Exposé de la récipiendaire : Empower éEs

Exposé de la récipiendaire :

Empower éEs

Vivian Labrie

Bonsoir. Depuis que j’ai appris que je recevrais ce prix, j’ai beaucoup pensé à Idola St-Jean. Dans notre travail au Collectif, on se prévient que ça va prendre du temps et souvent je cite les luttes des femmes pour le droit de vote. Ça leur en a pris des années pour qu’un jour ce qui paraissait impossible devienne non seulement possible, mais normal et je vais maintenant penser à Idola St-Jean quand je vais dire ça. C’est une femme que j’aurais aimé connaître. Alors il m’est venu à l’idée de lui écrire une petite lettre. Ce sera ma façon de vous dire merci pour ce prix que je reçois en pensant aux milliers de personnes, femmes et hommes, qui se sont impliquées depuis trois ans dans cette aventure qu’on a entreprise de faire exister au Québec une loi sur l’élimination de la pauvreté.

Lettre à Idola St-Jean

Bonsoir Idola St-Jean, que je ne connais pas, mais que j’aurais aimé connaître. Je reçois ce soir un prix qui a votre nom et c’est sans doute pour un projet qui va demander un entêtement du genre de celui qu’il vous a fallu pour passer de l’isolement à l’isoloir : qu’on se donne au Québec une loi cadre sur l’élimination de la pauvreté. Il y a déjà bien longtemps qu’on est en marche avec les personnes pauvres dans le milieu de l’éducation populaire, mais depuis trois ans, nous nous sommes misEs en frais d’écrire une proposition de loi en bonne et due forme, nous avons déposé à l’Assemblée nationale une pétition de 215 307 signatures… Bien sûr, le gouvernement fait le sourd, mais l’idée fait son chemin au sein de la population et je crois bien que c’est en train de devenir un enjeu électoral. Je me demande bien ce que vous diriez de ce projet si vous étiez parmi nous. Mais ce prix, c’est presque comme recevoir votre appui de l’au-delà des temps.

C’est aussi l’occasion d’apercevoir à quel point l’apport des femmes marque ce projet. Vous seriez contente, je crois, de réaliser que sur cette photo que nous avons prise devant l’Assemblée nationale, le jour du dépôt de la pétition, il y a facilement deux femmes pour un homme. Vous apprécieriez aussi les beaux liens que nous avons noués avec la Fédération des femmes du Québec et la Marche mondiale des femmes, des liens qui ont permis de veiller à donner à notre proposition de loi des couleurs féministes où on reconnaît la plus grande pauvreté des femmes et ses causes dans le patriarcat.

Vous ne seriez sans doute pas surprise de constater la désinvolture avec laquelle le gouvernement fait semblant de ne pas reconnaître notre travail qui, bien sûr, le dérange, tout comme la Marche des femmes l’a dérangé. Il faut dire que lors du Sommet de 1996, notre premier ministre n’a vu aucun problème à justifier sa lutte au déficit en comparant la gestion des affaires de l’État au comportement d’un bon père de famille qui doit réparer le trou quand sa bourse est percée. Nous n’en avons pas fini avec le paternalisme. L’État persiste à se comporter selon un idéal que vous avez bien connu à votre époque et qui a fait sa marque dans notre conception du droit. C’est l’idéal du bon père qui prétend vouloir le bien de toute sa famille, mais qui prend tout seul les décisions, en ne se gênant pas pour appliquer l’idée que qui aime bien châtie bien. Lucien Bouchard ne se rendait pas compte en 1996 de ce qu’il y avait d’incongru après quelques générations de féminisme à employer l’image du « bon père de famille ».  Une femme cheffe de famille monoparentale, oui. Elle pouvait savoir qu’elle n’était pas un «père», tout en étant préoccupée au «premier chef» du bien de sa famille. Surtout quand son chèque d’aide sociale rapetissait pour cause de réparation de déficit. Quelques années plus tard, alors que quelques milliards de dollars de baisse d’impôts ont augmenté les écarts entre elle et celles et ceux qui gagnent assez pour payer de l’impôt, elle est sujette à vivre ce qu’une femme de Plessisville qui travaille au salaire minimum à temps partiel m’a raconté cet hiver : comme elle ne travaille pas assez d’heures, elle reçoit de l’aide sociale en complément, mais comme ses gains dépassent la limite permise, le 5$ par mois que lui procure la ridicule hausse du salaire minimum accordée par le gouvernement en soi-disant réponse aux demandes de la Marche des femmes, eh bien il est complètement récupéré par l’aide sociale. Tout ça parce que le gouvernement veut son bien.

