ENTRE LA REALITE ET L’UTOPIE :
Quelques remarques et questions complémentaires dans le débat sur la prostitution
Louise Melançon, Myriam
L’éthique féministe relève du mouvement des femmes, de l’analyse féministe des rapports de sexe et de la vision « utopique » de rapports d’égalité et de justice entre les femmes et les hommes, comme entre tous les humains. C’est donc une éthique de libération et, à ce titre, une éthique pour le chemin à parcourir, une éthique intérimaire.
L’éthique féministe : une éthique contextuelle ? une éthique « humaniste » ?
Le mouvement féministe est né dans un contexte précis : à un moment « révolutionnaire » de nos sociétés capitalistes du Nord de l’Europe et de l’Amérique (les années 1960). Par la suite, ce mouvement s’est développé à travers divers courants : comme la question raciste, la question des classes sociales, du Tiers Monde, des autres cultures, des autres générations… À ce moment-ci, à la suite de la Marche des femmes de l’an 2000, on peut dire que le mouvement féministe est en voie de « mondialisation » et, par le fait même, aux prises avec la question de la solidarité, dans et au-delà de la diversité des contextes, des divergences politiques et, en conséquence, aux prises avec la pluralité des éthiques.
L’éthique féministe ne peut être qu’« humaniste ». À ce titre, elle porte une vision utopique qui s’incarne dans des valeurs considérées comme prioritaires : la dignité des personnes, le partage et la solidarité, l’autonomie et l’interdépendance… Ces valeurs veulent s’incarner dans des situations particulières, dans des contextes limités, dans la réalité ambiguë. Sommes-nous conscientes d’être marquées par la société de consommation dans laquelle nous vivons et par la culture narcissique qui nous influence ? Et jusqu’à quel point le sommes-nous, comme femmes ? C’est là le lieu de travail de la réflexion éthique dont le rôle est de nous accompagner sur le chemin.
Nos positions diverses relèvent donc autant de la particularité des contextes où nous sommes que de notre vision féministe, « humaniste ». Chacune a à se demander : où en suis-je ? quelle est mon histoire personnelle ?… quel est mon rapport à la prostitution, à la sexualité ? Et quelle est mon utopie ? Cette capacité de poser un regard critique sur sa propre position est nécessaire pour entrer en dialogue avec d’autres positions que la sienne.
Le travail du sexe : qu’entend-on par cette expression?
On distingue de plus en plus la « prostitution » du « travail du sexe ». On peut aussi voir une distinction entre la prostitution forcée et une autre qui ne l’est pas. Par exemple , dans le trafic sexuel, il se trouve des femmes en quête d’emploi, qui sont contraintes à la prostitution comme il y a des jeunes filles et des enfants qui le sont dans le tourisme sexuel pour essayer de sortir de la pauvreté. Dans ces cas, (comme dans d’autres) il s’agit d’exploitation des personnes, de violence, de manipulation. L’éthique féministe ne peut que dénoncer ce type de prostitution qui relève d’ailleurs du patriarcat, dans ce qu’il a de plus odieux, et d’une économie criminelle.
Mais il y aurait aussi la prostitution « choisie » par une femme, la plupart du temps pour survivre… Dans nos milieux, il s’agit souvent de jeunes femmes en fuite de leur famille. Il y a aussi des femmes qui réclament le titre de « travailleuses du sexe », qui veulent donner un certain statut à ce « métier » et cela dans une perspective féministe. Dans cette optique, veulent-elles travailler avec les femmes, pour leur éducation sexuelle, leur libération par rapport à la sexualité ? ou veulent-elles donner des « services sexuels » aux hommes qui en ont besoin ? En quoi sont-elles féministes ? Sont-elles des « entrepreneures » (elles auraient leur propre entreprise/affaire commerciale ou professionnelle ») plutôt que des « collaboratrices » d’un système d’exploitation de plus en plus mondial ? Qui sont-elles ?
Selon l’un ou l’autre cas, quelle peut être notre solidarité ? En quoi et avec qui serons-nous solidaires ? Solidaires de la dé-stigmatisation de la « femme prostituée » pour mettre au jour le système/les clients/les souteneurs… ? Solidaires pour lutter contre l’image rétrograde , négative, passive de la sexualité des femmes … ? Solidaires pour réclamer des conditions de travail, des services de santé…nécessaires, pour ces travailleuses, comme un moindre mal dans nos sociétés ? Solidaires pour introduire un processus de libération dans les rapports sexuels entre femmes et hommes, comme entre femmes ou entre hommes ?
Vision de la sexualité : une caractéristique de tradition chrétienne ?
Dans l’utopie féministe, comme dans toute éthique « humaniste », la sexualité est vue comme une dimension essentielle de l’être humain, en tant qu’être-de-relation. Cela ne s’oppose pas à la valeur du plaisir sexuel comme nos temps de libération sexuelle nous l’ont appris en relativisant la procréation qui avait été longtemps tenue comme l’unique but de la sexualité, particulièrement dans nos sociétés occidentales. La tradition chrétienne a malheureusement trop souvent contribué à répandre une vision négative, étriquée, répressive de la sexualité. Cet héritage, nous le portons plus ou moins, selon notre génération, notre histoire familiale… Il est important d’en prendre conscience pour bien nous situer par rapport à la sexualité, à la vision que nous en avons, à la valeur qu’on lui attribue et donc à la distance que l’on peut envisager entre la réalité et l’utopie.
Mais jusqu’où pouvons-nous aller dans une vision de la sexualité qui pourrait, par exemple, être un moyen d’échange, une affaire économique, un service rémunéré ? et avoir en même temps une conception plus globale de la sexualité, plus intégrée à la personne, plus créatrice de rapports harmonieux avec les hommes, avec les autres? Une approche psychologique (je dirais même psychanalytique sans être freudienne à tout crin) de la sexualité humaine montre la complexité de notre structuration psychique, affective, en relation avec la « libido », cette énergie non seulement sexuelle génitale, mais plus large, fondatrice de nos rapports d’intégrité à nous-mêmes et de confiance en l’autre, aux autres. Le plaisir visant l’extase ( pas seulement « orgasmique ») d’unité, de communion, de partage avec l’autre vivant , comme avec tout ce qui vit, est une valeur « humaniste ».
Une relecture chrétienne positive, épanouissante de la dimension sexuelle de l’être humain est possible. Comment l’appliquer dans notre débat sur la prostitution et le « travail du sexe » ? Penser les services sexuels comme englobés dans une éducation sexuelle, n’est-ce pas introduire une révolution dans l’institution de la prostitution ? une révolution qui entraînerait une tout autre pratique sociale ? une nouvelle manière d’être en rapport avec la sexualité qui soit conforme avec la vision féministe et de meilleurs rapports entre les femmes et les hommes ?
Cette vision de la sexualité repose, selon moi, sur quelque chose qui est premier, prioritaire dans la vision chrétienne du monde : c’est une position d’espérance. Position d’espérance qui nous fait sortir de la résignation ou de la désespérance, inhérente à bien des vécus actuels dans le domaine des rapports sexuels, ou autres, entre les femmes et les hommes. Position d’espérance qui nourrit nos besoins de partage, de communion, d’extase, de lien aux autres comme à la nature, de nos besoins de faire confiance, en un mot de nos besoins d’amour de nous-mêmes et des autres.