Du sexe féminin nié…à un sexe en pleine genèse
Monique Dumais, Houlda
1. Du sexe féminin nié
Commençons avec un lieu premier, le Livre de la Genèse, j’y reviendrai dans un second temps. «Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa.» Gn 1, 27
Et pourtant, la tradition chrétienne s’est acharnée à mettre en évidence un seul sexe, le sexe mâle. Pourquoi en est-il ainsi? Faut-il s’y résigner? Certaines autorités ecclésiales s’en réjouiraient.
1. Définition par un seul sexe
Un seul sexe définit, se définit; il assure son règne sur l’immensité de l’univers, comme s’il se suffisait à lui-même. Le sexe mâle a été retenu comme norme par Thomas d’Aquin:
Mais pour ce qui est de certains traits secondaires (aliquid secundarium), l’image de Dieu se trouve dans l’homme d’une façon qui ne se vérifie pas dans la femme; en effet, l’homme est principe et fin de la femme (principium mulieris et finis), comme Dieu est principe et fin de toute la création (principium et finis totius creaturae). Somme théologique 93, 4, ad 1, cf. 92, 2, c.
Kari E. Borresen a fait une critique de la tradition chrétienne concernant le genre de relation qui est établie entre l’homme et la femme. Elle montre qu’Augustin et Thomas d’Aquin, tout en reconnaissant une équivalence entre l’homme et la femme, maintiennent une subordination de la femme à l’homme. Les deux penseurs, très bien reconnus par l’Église catholique, ont transposé la hiérarchie des sexes de l’ordre de la création à l’ordre du salut: «L’élément masculin représente le partenaire divin (Dieu, Christ), et l’élément féminin, le partenaire humain (Israël, Église).»1
2. Invisibilité de l’autre sexe
La prééminence d’un sexe rend invisible l’autre sexe. Les fonctions d’autorité sont confiées et conférées aux hommes qui les transmettent fidèlement à d’autres hommes. L’orthodoxie prend des allures de consistance et de cohérence en se maintenant dans la filière homogène d’un seul genre. La masculinité semble constituer « »le lieu » théologique par excellence» 2.qui ne peut être déplacé. La perception d’une tradition monolithique sans altération majeure du côté des capacités des deux sexes s’affiche comme une balise sécuritaire à ne pas remettre en question. Le texte de la Déclaration de la Sacrée congrégation pour la doctrine de la foi sur la question de l’admission des femmes au sacerdoce ministériel (1976)3 fait bien connaître cette position stable, qui semble inaltérable.
Jamais l’Église catholique n’a admis que les femmes puissent recevoir validement l’ordination presbytérale ou épiscopale. (1re partie)
Cette pratique de l’Église revêt donc un caractère normatif: dans le fait de ne conférer qu’à des hommes l’ordination sacerdotale, il y va d’une tradition continue dans le temps, universelle en Orient et en Occident, vigilante à réprimer aussitôt les abus; cette norme, s’appuyant sur l’exemple du Christ, est suivie parce qu’elle est considérée comme conforme au dessein de Dieu pour son Église. (4e partie)
Et pourtant, la tradition a évolué dans plusieurs domaines: transmission ne signifie pas immutabilité. Elle a connu des changements significatifs notamment dans le domaine sacramentel.
3. Prééminence masculine dans les symboles
Des symboles choisis par l’Église catholique mettent en valeur les hommes et tiennent les femmes en veilleuse. Le symbolisme de l’époux et de l’épouse m’apparaît particulièrement contraignant pour les femmes: l’époux, le Christ, et l’épouse, l’Église, les hommes pouvant à la fois symboliser les deux, et les femmes, limitées au rôle de l’épouse, donc à se soumettre au Christ qui est confiné dans le sexe mâle. Le texte de la Déclaration sur la question de l’admission des femmes au sacerdoce ministériel est catégorique sur le sujet:
Alors se réalise pleinement et définitivement le mystère nuptial annoncé et chanté dans l’Ancien Testament: le Christ est l’Époux; l’Église est son épouse (…) C’est par ce langage de l’Écriture, tout tissé de symboles, qui exprime et atteint l’homme et la femme dans leur identité profonde, que nous est révélé le mystère de Dieu et du Christ, mystère qui, de soi, est insondable.
C’est pourquoi on ne peut négliger ce fait que le Christ est un homme. Et donc, à moins de méconnaître l’importance de ce symbolisme pour l’économie de la Révélation, il faut admettre que, dans des actions qui exigent le caractère de l’ordination et où est représenté le Christ lui-même, exerçant son ministère de salut – ce qui est au plus haut degré le cas de l’Eucharistie -, son rôle doive être tenu (c’est le sens premier du mot persona) par un homme: cela ne relève en ce dernier d’aucune supériorité personnelle dans l’ordre des valeurs, mais seulement d’une diversité de fait au plan des fonctions et du service, (section V)
L’appui formel sur le symbolisme joue pleinement dans ce texte. Tout est explicité pour mettre en valeur l’accaparement masculin de la fonction d’autorité. On souligne fortement les différents titres du Christ afin de montrer sans doute qu’une femme ne peut pas remplir adéquatement ces fonctions et que seul un homme peut y répondre selon toute la dignité requise.
