Jésus en long entretien avec la Samaritaine ou la communication dialoguée
A de multiples reprises, dans le quatrième évangile, on voit Jésus s’entretenir avec des femmes — et des hommes — telles Marie, sa mère, à Cana et à 1a croix, Marie à Béthanie et Marie de Magdala, tantôt dans un court dialogue ou dans un silence de complicité profonde, tantôt dans de longues conversations théologiques comme c’est le cas avec la Samaritaine et avec Marthe. Conformément à la manière du dialogue johanique, l’échange entre les personnages se déroule à deux niveaux du début à la fin. Alors que Jésus parle d’une réalité d’ordre spirituel dont il peut faire don, ses auditrices prennent d’abord sa parole à la lettre et au niveau matériel. D’où méprise. La parole de Jésus est énigmatique et, au premier abord, son sens demeure caché.
C’est sur un malentendu semblable que s’amorce le dialogue avec 1a Samaritaine en Jn 4,1-42. La révélation de plus en plus profonde du mystère de Jésus oblige son interlocutrice à s’interroger et à le questionner; c’est à cela que contribue notamment son affirmation énigmatique du verset 10. Une succession de demandes et de réponses met en lumière un processus graduel de compréhension que l’on pourrait caractériser comme le passage de la foi à la condition de disciple. Pas à pas, 1a Samaritaine doit arriver à cerner véritablement qui est Jésus et faire une expérience directe avec lui, l’authentique révélateur du Père. Le témoignage de son expérience auprès de ses concitoyens fait accéder la Samaritaine au titre de première missionnaire de l’Évangile, situant ainsi sa place au centre de la pratique égalitaire de Jésus, et non en marge. Le fil commun qui traverse les différents moments de ce long cheminement de foi est l’intériorisation de la parole révélatrice de Jésus dans le coeur du disciple. C’est ce que je tenterai d’illustrer en reprenant, dans ses grandes lignes, le dialogue de Jésus avec la Samaritaine.
La rencontre et le long dialogue de Jésus avec la femme de Samarie se déroule au puits de Sychar où, d’entrée de jeu, le narrateur précise que Jésus « devait passer » par la Samarie pour se rendre en Galilée. Le voyageur, fatigué du chemin et par son activité de prophète itinérant, s’assoit sur la margelle du puits pendant que ses disciples vont au village voisin chercher quelques provisions. Le premier personnage qui se rend à la source pour y puiser de l’eau, c’est une femme du pays, celle qu’on dénomme la Samaritaine. L’heure choisie « la sixième » est plutôt inhabituelle si l’on considère qu’en général, les femmes orientales viennent en longues files, s’approvisionner d’eau fraîche dès l’aube avant que la chaleur ne devienne insupportable, ou bien à la fin du jour. Et cependant cette heure est celle d’une communication déterminante pour les deux interlocuteurs : aussi bien pour 1 a transformation de l’une que pour la révélation de l’autre.
Jésus, source d’eau vive
La prise de contact de Jésus avec la Samaritaine débute avec une demande de Jésus: «Donne-moi à boire» (v.7), exprimant ainsi la soif de tout son être: le besoin du corps et le désir du coeur. Étonnée par la façon d’agir de l’étranger, 1a femme souligne ce qu’il y a d’insolite dans le service demandé : comment ce Juif de passage ose-t-il parler à une femme seule, dans un lieu public, et a fortiori à une Samaritaine sur qui pèse le mépris lié à son origine et à son genre de vie ? Son exclamation situe d’emblée le dialogue sur le plan des rapports humains : « Toi à moi ? » (v. 9).
Jésus, qui ne semble pas se soucier de toutes ces convenances, profite de 1a stupéfaction de la femme pour éveiller en elle le désir du don de Dieu.. « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : « Donne-moi à boire », c’est toi qui l’aurais prié et il t’aurait donné de l’eau vive. » (v.10). Bien entendu, cette réponse est empreinte d’incompréhension : alors qu’à l’origine de l’échange, le pèlerin fatigué quémandait un peu d’eau, c’est lui-même maintenant qui propose d’en donner, et la femme à qui il vient de demander une gorgée d’eau aurait dû lui faire elle-même cette demande qui aurait été satisfaite. Cette eau de source fraîche et rafraîchissante dont Jésus pourrait, dès à présent, faire don à son interlocutrice est inséparable de sa personne et de son Esprit. En effet, le « don » n’est nul autre que « celui qui te dit ». Jésus peut donner l’eau vive parce qu’il constitue le don de Dieu par excellence. Pour la recevoir, il faut non seulement la demander mais apprendre à connaître le Verbe fait chair qui tire son origine « de Dieu ».
