En tant que féministe en temps de pandémie
Denise Ouellet[1][2], Bonne Nouv’ailes
En tant que femme, en tant que féministe, je me sens charriée par ce gouvernement ! Outrée, en colère même ! Colère que je tente de contenir…
Comment peut-on tenir un discours quotidien sur la place publique et un autre, différent, s’adressant au personnel du réseau de la santé et des services sociaux, en fait je devrais dire aux femmes qui travaillent dans le réseau de la santé et des services sociaux, puisqu’elles sont majoritaires ?
Tout d’abord quelques chiffres :
- dans les premiers mois de la pandémie, entre 2 et 3 % de la population québécoise a été infectée par la COVID-19.[3]
- En novembre 2020, les personnes aînées de 70 ans et plus comptent pour moins de 20 % de la population infectée, alors que ces personnes aînées totalisent plus de 90 % des décès.[4]
- Durant la première phase de la pandémie, ce sont 25 % des travailleuses et travailleurs du réseau de la santé qui sont en fait principalement des travailleuses qui ont contracté la COVID-19 !
- Les principaux motifs étant : un manque d’équipements et les déplacements d’employées d’une zone chaude à une zone froide.[5]
Pourquoi est-ce majoritairement les résidences pour personnes âgées qui ont été touchées ? Et dans une moindre proportion les populations des quartiers défavorisés ?
La responsabilité doit être portée par nos gouvernements. Deux causes importantes. La première, depuis 2003, si ce n’est avant, au moment de la réforme en santé et des services sociaux, réforme qui abandonnait les personnes aînées, je devrais dire, les femmes aînées et les vendait au secteur privé. Le gouvernement a fait preuve de laxisme dans la surveillance des soins offerts dans les résidences privées. Et pour la deuxième cause importante, c’est du côté de la détérioration des conditions de travail du personnel dans les résidences publiques, les fameux CHSLD (centres d’hébergement et de soins de longue durée) et cela, depuis la grève des infirmières en 1980 qu’il faut regarder. Les décrets, les lois spéciales, le retrait du droit de grève se sont succédé au point de laisser la place à des conditions de travail pas très enviables. Il s’en est suivi un laxisme en ce qui a trait aux soins assurés pour les personnes aînées, ce qui a mené à la catastrophe que nous connaissons aujourd’hui.
Les travailleuses du réseau sonnent l’alarme à répétition depuis plusieurs décennies, sans jamais être entendues. Bien au contraire, la privatisation des soins aux personnes aînées s’est accélérée au fil des ans, et les conditions de travail se sont détériorées à vitesse grand V. Alors que la population est vieillissante, plus de 7 000 places en résidences pour personnes aînées sont transférées du public au privé.
Des femmes, pour beaucoup des immigrantes, se sont vues offrir des emplois à statut précaire… à temps partiel… un contrat à durée déterminée. Lorsqu’elles montaient dans l’échelle salariale, on les remplaçait par d’autres, moins coûteuses, moins exigeantes, moins revendicatrices !
D’autre part, les personnes aînées ont été dirigées vers des résidences privées largement financées par l’État dans lesquelles l’objectif des propriétaires était avant tout de faire de l’argent, d’être rentables. On demande donc aux personnes aînées de payer des sommes exorbitantes pour de petits appartements (de type studios ou 3 pièces et ½) et de payer à l’acte pour le moindre service.
Puis arrive cette pandémie ! Je devrais dire le malheur annoncé !
Sur la place publique, l’on nous appelle « les anges gardiens », c’est connu, les anges n’ont pas de sexe, MAIS les travailleuses du réseau de la santé en ont un… majoritairement, les anges gardiens sont des femmes (plus de 75 %). Pas étonnant que les salaires et les conditions de travail des employées du réseau de la santé (le féminin inclut le masculin) et des services sociaux soient les plus bas de toutes les autres personnes employées des autres secteurs gouvernementaux.
À l’arrivée de la pandémie, le gouvernement provincial décrète qu’il ne respectera pas les conventions collectives des « anges gardiens ». Et oui ! depuis le 18 mars 2020, les conventions des « anges gardiens », employées de l’État, sont caduques par décret gouvernemental… Ce qui est dit sur la place publique : « On reconnait le travail des salariées du réseau et on leur offre un GROS 4 % de plus ! » WOW ! En fait, cela signifie 2,50 $ par jour pour risquer sa vie… je n’exagère pas… Des femmes se rendent chaque jour au travail, la peur au ventre, certaines se couperont de leurs enfants de peur de les contaminer, car les équipements ne sont pas au rendez-vous. Ce n’est qu’à la fin juin que les équipements seront disponibles en nombre suffisant.