Ce que le gouvernement va devoir apprendre, c’est que nous sommes en train de remettre en question le modèle d’État à partir duquel il prétend diriger «comme un bon père de famille». Il est assez clair que nous voulons quelque chose de l’État que l’État en place ne se voit pas en train de faire, mais qui va se faire parce que l’histoire pousse en ce sens, grâce à des femmes comme vous, qui nous ont tracé la route. Sur les terrains militants, le féminisme, d’une part, et l’éducation populaire, coopérative, conscientisante, de l’autre, ont transformé profondément la façon d’une partie de la population de se déterminer collectivement. Et ce faisant nous avons intégré de nouvelles façons de nous concevoir face à l’exercice du pouvoir. On nous a parlé d »empowerment. Nous voici empoweréEs au seuil des pouvoirs législatifs et exécutifs à réclamer la réalisation effective d’une égalité en droits et d’une citoyenneté responsable et à convoquer l’État en tant qu’instrument des solidarités.

Idola, Françoise me dit que vous avez beaucoup travaillé en milieu populaire. Alors je pense que vous auriez aimé cette dimension de notre travail qui voit dans l’expertise des personnes exclues le révélateur des modèles trop étroits et dans leurs intuitions  la possibilité de les penser autrement. C’est Yvette, qui nous a dit, «il faut rêver logique». Ou cette femme de Rouyn qui nous a dit pendant la tournée budgétaire du Collectif : «Y a rien de pire que quelqu’un qui veut ton bien à ta place». Ou cette autre, de Trois-Rivières, qui déclare «mon seul regret est d’avoir attendu 77 ans pour m’intéresser aux finances publiques et comprendre!» Nous rendrons-nous où nous voulons aller? Nous le saurons en temps et lieu, mais Idola, vous serez sûrement contente d’apprendre que votre travail y aura été pour quelque chose. Dans les derniers mois, des milliers de personnes ont signé la pétition du Collectif, ont participé à la Marche. Et j’ai vu un beau midi apparaître un slogan sur le tableau de la grande salle de l’étage où nous avons nos locaux. C’était écrit : «J’ai signé, j’ai marché, maintenant je vais voter! »

Pour que cette phrase puisse exister, écrite par une femme, il a fallu votre travail. Merci, Idola, de nous avoir conduites jusqu’à nous-mêmes. Je nous souhaite maintenant votre entêtement. Et votre audace.

P.S. à la salle : Il y a toutes sortes de façons de voter. Il me resterait maintenant à vous en proposer une, à vous qui êtes dans la salle. Je vous propose, pour les prochains mois, un vote permanent pour une loi sur l’élimination de la pauvreté… si vous vous sentez à l’aise avec la proposition de loi que nous mettons de l’avant, bien sûr. Que diriez-vous de porter l’épinglette du Collectif à chaque fois que vous vous trouverez devant unE éluE, unE membre du gouvernement, des hautEs fonctionnaires, dans une réunion avec des personnes en position de faire avancer notre travail? Comme une façon de dire : cette loi-là, moi aussi je la veux. Qu’en dites-vous? Ce n’est qu’ensemble que ça se fera.

Merci beaucoup.