Ne comprenant pas le sens du don que lui offre Jésus , la femme samaritaine lui demande d’où il la tient cette eau mystérieuse. Puisqu’il n’a pas de seau et que le puits est profond, comment cet homme las, assis près de la source, pourrait-il faire sourdre cette eau qu’elle a tant de mal à puiser ? Sans doute, perçoit-on ici un certain progrès dans la compréhension de la Samaritaine puisqu’elle emploie le titre « Seigneur » — et non « Juif >> — pour désigner Jésus, mais en ce qui a trait à l’eau matérielle, analogue à celle du puits de Jacob, elle ne dépasse pas la réalité tangible. Sa question, comme celle de Nicodème, manifeste encore de l’incompréhension. Jésus serait-il plus grand que Jacob, le donateur d’un puits providentiel ? Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est l’incompréhension même et le doute qui deviennent pour la Samaritaine chemin de croissance.
L’équivoque qui marque cette intervention, permet à Jésus de renouveler son offre en précisant ce qu’il entend par « eau vive ». Pour ce faire, il distingue l’eau à boire qu’on puise au puits, et l’eau jaillissant en vie éternelle. La première n’étanche pas la soif pour longtemps, car la femme se rend régulièrement à la source pour puiser; la seconde rassasie pour toujours; elle devient une source nouvelle qui jaillit dans le coeur de celui qui croit, et elle jaillit d’autant plus abondamment que la foi est plus vive. « Celui qui croit en moi, de son sein … couleront des fleuves d’eau vive » (7, 39).
Au terme de cette proposition, la Samaritaine montre une première ouverture de foi en la personne de Jésus et s’oriente vers la conversion qui débute avec le désir de recevoir de Jésus l’eau dont il vient de décrire les propriétés : « Donne-moi de cette eau » (4,15). Bien que la femme commence à percevoir le caractère particulier de ce don, elle se méprend à nouveau sur le véritable sens de l’eau vivante, comme l’indiquent les deux motivations qui accompagnent sa demande : ne plus avoir soif et pouvoir désormais se dispenser de venir au puits. Elle ne saisit toujours pas que le don de la Parole ou de la révélation, identifié symboliquement à celui de l’eau vive, ne peut demeurer extérieur à l’homme, mais doit être intériorisé dans le cœur du croyant, et de lui, se communiquer aux autres. C’est en quoi consistera précisément l’action de l’Esprit de Vérité (14, 26).
Jésus se révèle Prophète et Messie
Par un détour imprévu dans le dialogue, Jésus désarçonne à nouveau la Samaritaine en lui demandant d’aller chercher son mari. L’injonction « va et appelle ton mari » (v.16), loin de clore la discussion, relance le débat. « Je n’ai pas de mari » (v.17), répond la femme avec franchise. Cette habile répartie n’est pas un mensonge. Elle ne contient pourtant qu’une demi-vérité. Des maris, elle en a une collection : cinq dans le passé, un sixième maintenant avec qui elle ne vit pas. En dévoilant le secret de la vie affective de cette femme, Jésus ne cherche pas tant à montrer le caractère peccamineux de sa situation — une femme avait le droit de se remarier une fois, deux au plus — qu’à la préparer à la découverte de son propre mystère. La Samaritaine comprend si bien l’intervention de son interlocuteur qu’elle voit en lui un prophète, plus précisément un homme de Dieu pénétrant le tréfonds des consciences.
La Samaritaine, habitée par une quête spirituelle, vient de faire une expérience qui la bouleverse profondément. La reconnaissance de l’identité prophétique de l’Envoyé constitue sa première profession de foi explicite. Désormais située sur le même plan que Jésus, elle peut aborder la question controversée du lieu de pèlerinage où l’on peut rencontrer Dieu : au mont Garizim tout proche, comme le font les Samaritains, ou à Jérusalem, comme c’est le cas pour l’ensemble des Juifs de la terre d’Israël et de la diaspora ? Interpellant son interlocutrice par un insolite : « Crois-moi, femme » (v.21), Jésus adresse un véritable appel à sa foi, en vue de la révélation qu’il va lui faire. Avec lui, l’heure vient — et c’est maintenant — où le Père sera adoré non plus dans les traditionnels lieux de culte, mais dans l’Esprit que donne Jésus et dans la vérité qu’est Jésus luimême. Dans l’économie nouvelle instaurée par Jésus, le disciple doit adorer le Père dans l’Esprit et la vérité, en accord avec la volonté de Dieu. Qui est dans cette disposition peut le rencontrer partout.