Dans les faits, plusieurs travailleuses (je rappelle que le féminin inclut le masculin) sont envoyées au front avec un simple masque chirurgical, elles doivent donner des soins à toutes et à tous, c.-à-d. aux personnes atteintes ou non de la COVID-19. Elles contaminent bien malgré elles d’autres personnes vulnérables ! Devant l’hécatombe des employées assignées en CHSLD, le gouvernement décrète, en avril 2020, le début du « délestage ». Cela signifie que des salariées du réseau, sans expérience auprès des personnes aînées, sont envoyées en CHSLD ou en résidences privées, pour assurer la relève de celles qui sont tombées au combat. Les personnes qui refusent le délestage seront congédiées ou sanctionnées. Outre un matériel de protection insuffisant, la mise en place est mal administrée par des patrons qui souvent ne savent même pas ce qui se passe sur le terrain.
Résultat de ce délestage : des personnes aînées incapables de se nourrir par elles-mêmes sont mortes de faim et de soif dans certaines résidences (privées ou publiques). Pas par mauvaise volonté du personnel, mais par manque de prévoyance du gouvernement… Comment peut-on penser que du personnel sans expérience auprès des personnes aînées soit en mesure de donner les soins adéquats sans formation ou avec un minimum de formation ? Ah oui, j’oubliais, c’est connu, pour les femmes, c’est naturel de prendre soin des autres, ça fait partie de leur nature… Parce que ce sont des femmes, elles sauront naturellement quoi faire ?
Je suis outrée par l’attitude de ce gouvernement envers les femmes, en fait envers toutes les femmes de la société… il ne reconnait pas que la COVID-19 a un sexe, que celles qui en sont atteintes sont majoritairement des femmes…
Je suis outrée par ce gouvernement qui joint l’insulte à l’injure en appelant les employées du réseau des « anges gardiens » et qui leur coupe les ailes en accélérant la détérioration des conditions de travail des femmes.
Je suis outrée par ce gouvernement qui met en place des projets de relance économique en investissant des sommes massives de notre argent dans les infrastructures, où la majorité des emplois sont masculins.
Je suis outrée par ce gouvernement qui laissera des femmes aînées vivre avec un malheureux 1 100 $ par mois et qui offrira aux autres 2 000 $ par mois pour rester à la maison… en temps de pandémie.
Je suis outrée par ce gouvernement qui a laissé des femmes aînées vivre seules, loin de leur famille, pour soi-disant éviter la propagation du virus… Pourquoi ces aînées pouvaient-elles davantage propager le virus ?
Je suis outrée par notre société qui isole, depuis plus de 30 ans, les aînées dans des « résidences pour aînés » où elles sont majoritaires. On fait la promotion de ces résidences… Suis-je la seule à trouver ça complètement irréaliste cet isolement des personnes âgées ? Suis-je la seule à considérer que ce n’est là que la représentation d’un âgisme ?
Je me demande souvent, comment la société réagirait si on créait des résidences pour personnes noires seulement, ou pour personnes de foi musulmane, ou pour d’autres catégories de personnes ? Il me semble qu’on s’empresserait de crier au racisme. MAIS pour les personnes aînées, pour les femmes aînées, cela semble normal, bienvenu et adéquat…
En somme, je constate que les premières victimes de la pandémie sont les aînées en résidence, les femmes œuvrant dans le système de santé, les femmes en général dans la société, peu importe la place qu’elles occupent. Ce sont elles qui sont les grandes perdantes alors que la « relance économique » passera par le travail des hommes. Et les « anges gardiens » n’ont qu’à bien se tenir ? Voilà pourquoi je me sens aussi outrée, charriée, en colère même.
[1] J’étais, je suis et serai encore pour un petit bout : travailleuse sociale.
[2] Version originale présentée le 15 août 2020 et bonifiée avec l’ajout de statistiques plus récentes pour cette publication.
[3] Au 12 février 2021, il y a 274 831 cas de confirmés de COVID-19 sur une population estimée à 8 574 571 en décembre 2020, soit 3,2 % de la population. Source : https://statistique.quebec.ca/fr/document/population-et-structure-par-age-et-sexe-le-quebec/tableau/estimation-de-la-population-du-quebec et https://www.quebec.ca/sante/problemes-de-sante/a-z/coronavirus-2019/situation-coronavirus-quebec/
[5] Source : TEXTE COLLECTIF. « Le personnel de la santé et des services sociaux demeure à risque », Le Devoir, 30 juin 2020.