HILDEGARDE DE BINGEN (1098-1179)
Une abbesse aux multiples talents : philosophe, naturaliste et compositeure par Marie-Rose Majella et Yvette Téofilovic
Hildegarde de Bingen est l’une des grandes figures de la chrétienté médiévale. Cette abbesse rhénane est la conscience spirituelle et politique de son temps. Ses visions, ses paroles et ses écrits la rendirent si célèbre dans son pays qu’elle fut surnommée la «sibylle du Rhin ». Son prestige est confirmé par saint Bernard et dès 1147, le pape Eugène III lui ordonne de « révéler tout ce qu’elle reconnaissait dans l’Esprit Saint ». Elle est l’une des voix les plus écoutées de toute l’Allemagne et même de tout le nord de l’Europe.
Son père appartenait à la noblesse de Bermensheim. Elle était la cadette de dix enfants et à l’âge de huit ans, Hildegarde est confiée pour son éducation à Jutta, la supérieure des moniales recluses du Mont Saint- Disibode. Cette dernière enseignait à quelques élèves à lire, écrire, chanter et psalmodier. À 15 ans, elle devient novice et abbesse à 38 ans, lors du décès de l’abbesse Jutta.
Hildegarde se décrit comme une messagère de Dieu, la bouche de Dieu. Elle devenait ainsi prophète. Dieu lui avait donné une mission cçncrète : « Écris ce que tu vois et entends! Révèle les merveilles que tu as connues! Écris-les et parie! » Par ailleurs, elle se qualifie de « pauvre petite femme », de « femme inculte ». L’usage de ce procédé lui permet de faire ce qui, en principe, n’était pas permis, soit le droit d’enseigner publiquement. D’ailleurs, jusqu’au XVIe siècle, de nombreux auteurs ont fait référence à l’authenticité et à l’origine divine de ses écrits et paroles.
Elle attendit d’avoir dépassé la quarantaine pour commencer à composer des poèmes et de la musique liturgiques. Vers 1150, Hildegarde réunit ses cantiques en un cycle lyrique qu’elle nomma : «è Symphonie de l’Harmonie des révélations célestes ». Parmi les femmes qui occupent le devant de la scène : 15 sont consacrées à Marie, 13 à sainte Ursule. Entre 1163 et 1173, elle élabore sa cosmologie. Elle a une parfaite maîtrise de l’imagerie érotique du Cantique des cantiques.
Ses oeuvres scientifiques occupent le cinquième de sa production littéraire. Pour elle Dieu fournit à l’homme dans la création tous les moyens de guérir les malades. Plusieurs pages de ses écrits sont consacrées à la vie génitale des femmes. Elle mentionne même les propriétés abortives de certaines plantes.
Elle aurait fait quatre importants voyages de prédication. On peut imaginer quelle dut être la fatigue de tels voyages pour une femme ayant plus de 70 ans lors du dernier périple. Rappelons qu’à l’époque, les déplacements se faisaient tantôt à cheval, tantôt à pied ou dans une embarcation. Elle entretenait aussi une nombreuse correspondance. Quatre papes et de nombreux princes de l’Église l’ont consultée.
Hildegarde serait la première philosophe à présenter une théorie complète de la complémentarité des sexes. Elle intègre la rationalité, la matérialité et la spiritualité de la nature humaine en un tout unifié. Les hommes et les femmes sont différents de manière significative et les hommes et les femmes sont égaux. N’oublions pas qu’elle a vécu et voyait l’expérience de la complémentarité des sexes reconnue dans plusieurs abbayes et monastères doubles de tradition bénédictine — pratique qui eut cours du IX8 au XIIe siècles. Par ailleurs, cette théorie de la complémentarité des sexes souffre aussi de quelques inconsistances dans l’argumentation.