Cette nouvelle révélation permet à la femme samaritaine de franchir un dernier pas dans la compréhension de l’identité de son interlocuteur. Elle évoque alors le Ta’eb ce Messie-prophète qui devait, lors de sa venue, prendre le relais de Moïse et annoncer toutes choses dont celles qui sont relatives au culte authentique (cf. Dt 18,15-18). Cette affirmation permet à Jésus de faire rebondir la parole à in seuil nouveau : « Je le suis, moi qui te parle » (Jn 4,26). En divulguant son identité de Messie, Jésus se présente aux yeux de la Samaritaine et de tout son peuple comme celui qui inaugure les temps eschatologiques. En lui, par l’Esprit, le croyant peut entrer dans l’intimité du Père et en imprégner sa vie comme toutes ses actions.
La Samaritaine, première missionnaire de l’Évangile
Tout est dit à présent : la femme et Jésus se sont écoutés et compris alors que les disciples, rentrant de la ville, font preuve d’incompréhension à l’égard de la conduite et des propos de leur Maître. De même qu’à l’appel de Jésus, les premiers disciples avaient quitté barque et filets pour le suivre (Mt 4,18 ss.), de même 1a Samaritaine, oubliant ou laissant volontairement sa cruche au bord du puits, court à la ville annoncer la singularité de son expérience : « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-il pas le Christ ? » (Jn 4, 29). Le témoignage qu’elle porte, en expliquant la clairvoyance étonnante de cet homme qui lui a parlé, est, avec la parole de Jésus, à l’origine de la foi des Samaritains. Or, c’est le propre du disciple témoin, d’amener, par sa parole, d’autres personnes à croire.
Le rôle de la Samaritaine auprès de ses compatriotes pourrait être transcrit à l’aide des termes « moisson (neur) » et « semeur » empruntés au dialogue entre Jésus et ses disciples sur le thème de la mission en 4, 31-38. Cette femme est celle qui, à côté de Jésus, a jeté la semence préparant ainsi la moisson des disciples. Le fait remarquable de lui attribuer une vraie fonction missionnaire est encore plus évident au v. 39 : beaucoup parmi les Samaritains « crurent en lui à cause de la parole de 1a femme qui attestait ». Ce sont les termes mêmes que Jésus emploiera dans la prière sacerdotale pour ses disciples : « Je ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui, grâce à leur parole croiront en moi » (17,20). Assimilée aux disciples, la femme exerce ainsi une charge apostolique en profonde connivence avec la parole de Jésus lui-même qui complète la vérité de sa démarche de réflexion intériorisée.
… Et nous aujourd’hui ?
En abordant l’histoire de la Samaritaine dont l’entretien avec Jésus est raconté, il convient de garder présent à l’esprit le condensé d’une expérience de Dieu aujourd’hui encore « parlante » aux femmes comme aux hommes. Au cours de 1a rencontre, Jésus fait d’une femme anonyme son disciple en la conduisant à la foi. En passant du puits au mari et à la montagne, le dialogue progresse, à travers les malentendus et les incertitudes, où se mêlent différents titres donnés à Jésus : d’abord catalogué comme Juif, il sera confessé par la femme comme prophète, puis reconnu comme Messie. Dès que Jésus lui révèle sa véritable identité en se présentant comme le Messie-révélateur, un changement se produit : la femme rompt définitivement avec son passé d’infidélité et amorce, grâce à son témoignage, le mouvement des Samaritains vers Jésus qui, sans elle, n’aurait pas eu la possibilité de les atteindre. C’est ici la première fois qu’une femme agit comme agente de 1a mission samaritaine. Non seulement apparaît-elle comme un modèle d’itinéraire de foi pour le disciple qui doit entrer en relation personnelle avec Jésus, mais comme le type de l’évangéliste auprès des Samaritains et des Gentils.
Ce commentaire d’une des pages les plus célèbres de l’Évangile de Jean à propos d’une femme croyante engagée dans un processus spirituel ouvre la porte à des perspectives inusitées dans nos propres cheminements de foi. Aujourd’hui comme hier, Dieu laisse naître sa Parole au cours d’événements personnels et collectifs, 1a coulant dans un parler d’hommes et de femmes qui malheureusement ne prend pas toujours la forme d’une communication dialoguée ou d’une rencontre de l’autre. Comme l’eau vive, la parole ou la révélation de Jésus doit être « bue » par chacun et chacune de nous ; c’est seulement à cette condition qu’elle deviendra en notre cœur une source « jaillissante » de salut et de grâce.
MICHELINE GAGNON, MYR/AM
Références bibliographiques
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SCHUSSLER FIORENZA, E., En mémoire d’elle. Essai de reconstruction des origines chrétiennes selon la théologie féministe ( Cogitatio fidei, 136), Paris, Cerf, 1986, p. 449-64.