4. Contrôle du corps des femmes
Le corps sexué, notamment celui des femmes, est un enjeu dans les relations de pouvoir. Il est habituellement refoulé, soit par une désintégration négative, soit par une exaltation qui le prive de toute incarnation ou qui le confine dans un rôle exclusif. La réalité d’un véritable investissement dans le corps demeure une difficulté majeure dans le christianisme, particulièrement dans l’Église catholique. Il vaut mieux que le corps perde sa substance! la spiritualisation est plus importante que l’incarnation.
Quand on parvient à considérer les femmes dans leur corps, elles ne sont perçues qu’en fonction de la fécondité, de leur maternité. L’encyclique Laborem exerçons (1981) de Jean-Paul II insiste sur la spécificité de la femme qui repose sur sa «mission maternelle». «La vraie promotion de la femme exige que le travail soit structuré de manière qu’elle ne soit pas obligée de payer sa promotion par l’abandon de sa propre spécificité et au détriment de sa famille dans laquelle elle a, en tant que mère un rôle irremplaçable.» (n. 19)
La lettre apostolique de Jean-Paul II, La dignité et la vocation de la femme (1988) contient aussi des références au corps des femmes assez particulières, dans la section VI, Maternité et virginité.
La maternité comporte dès son origine une ouverture particulière à cette personne nouvelle: c’est justement là le «rôle» de la femme. Dans cette ouverture, dans la conception et l’enfantement, la femme «se trouve par le don désintéressé d’elle-même». (…)
L’analyse scientifique confirme pleinement le fait que la constitution physique même de la femme et son organisme comportent en eux la disposition naturelle à la maternité, à la conception, à la gestation et à l’accouchement de l’enfant, par suite de l’union nuptiale avec l’homme. Cela correspond en même temps à la structure psycho-physique de la femme, (n. 18)
On nous prévient toutefois qu’il ne faut pas donner «une interprétation exclusivement bio-physiologique de la femme et de la maternité». Quant à la virginité, on la voit pour la femme comme une façon d’exprimer «la valeur personnelle de sa féminité, devenant « don désintéressé » à Dieu qui s’est révélé dans le Christ, un don au Christ Rédempteur de l’homme et Époux des âmes: un don « sponsal »». (n. 20) Jean- Paul II appuie son argumentation sur le don où la femme apparaît comme celle qui donne à l’homme qui reçoit. L’expression en termes de sponsalité est encore omniprésente. N’y lit-on pas: «La prédisposition innée de la personnalité féminine à la condition d’épouse trouve une réponse dans la virginité ainsi comprise.» (n. 20)
Considérations finales
Cette mainmise patriarcale maintient le sacré dans des formes mâles:
– la masculinité de Dieu est de rigueur! D’où la non-ordination des femmes.
La mainmise patriarcale contrôle aussi les prescriptions morales pour subordonner les femmes, ce qui est le cas au sujet de la contraception, l’avortement, et de la non dénonciation de la violence.
II.à un sexe en pleine genèse
Mary Balmary, psychanalyste, dans son dernier livre La divine origine (1993)4 s’attache à montrer l’accès des êtres humains à la première personne, au «JE» (p. 8,13). Elle découvre que Dieu n’a pas créé l’homme et la femme, puisque dans le premier récit, on parle de «mâle et femelle». Le Créateur aurait donc fait «l’humain et non pas l’homme, c’est-à-dire seulement l’homme possible.» (p. 79-80) Ce n’est que dans le second récit – récit plus ancien pourtant, mais placé en deuxième lieu – que les mots ish et isha font leur entrée dans le livre, que l’homme et la femme adviennent.
Ce n’est pas à partir de rien, ni à partir de la création qu’il va agir cette fois (YHWH Elohim) Mais à partir de la créature, de l’humain lui-même, l’Adam. Et l’Adam dans un certain état psychique: Adam manquant – pas d’aide pour lui – et désirant…
Alors YHWH Élohim fait tomber une torpeur sur l’humain. Il dort.
Ce texte devient un vrai délice, un véritable éden pour une psychanalyste pas rangée, (p. 82)
Femme construite à partir de l’humain-désirant-l’autre, tel qu’il peut être dans le sommeil le plus dense. Le rêve? On pourrait y penser mais rien n’est dit de tel. (p. 83)
- Nécessité de l’affirmation des femmes
Selon donc une nouvelle interprétation du texte de la Genèse: «La femme n’est pas créée mais tirée de l’humain. Alors advient aussi l’homme.» (p. 84) C’est dans le JE que l’homme et la femme surgissent.
A ce coup, c’est l’os de mes os
et la chair de ma chair!
