Féminisme et tradition chrétienne rencontre de visions Weaving Visions: Feminism and Christian Tradition
L’Université Saint-Paul d’Ottawa recevait Mme Ivone Gebara comme conférencière à son colloque de septembre dernier.
Dans cet article, je tente de résumer, avec le plus de fidélité possible, une partie des propos tenus par la Professeure Gebara qui traite du thème « Féminisme et tradition chrétienne : rencontre de visions ».
Il est à noter que Mme Gebara développe ce sujet à partir de son lieu d’origine l’Amérique latine et plus particulièrement du Brésil.
Mon lieu de parole
Nous vivons à une époque qui exige de plus en plus de situer le lieu de parole. Je suis identifiée comme théologienne féministe et théologienne écoféministe, ce qui n’est pas défini de la même façon ailleurs dans le monde que chez moi.
Mon lieu de parole, c’est mon quotidien vécu dans la pluralité : diversité enrichissante qui amène aussi tiraillements intérieurs et fatigue. Je vis dans un quartier populaire du Nord-Est brésilien. Je travaille à l’ordinateur, mais aussi à la bougie. Je suis représentative d’un nombre très très restreint de femmes brésiliennes et d’Amérique latine. Peu de gens dans les institutions vont dans le sens de mon travail : travail de construction de ponts en rapport avec les femmes de milieux populaires, universitaires, centres de recherche féministe, partis politiques, syndicats. Je suis invitée par des groupes progressistes de différentes Églises, quelques personnes représentatives des religions africaines, beaucoup de gens d’Europe et d’Amérique du Nord.
Mes sources sont la littérature latino-américaine, les chroniques, l’histoire de gens simples, les médias, les écrits des théologiennes à travers le monde et aussi ceux de la Bible et des Évangiles. Je me sens défiée à penser des choses par moi-même, à entrer dans mon propre puits et à trouver mes réponses personnelles tout en précarité et à caractère provisoire, en opposition à la Théologie de la libération d’Amérique latine et que je revois à la lumière de l’histoire actuelle.
Regard sur le christianisme et les mouvements sociaux en Amérique latine
Durant ces trente dernières années, les Églises chrétiennes ont orienté leur discours sur la justice sociale. Elles ont récupéré, et plus particulièrement l’Église catholique, une image plus sympathique auprès du public des grandes villes marqué par la sécularisation et par une critique moderne marxiste positiviste des religions. L’Église catholique est à l’origine des différents mouvements sociaux actuels qui aident les sans toit, les sans terre, les indigènes, les enfants de la rue, sans oublier la militance chrétienne surtout dans les partis de gauche. Ce christianisme social garde un contrôle à visage masculin et hiérarchique, même si les femmes sont supérieures en nombre dans l’organisation des Églises.
Le féminisme en Amérique latine et son rapport à l’Église traditionnelle
Après vingt ans de théologie féministe et trente ans de féminisme, les analyses officielles ou publiques ne démontrent aucune considération à l’égard de la conscience féministe à l’intérieur de l’Église.
Quelles en sont les causes ?
D’une part, consciemment ou inconsciemment, il y a un oubli ou, pour certains théologiens, un boycott des contributions féministes. Ainsi, la Théologie de 1 a libération signale la pauvreté de production mondiale dans le domaine de la théologie. Oh ferme alors les yeux sur les nombreux écrits féministes à travers le monde incluant la théologie. On ne reconnaît pas les femmes comme auteures, pas plus qu’on leur confère une influence dans les Églises ou dans les mouvements de sociétés.
D’autre part, malgré la conviction de la qualité de notre travail et de son importance, nous, les femmes, particulièrement en Amérique latine, nous continuons à développer l’humilité que l’Église masculine nous a bien apprise. Nous craignons les espaces publics vastes, les espaces où les conflits de positions règnent. Nous restons à l’écart des espaces religieux, notamment ceux qui nous ont agressés personnellement croyant qu’il ne sert à rien d’essayer d’y entrer. Nous nous contentons d’espaces habités par les femmes, les enfants. Nous évitons les confrontations ouvertes soit par respect, soit par peur de se sentir rejetées ou mal vues par nos collègues hommes.
Dans ce contexte, est-il possible pour le féminisme d’articuler des espaces religieux alternatifs ou un christianisme plus inclusif dépassant les comportements patriarcaux et hiérarchiques ? Actuellement, de faibles essais d’éveil aux consciences se font, de plus en plus de mouvements sociaux se développent, mais les références au christianisme traditionnel continuent d’être les plus significatives. Regard sur le féminisme et ses rapports aux groupes sociaux
Nul n’ignore que l’expérience chrétienne est marquée par un sens hiérarchisé où le pouvoir des hommes est finalement légitimé par Dieu. Le christianisme occidental a souligné ce fait avec toutes ses ambiguïtés. Les formes de contrôle qui sont toujours justifiées par l’ordre, la justice, l’amour condamnent la créativité des personnes qui outrepassent les limites établies. Le féminisme, notre féminisme, issu de ce monde propose malgré tout un schéma de vie démocratique, inclusif, circulaire. Cependant, un résultat concret prôné par son monde de valeurs lui échappe. Il ne perce pas de façon éloquente dans les divers groupes et mouvements sociaux incluant ceux des femmes. Il semblerait que la nouveauté reste ancrée dans un horizon utopique servant seulement à bercer nos rêves de justice et d’égalité. Néanmoins, une des valeurs des plus significatives du féminisme, au Brésil, est la visibilité qu’il a réussi à donner au travail et à la pensée des femmes malgré 1a contradiction qui peut en découler. Il ne s’agit pas seulement d’une visibilité de 1a différence, mais d’une visibilité où la différence critique la normativité masculine, c’est-à-dire que dans les mouvements sociaux, les femmes se sont mises à critiquer ouvertement les systèmes générateurs d’oppression, à exiger des lieux où une justice soit par rapport à la violence vécue dans leur corps. Elles s’organisent de différentes manières pour dire publiquement leurs valeurs et dénoncer, parfois même à l’intérieur des Églises, les comportements qui les oppriment. Il est à noter que ces critiques viennent de mouvements féministes laïques et non de groupes religieux. Cela est nouveau dans un monde où les modèles se fixent dans des figures héroïques de leaders qui commandent.
Le féminisme comme critique des Églises et des théologiens
Nombre de femmes biblistes et théologiennes en Amérique latine ont vécu le problème de la culpabilité par rapport aux Pères fondateurs de la Théologie de 1a libération dont la normativité est aussi masculine que celle de la théologie traditionnelle. De ce fait, être théologienne féministe signifie entrer en conflit, non seulement, avec l’image familière d’un père bon et soucieux de la libération des pauvres, mais aussi en conflit avec la bonté reconnue socialement. Conflit, à la limite, presque inacceptable.
Comment oser critiquer ceux dont la pensée est ancrée dans la Bonne Nouvelle à partir des pauvres, des exclus, des démunis ? Comment oser s’opposer à un mouvement d’Église qui compte ses martyrs reconnus, qui a projeté le nom de l’Amérique latine dans les sites du savoir mondial et qui a attiré l’attention et les soupçons des autorités vaticanes ? Cela veut dire que faire de la théologie féministe comme critique de la théologie patriarcale signifie toucher aussi à 1a pensée des Pères de la Théologie de la libération. VOILÀ LE PÉCHÉ. Cela me coûte beaucoup de le dire, mais c’est la vérité.
HÉLÈNE SAINT-JACQUES,
Bonne Nouvelles