Les critiques ne s’entendent pas à savoir si Hildegarde a fait ou non un voyage jusqu’à Paris alors qu’elle était âgée de plus de 75 ans. Elle-même ou son exécuteur littéraire aurait voulu s’assurer de la prise en compte des écrits d’Hildegarde par ce haut lieu de savoir qu’était devenue l’Université de Paris. Hildegarde savait, de par sa nombreuse correspondance avec l’élite intellectuelle de l’époque, que les couvents perdaient de leur prestige au profit de l’Université de Paris. Hildegarde savait l’engouement pour la philosophie d’Aristote et l’impact que cela aurait sur sa théorie de la complémentarité des sexes. D’ailleurs, en 1255, l’Université de Paris adopte les travaux d’Aristote et les femmes n’ont pas accès à ce lieu de définition du savoir. C’est donc à partir de ce moment que les théories de la complémentarité des sexes perdent tout le pouvoir qu’elles avaient. H faudra attendre plusieurs siècles avant que les écrits de cette philosophe, théologienne, médecin du corps et de rame, naturaliste, compositeure, musicienne, épistolière soient enfin reconnus. Le tournant vers la pensée holistique a permis de réactualiser cène auteure qui dicta toute son oeuvre en latin.
D’aucunes, d’aucuns souhaitent qu’enfin on la nomme docteure de l’Église mais le Saint- Siège maintient qu’elle doit d’abord être canonisée. Certaines, certains s’y activent.
Lettre d’Hildegarde à Werner, abbé ou prévôt de la communauté des paroisses locales de Kircheim unter Tech qui lui a demandé copie du texte de son prêche. Sa lettre dit :
J’ai vu, éveillée de corps et d’âme, une image très belle, ayant la forme d’une femme qui était d’une suavité des plus choisies et si aimable par sa délicieuse beauté que l’esprit humain ne serait pas capable de la concevoir; sa stature tenait à la terre et allait jusqu’au ciel… Mais son visage était couvert de poussière et son vêtement du côté droit avait été déchiré et son manteau avait perdu son élégante beauté, ses chaussures aussi avaient été souillées, et elle-même criait vers les hauteurs du ciel d’une voix tone et sinistre, disant : « Écoute, ciel, car mon visage a été sali, et pleure, ô terre, car mon vêtement a été déchiré… Ceux qui veillent sur moi, à savoir les prêtres qui devraient rendre ma face rutilante comme l’aurore et grâce à qui mon vêtement devrait briller comme l’éclair… ils ont aspergé de poussière mon visage, ont rendu sombre mon manteau et noirci mes chaussures… Les prêtres du Christ qui auraient dû me rendre pure et me servir dans la pureté ne font qu’aggraver ces blessures dans leur excès d’avarice en parcourant les églises de l’une à l’autre. (Pernoud : 171-172).
Prière à la manière d’Hildegarde
Ode à la création
Et le feu a la flamme et est louange à Dieue.
Et le vent remue la flamme
et est louange à Dieue.
Et dans la voix se trouve la parole
et elle est louange à Dieue.
Et la parole de la femme
comme celle de l’homme est louange à Dieue.
Par là toute la création est louange à Dieue.
Et le corps de la femme est louange à Dieue.
Et l’union de la femme et de l’homme est louange à Dieue.
La passion de l’homme et de la femme, le désir de tendresse sont louanges à Dieue.
Le plaisir corporel et la vie spirituelle sont louanges de Dieue.
Sources utilisées
Allen, Prudence, R.S.M., The concept of woman — The Aristotelian Revolution 750 BC — AD 1250, Montreal, Eden Press.
Feldman, Christian, Hildegarde de Bingen — Moniale et génie, Montréal, Médiaspaul, 1995.
Hertzka, Dr. Gottfried et Strehlow, Dr. Wighard, Médecine des pierres précieuses de sainte Hildegarde, Montsurs : Éditions Résiac, 1990, (édition française).
Maurin, Daniel, Les remèdes — Sainte Hildegarde : une médecine tombée du ciel I, Paris, Éditions Marne, 1992.
Pernoud, Régine, Hildegarde de Bingen —Conscience inspirée du XlF siècle, France, Éditions Du Rocher, 1994.