliée à la vie de Dieu. Toute systématisation subséquente et toute articulation dldées sont vitalement nées à cet aspect fondamental (« Women Doing Theology… », p. 39). Je traduis.
5 Voir « Women Doing Theology… », p. 45.
6 J’entends par ‘pratique1 une sorte de foisonnement de manières d’être et d’agir qui marque l’ouverture aux événements de la quotidienneté. Voir Hans-Georg Gadamer, « Qu’est-ce que la praxis? Les conditions de la raison sociale », dans: Herméneutique; Traduire, interpréter, agir, Fides, Montréal, 1990, pp. 13-34 et « Practical Philosophy as a Model of the Human Science », dans: Research in Phenomenology 9 (1979) pp. 74-85.
7 Avec Foucault, on entendra, par vérité, non pas « Tensemble des vérités qui ont à être découvertes et acceptées' », mais plutôt Tensemble des règles selon lesquelles on sépare la vérité de la fausseté ainsi que les effets spécifiques de pouvoir rattachés à la vérité », dans: C. Gordon (dir.),Power/Knowledge, Michel Foucault: Selected Interviews and Other Writings,
1972-1977, The Harvester Press, Brighton, 1980, p. 132. Ma traduction.
8 Welch distingue également trois moments de la pratique discursive d’une théologie féministe. Pour cette autre possibilité, voir Sharon D. Welch, Communities of Resistance and Solidarity, A Feminist Theology of Liberation, Orbis Book, New-York, 1985, p. 35. l’écoute de ses propres blessures comme d’un écart en soi d’avec soi. L’ecclesia ouvre un espace collectif pour dire/écouter ces blessures.
9 Colette Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature. 1) L’appropriation des femmes »: Questions Féministes, no 2, février 1978, p. 21. Le travail incessant du ‘soupçonner’ suppose la reconnaissance qu’un « imaginaire fou nous fait surmonter le fait de notre appropriation par une panoplie de fantasmes qui soutiennent le rêve de notre indépendance: fantasme d’y ‘échapper personnellement’, fantasme ‘les femmes c’est les autres’; les bonnes femmes (…). Peut-être grand fantasme d’être ‘un homme’, i.e. un individu autonome, une sorte d’être humain si l’on veut » (pp. 27-28).
10 France Oaigle, La beauté de l’affaire, Fiction autobiographique à plusieurs voix sur son rapport tortueux au langage, Éd. nbj, Outremont, 1991, p. 14.
11 Apropos d’une telle programmation, voir Colette Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature. 2) Le discours de la Nature »: Questions Féministe* no 3, mai 1978, p. 10.
12 La tâche consiste « à ne pas – à ne plus – traiter les discours comme des ensembles de signes (d’éléments signifiants renvoyant à des contenus ou à des représentations) mais comme des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent », Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969, pp. 66-67.
13 Dans la même perspective, Welch propose un nouveau critère de vérité, la pratique. Voir Communities of Resistance.., p. 52.
14 Sharon D. Welch, A Feminist Ethic of Risk, Fortress Press, Minneaplis, 1990, 206 p.; p. 22. Ma traduction
15 Voir L’autre Parole^ « Dieue au féminin », no 40, décembre 1988, Montréal.
16 « Penser, c’est émettre un coup de dés », écrit Deleuze. « Quand les mots et les choses s’ouvrent par le milieu sans jamais coïncider, c’est pour libérer des forces qui viennent du dehors, et qui n’existent qu’en état d’agitation, de brassage et de remaniement, de mutation », Gilles Oeleuze, Foucault Les Éd. de Minuit, Paris, 1986, p. 93.
17 Voir L’autre Parole, « Nos Béatitudes », no 22, déc. 1983, pp.4-6; dans « La fête, la célébration », no 29, mars 1986: « Credo », pp.14-16 et « Magnificat », pp.17-19; « L’autre Genèse », no 32, déc. 1986; dans « Oui à l’ordination des femmes », no 43, sept. 89: « Ballade des exilées, inspirée du psaume 137, psaume pour un temps de disgrâce », pp. 25-26; enfin, dans « Le numéro 50 », juin 1991: « Proverbes pour un temps nouveau », pp.12-16.
18 Tout cela demanderait plus d’explications. J’ouvre ici simplement une piste de recherche. On aura compris, qu’avec Elisabeth Schùssler Fiorenza, je pense qu’il faut abandonner, pour des raisons méthodologiques, la quête d’un « noyau » du ‘message chrétien’ – d’un « canon dans le canon » (a « canon within the canon ») – par-delà la pluralité des textes, serait-ce un message de libération pour les femmes. Voir E. Schùssler Fiorenza, Bread not Stone, The Challenge of Feminist Biblical Interpretation, Beacon Press, Boston, 1984, p. 12.
19 Extrait de la chanson, de Geneviève Paris, intitulée « Au milieu des ruines ».
20 L’expression est de Foucault. Cette prise de parole réorganise, par son émergence même, les relations de pouvoir car « nous ne pouvons exercer le pouvoir autrement que par la production de vérité », Michel Foucault, Power/Knowledge, p. 93. Je traduis
21 Yvone Gebara, « L’option pour le pauvre… », p. 149.