Françoise Royer : religieuse infirmière-sage-femme, dans les camps de réfugié∙e∙s
Nathalie Tremblay, Doctorante en sciences religieuses, UQAM, Phoebe
Entretien avec Françoise Royer, sœur Missionnaire de l’Immaculée Conception (MIC)
Le document conciliaire Gaudium et spes, publié en décembre 1965, invitait les communautés religieuses à se mettre à l’écoute des besoins du monde. Les MIC l’ont exprimé à travers différents engagements dont certains visaient la promotion des femmes. Sœur Françoise Royer nous partage quelques bribes de son expérience de plus de 30 ans comme missionnaire – dans plusieurs pays d’Afrique et aux Philippines. Découvrons les enjeux de son parcours et des contextes variés dans lesquels les femmes y mettent au monde.
Quels genres de défis rencontriez-vous à titre d’infirmière-sage-femme dans les camps de réfugié∙e∙s et en terre de mission ?
D’abord, chaque camp de réfugié∙e∙s avait sa propre réalité. Au camp de Palawan aux Philippines, les femmes étaient obligées d’accoucher à l’hôpital militaire. Elles ne voulaient pas accoucher en dehors du camp, car elles avaient beaucoup d’appréhension face à l’hôpital concernant l’accueil par le personnel soignant, la qualité des soins et les conditions sanitaires. Pour éviter d’accoucher à l’hôpital, les femmes arrivaient au dispensaire alors que les contractions étaient rendues aux deux minutes. J’avais très peu de temps pour les organiser et elles s’exposaient à des complications qui auraient pu être prévenues. Dans tous les camps, je devais jongler avec la souffrance de celles qui avaient vécu leur grossesse et accouchaient dans des situations émotionnelles difficiles.
L’éducation faisait également partie de mes tâches. Je visitais les femmes qui avaient accouché pour évaluer leur santé et celle du bébé. Je voyais des cas de malnutrition chez les enfants. Dès les premiers suivis de grossesse, je fournissais des vitamines de fer, d’acide folique et j’en profitais pour faire de l’enseignement sur la nutrition. Au Malawi par exemple, pour des raisons culturelles, les femmes ne mangeaient pas suffisamment de viande, ce qui entraînait souvent des problèmes d’anémie. Par ailleurs, dans les camps de réfugié∙e∙s, il n’y avait pas de distribution de viande, la nourriture consistait principalement en du riz et des légumes, de la farine et de l’huile. Je voyais mon travail comme une situation limite. Pour cette raison, lorsque venait le temps de discuter de contraception, je tenais compte de la situation parce qu’une grossesse chez une femme anémique cela devenait dangereux alors que je n’avais pas de réserve de sang pour faire des transfusions. Je pouvais leur conseiller d’aller à la ville, car les médecins étrangers avaient des contraceptifs oraux à leur disposition.
Quelle était votre lecture de ces situations limites par ces femmes enceintes qui, bien souvent, avaient connu la violence sous différentes formes avant leur arrivée au camp de réfugié∙e∙s ?
Je prenais leur souffrance comme si c’était la mienne. Une naissance c’est quelque chose d’heureux habituellement, ce n’est pas ce que les femmes réfugiées vivent dans les camps. J’ai dû parfois accoucher des femmes dans des conditions psychologiques horribles, surtout lorsque les femmes avaient été violées par les pirates de la mer. Avec le soutien des ami∙e∙s, de la famille, la femme finissait par accueillir ce bébé, mais dans les situations où la femme n’avait pas d’appui, elle n’arrivait pas à s’attacher au bébé avec les conséquences qui s’en suivent. C’était très pénible pour ces femmes de se rendre jusqu’à la fin de la grossesse. Je n’ai pas eu de femmes qui ont essayé de mettre fin à la grossesse, mais j’aurais pu en avoir. Parfois, la violence se manifestait par l’infanticide. Dans les camps, lorsqu’un bébé de quatre livres venait au monde, il était considéré comme fragile. La grand-mère interférait en disant que ce bébé ne survivrait pas. Je me levais pour nourrir le poupon plusieurs fois par nuit, mais trop souvent, je me réveillais et le bébé avait disparu. Je savais que la grand-mère était passée et que le bébé était mort étouffé.