Celle-ci sera appelée « femme »,
car elle fut tirée de l’homme, celle-ci! Gn 2,23
Reconnaissance d’une identité… affirmation qui permet l’accomplissement d’une réelle mutualité entre les femmes et les hommes. L’affirmation des femmes passe par un JE. La référence aux expériences des femmes qui est devenue une norme en théologie féministe donne aux femmes d’intervenir spécifiquement dans le domaine scientifique, notamment en théologie, et de là d’avoir un impact sur les discours et la pratique de l’Église. On ne peut faire l’économie de l’affirmation des femmes comme sujets dans les discours. Plusieurs chercheuses en théologie et en sciences religieuses à l’instar d’autres chercheuses en sciences humaines introduisent le concept expériences des femmes dans leur épistémologie. Une étude5 que j’ai entreprise sur l’utilisation féministe de ce concept en sciences religieuses m’a amenée à indiquer dix perspectives que j’ai regroupées de la façon suivante: les aventureuses, les gynocentriques, les enracinées en fonction de leurs orientations de base; les herméneutes, les éthiciennes et les spirituelles en tenant compte des sujets qu’elles traitent; les partenaires, les oecuméniques, les interpellantes et les critiques en retenant les moyens qu’elles utilisent.
2. Déploiement d’une éthique de relation
Des théologiennes telles que Mary Grey6, Beverly W. Harrison7, Mary Hunt8, Ina Praetorius9, nous introduisent à une ethics of connection – éthique de relation. Il faut dire que la relation entre les êtres, cette interdépendance, a été constamment cultivée par les femmes au cours des âges. Carol Gilligan, psychologue, dans son étude sur le développement moral des femmes a reconnu que les femmes sont moins portées que les hommes à faire preuve d’un esprit légaliste, mais qu’elles tiennent davantage compte des personnes dans leurs prises de décision, ce qu’elle a surnommé: «une éthique de sollicitude» (ethics of care).
Les femmes rencontrent des difficultés dans leurs relations entre elles. Mary Grey indique clairement les zones de difficultés entre les femmes.
– séparation des femmes pauvres des femmes des classes moyennes et riches;
– dialogue souvent douloureux des femmes juives avec les chrétiennes;
– oppression encore vivement ressentie par les femmes noires avec les femmes blanches;
– marginalisation des femmes lesbiennes par les femmes hétérosexuelles;
– importance donnée à la vie de couple au détriment des femmes célibataires et des femmes âgées ou orientation exclusive du côté des jeunes10. Il faudrait considérer l’influence de cette éthique de relation dans le rapport entre les hommes et les femmes.
3. Recherches de nouvelles relations entre les hommes et les femmes
Dans cet univers, se tracent de nouvelles trajectoires entre les hommes et les femmes. Celles-ci sont sur le même terrain que les hommes; elles cherchent avec eux des réponses aux questions nouvelles. Les hommes n’ont plus nécessairement l’autorité, la priorité sur le plan scientifique, social; ainsi, des femmes sont cheffes d’entreprises, d’institutions, etc., présentes et participantes à part entière. La théologie, notamment dans l’ecclésiologie, l’éthique et autres sections, doit refléter et soutenir cette genèse en oeuvre, cette nouvelle constitution des relations hommes- femmes.
L’Église doit voir à se laisser transfigurer, à traverser son image masculine, patriarcale, pour atteindre un lieu de véritable mise en rapport des hommes et des femmes, pas un lieu de subordination, mais d’ordination, d’intégration. Alors, émergeront de nouvelles façons de vivre, de penser, de prier, de célébrer. Des petits pas sont faits, mais nous espérons que de grandes enjambées seront bientôt possibles, avec audace.
1 Kari Elisabeth Borresen, «L’anthropologie théologique d’Augustin et de Thomas d’Aquin», Recherches de science religieuse 69/3, p. 397.
2 Henri-Jacques Stiker, Culture brisée, culture à naître. Paris, Aubier, 1979, p. 159.
3 Sacrée congrégation pour la doctrine de la foi, Déclaration sur la question de l’admission des femmes au sacerdoce ministériel. Rome, 15 octobre 1976.
4 Marie Balmary. La divine origine. Dieu n’a pas créé l’homme. Paris, Grasset, 1993.
5 Cette étude sera publiée en 1993 par l’ICREF/CR IAW.
6 Mary Grey, «Claiming Power-in-Relation: Exploring the Ethics of Connection», Journal of Feminist Studies in Religion, vol. 7, no 1 (Spring 1991), p. 7-18.
7 Beverly W, Harrison, in Carol Robb, éd., Making the Connections: Essays in Feminist Social Ethics. Boston, Beacon Press, 1985.
8 Mary Hunt, Fierce Tenderness. A Feminist Theology of Friendship. New York, Crossroad, 1991.
9 Ina Praetorius, «A la recherche de la conditio feminina. Plaidoyer pour un oecuménisme des femmes», Concilium 238 (1991), p. 15-23.
10 Mary Grey, op. cit,, p.89.