Je cherche encore

Je cherche encore

Micheline Dumont,
historienne,Université de Sherbrooke

Lue ou découverte progressivement, l’affirmation suivante m’a frappée avec la violence d’un éclair : ce n’est pas Dieu qui a créé les hommes, ce sont les hommes qui ont créé Dieu. D’un seul coup, des décennies d’apprentissages, de mémorisation, d’études, de lectures, de pratiques rituelles, d’engagement, de participation à l’Église se sont évaporées en fumée.

Cette découverte venait apporter une compréhension différente de toutes mes lectures féministes. Les textes sur la grande Déesse prenaient un sens nouveau. L’irritation que ces textes provoquaient en moi faisait place à une satisfaction logique. Il était tellement logique que l’humanité, dans ses lointaines origines, attribue un pouvoir de création aux femmes qui donnaient la vie. On pouvait ensuite documenter historiquement l’invention progressive des couples divins, des dieux masculins, et, dans la logique de la puissance, l’émergence d’un dieu plus fort, d’un dieu dominateur, d’un dieu unique, et finalement, d’un dieu qui crée à l’envers de la vie, en tirant le corps d’une femme du corps d’un homme.

La religion prenait ainsi place, avec le droit, avec la philosophie, avec la guerre, à l’entreprise de subordination des femmes, seule vraiment documentée puisque ces constructions intellectuelles et ces exploits militaires avaient eu lieu en même temps que l’invention de l’écriture, ce qui donnait à ces constructions et ces conflits des apparences de naturalité et d’éternité J’avais l’immense privilège de vivre à une époque où il était possible de travailler à la déconstruction de l’entreprise androcentrique que semble être la civilisation.

Mais, il y avait un mais. Les humains pouvaient-ils vivre sans rituels?  La religion n’était-elle pas une invention humaine certes, mais une invention qui venait répondre à un besoin de sens, à une tentative de rejoindre l’esprit, à une régulation des rapports humains. La vie humaine n’est pas logique, pourquoi faudrait-il l’expliquer avec les mots de la logique.

C’est alors que j’ai lu l’ouvrage de Gerda Lerner , The Creation of Feminist consciousness4. Cette historienne américaine avait publié auparavant The Creation of Patriarchy5, ouvrage sans doute à l’origine de la découve

rte évoquée au début de ce texte. Elle avait entrepris son enquête dans les écrits de femmes et noté le rôle non équivoque joué par l’engagement religieux et mystique  pour permettre aux femmes une voie d’émancipation personnelle et donner les signes avant-coureurs de la conscience féministe. Elle ne s’attendait pas à cette découverte, ayant présumé, comme bien des chercheures féministes, que les religions, institutions patriarcales entre toutes, ne pouvaient représenter des lieux d’émancipation pour les femmes. Elle a dû se rendre à l’évidence que le rapport des femmes au divin avait une signification profonde, qu’il ne pouvait se réduire à une aliénation de plus et qu’il devait être envisagé en tant que démarche personnelle positive. Elle suggère même que le profond impact qu’a représenté, pour les femmes, la rupture de ce rapport, lorsque les déesses de la préhistoire  ont été détrônées par les dieux des religions patriarcales, peut expliquer cette constante de l’histoire des femmes.  Poser les femmes comme sujets de l’histoire religieuse risque ainsi de nous faire appréhender des aspects entièrement méconnus de la psyché religieuse, puisque jusqu’ici, leur expérience a été examinée à travers le filtre des symboles, des normes, des institutions profondément androcentriques des religions monothéistes.

Mais il faut sortir des livres. J’étais à Orford en 1996, mon seul véritable contact avec L’autre Parole. Car suffit-il de lire une revue…? Je ne ferai pas semblant d’être passée à travers cette expérience, absolument impassible. Je conserve l’étole, la pierre, dans la certitude d’avoir vécu quelque chose de spécial. Comme ma voisine, au moment de la célébration eucharistique, je tremblais, et je  n’ai pu vraiment communiquer à personne les pensées et les sentiments qui m’agitaient alors. La logique s’était évaporée en fumée…..  

Une fumée en chasse une autre. Je reste donc dans le brouillard. Et je cherche encore. Devrions-nous inventer de nouveaux rituels? Devrions- nous célébrer entre nous sans plus nous préoccuper des Églises instituées? L’âme existe-elle? Y a-t-il une vie après la mort?  La vie a-t-elle un sens? Où trouverai-je la foi sans crédulité? Où trouverai-je l’espérance sans illusion? Où trouverai-je la charité sans les procédures dérisoires qui la résument maintenant? L’Évangile ne répond pas à mes questions. Et ma foi, L’autre Parole non plus!

_________________________________

1Gerda LERNER, The Creation of Feminist Consciousness,  From the Middle Ages to Eighteen-seventy. New-York,  Oxford University Press,  1993, 395 p.

2Gerda LERNER, The Creation of Patriarchy, New-York, Oxford University Press, 1986, 318 p.