Geneviève 411-416
Christa a bien des visages. Laissez-moi me présenter, je suis Geneviève et mon histoire est si époustouflante qu’elle a encore de quoi laisser bouche bée celles et ceux de vos contemporains qui, avec force soupirs de soulagement, affirment arrivée l’ère du post-féminisme.
Quant à vous, savoir tout le prestige dont j’ai joui au Ve siècle chez des représentants du trône et de l’autel, et voir l’audace dont j’ai dû faire preuve pour exercer influence et pouvoir, tout cela vous aidera encore — si besoin est ! — à mesurer le chemin qui vous reste à parcourir pour l’avènement d’une société juste et d’une ekklèsia de disciples égaux… et égales.
Longtemps, on a soupçonné les chroniques anciennes d’avoir exagéré l’importance du rôle politique et religieux que j’ai tenu, tellement mon destin apparaissait singulier. Je fus baptisée Genoviefa, je suis la fille de Severus, un franc chrétien romanisé, et de Geroncia. Il est vrai que ma naissance m’a conféré au départ des avantages non négligeables. Aux prérogatives du système matrilinéaire germanique se joignirent pour moi les avantages de la citoyenneté romaine et mon statut d’enfant unique. Mon père, après une carrière dans l’armée, exerça une fonction dans l’assemblée des curiales, les magistrats municipaux parisiens. À sa mort, le haut statut social de ma famille m’imposa le devoir de continuer à exercer la charge paternelle, conformément au décret du code juridique romain édicté par Théodose II en 438.
Si ma position civile, avant même tout action d’éclat, me conférait une autorité certaine sur mes concitoyens, ma situation religieuse sortait encore plus de l’ordinaire.
Je ne suis encore qu’une adolescente quand Germain d’Auxerre, grand pourfendeur de l’hérésie pélagienne, me propose de me consacrer à Dieu, après avoir été frappé par mes dons… « virils », sans doute, puisqu’il m’ordonne « Agis comme un homme! » J’ai alors entre 13 et 18 ans, la date de ma naissance étant incertaine pour les historiens et ayant moi-même la mémoire qui flanche à ce chapitre, je ne peux préciser davantage; toutefois une chose est sûre : l’événement se situe en 429. Cinq ans plus tard, l’évêque de Bourges, Vilicius, me consacre comme vierge, mais c’est comme « servante très fidèle de Dieu » que mon premier biographe, qui écrit à peine dix-huit ans après ma mort, me reconnaît et me compare tantôt à Judith et à Esther, ces héroïnes des causes désespérées qui viennent à la rescousse quand les hommes ont abandonné la partie, tantôt à saint Martin et à saint Aignan. Le premier avait manifesté autant de courage physique que spirituel face aux barbares devant Worms en 356, le second avait prophétisé sur le sort d’Orléans en 451. Quant à moi, je fis reculer les Huns et annonçai le salut de Paris.
À l’époque où Germain l’Auxerrois m’avait imposé les mains, après avoir célébré vêpres et nonnes à l’église en présence de mes parents, il avait avec eux pris de la nourriture et chanté une hymne — l’ordination des diaconesses avait été interdite par le Concile d’Orange en 441. Le saint évêque avait passé outre à cette interdiction, puisque les rites que je viens de décrire sont précisément ceux de l’ordination des diaconesses. Germain se trouvera toujours sur ma route pour authentifier ma vocation face à mes détracteurs.
À titre de diaconesse, je détiens les clés du baptistère, y convoque les femmes, les invite à prier et à jeûner pour obtenir le salut de Paris. Mon pouvoir religieux ne s’étend pas sur les hommes, mais de mon influence politique je joue auprès d’eux. Je prophétise que les Huns n’attaqueront pas Paris et feront porter leurs assauts sur d’autres villes. Mes audaces affligent ma mère qui en mourra, paraît-il, de chagrin. Mes ennemis doutent de ma virginité. Faut-il m’abandonner comme une impure dans un gouffre, faut-il me lapider ? Un achidiacre, venu d’Auxerre, me sauve in extremis en répétant à mes accusateurs la conviction de l’évêque Germain à mon sujet — toujours lui — ma mission vient de Dieu. Elle a été « choisie dès le ventre de sa mère » insiste-t-il, cette affirmation les a calmés.
Paris est affamé, qu’à cela ne tienne, je dirige une flotille de ravitaillement, subventionnée par l’État. Je lève plus tard un impôt pour assurer la mise en chantier d’une basilique en l’honneur de saint Denis. J’agis non seulement « comme un homme », mais aussi comme maire de Paris.
Mes connaissances stratégiques et militaires, car j’en ai, vous venez de le voir, je les tiens de mes relations avec le roi des Francs, Childéric. J’ai compté sur Dieu et sur les puissants de la terre pour sauver Paris. Après 451 et le sauvetage de la ville, ma renommée grandit et mon autorité n’est plus mise en cause.
J’obtiens la clémence du roi à l’égard de prisonniers de guerre jugés traîtres à la patrie; mon intercession leur sauvera la vie. Je réconcilie entre elles des factions gallo romaines et règle du même coup une guerre civile. De Clovis, le /ils de Childéric, j’obtiens la libération de prisonniers de droit commun originaires de Nanterre, ma ville natale. Clovis veut me plaire, il éprouve pour moi de la dilectio — un joli mot latin pour exprimer un tendre amour chrétien. À ma mort, il fait constuire une basilique sur mon tombeau. La reine Clotilde fait achever sa construction et toute la famille royale la choisira comme sépulture.
Christa, je l’ai été certes par mes dons de prophétesse, mais plus encore peut être par le zèle que je mis à défendre, contre l’hérésie arienne, ma conception du Dieu Trinité. Ma vision était marquée par une aura de majesté bien conforme aux valeurs et aux moeurs de mon époque. À Dieu honneur, empire, gloire et pouvoir! En Jésus, c’est un Dieu proche et vulnérable qui paraît, un bon berger, un père prêt à tout pardonner à qui réclame miséricorde. Deux visions certes, mais une même foi. Aujourd’hui, je verrais facilement les choses à votre manière.
Si vous me le demandez, je vous accorderai de grand coeur le courage du geste et du verbe, et la grâce de voir vos intelligences et vos coeurs s’ouvrir à la multiplicité de vos dons dans l’unité d’un même Esprit.
1 Michel Rouche, Clovis, Paris, Fayard, 1996, p. 122-125; 247-252; 345-347; 470-491.