La femme rwandaise quant à elle arrivait au camp de Goma, après avoir marché de longues distances. Les gens étaient attaqués dans leur maison pendant leur sommeil à coup de machettes. Les rebelles tuaient le mari et parfois, la femme avait le temps de se sauver. Souvent, elle fuyait en ayant pu prendre qu’un seul enfant, sans savoir si les autres avaient réussi à partir. Elle arrivait exténuée au camp, parfois enceinte de plusieurs mois, habitée par le sentiment d’avoir tout perdu : les repères, le mari et bien souvent quelques enfants. L’accouchement au camp de Goma s’accompagnait de la violence du silence qui s’ajoutait aux nombreux traumatismes vécus par la Rwandaise.
Quand je voyais souffrir les femmes, ça me révoltait. Je me disais : « ce n’est pas juste que ces femmes-là souffrent ainsi. Pourquoi ces gens sont-ils obligés à cause de la guerre, des gouvernements au pouvoir, de quitter leur pays et venir vivre des années dans un camp de réfugié∙e∙s ? » Je disais au bon Dieu : « Si tu es là, si tu es présent à ton peuple et bien fais quelque chose ». Je priais pour être capable d’accepter cette situation que je voyais tous les jours. Certes, j’étais là pour les soigner, mais je me demandais toujours ce que je pouvais faire de plus pour améliorer leur sort. J’avais cette attitude de compassion : faire tout en mon pouvoir pour alléger leurs souffrances. C’est pour ça que j’étais là, pas simplement pour faire des accouchements.
Au camp de Palawan, avec l’aide d’un pédiatre québécois, le Dr Marcel-Charles Roy, j’ai fait des démarches dès mon arrivée auprès des autorités pour obtenir la permission de faire une salle d’accouchement afin d’être capable d’accommoder les femmes et de leur permettre d’accoucher dans le camp. Pour réaliser ce projet, j’ai également eu le support matériel du Haut-Commissariat aux réfugié∙e∙s des Nations Unies. Du point de vue alimentaire, je faisais des demandes dans les camps de réfugiés auprès des autorités pour que les femmes enceintes puissent avoir accès à des vitamines et à un apport calorique plus élevé, pour les prioriser dans la distribution de surplus alimentaires lorsque c’était possible.
En conclusion, une valeur centrale qu’on retrouve à la fois dans l’idéal féministe et de justice sociale est la solidarité. Comment cela se traduit-il pour vous à travers votre engagement missionnaire et la promotion des femmes ?
Pour moi, c’était de me donner à travers mon engagement, mais aussi d’avoir le souci d’effectuer mon travail de façon humaine, en solidarité avec ces femmes. Étant une femme, mais aussi en ayant le privilège d’être un témoin de ce moment puissant que représente la naissance d’un nouvel être, j’étais portée par un désir de rendre ces femmes heureuses malgré la situation vécue dans le camp de réfugié∙e∙s afin qu’elles gardent un bon souvenir de la naissance de leur enfant. Je considère que si une femme accouche avec le moins de séquelles possible, cela va se refléter sur l’enfant. Les enfants sont marqués pour la vie par l’éducation qu’ils ont reçue dans leur enfance. Oui, c’est un mauvais départ de naître dans un camp de réfugié∙e∙s, mais l’entourage peut faire en sorte que ce soit moins pénible et que l’enfant soit moins marqué dans sa vie. Par-dessus tout, si la mère est heureuse, elle va tenter de donner le meilleur à cet enfant qui, un jour, deviendra peut-être lui-même artisan dans la construction d’un monde meilleur.
Je retiens donc de cet entretien avec Françoise Royer la façon dont est à l’œuvre une éthique du care. Même si cette religieuse infirmière-sage-femme ne se définit pas elle-même comme féministe, son expérience de solidarité avec les femmes enceintes des camps de réfugié∙e∙s s’incarne dans la promotion de leur mieux-être et de celui de leurs enfants. C’est à partir de sa pratique d’infirmière-sage-femme qu’elle a pu contribuer à ce que les accouchements, événements importants dans l’expérience d’être femme, s’inscrivent et se vivent dans le respect, l’humanité et la sororité.