LA FEMME COMME AUTRE SELON LE SAINT-SIÈGE.

LA FEMME COMME AUTRE SELON LE SAINT-SIÈGE.

COMMENT PEUT-ELLE ÊTRE À LA FOIS SUPÉRIEURE ET SUB-ORDONNÉE À L’HOMME?

Denise Couture, Bonne Nouv’ailes

«Dieu confie l’homme [à la femme]. […] La femme est forte par la conscience de ce qui lui est confié, forte du fait que Dieu ‘lui confie l’homme’, toujours et de quelque manière que ce soit, même dans les conditions de discrimination sociale où elle peut se trouver. […] [L]a ‘femme vaillante’ (cf. Pr 31, 10) devient un soutien irremplaçable et une source de force spirituelle pour les autres qui se rendent compte de l’énergie considérable de son esprit. A ces ‘femmes vaillantes’ sont très redevables leurs familles et parfois des nations entières» (Jean-Paul II 1988, n° 30)1.

La théologie du Vatican construit la femme comme l’autre de l’homme. Qu’est-ce à dire? Quelles sont les conséquences de cette vision dans la vie? Dans certains textes récents du Saint-Siège, la femme est désignée comme étant «supérieure» (voir Jean-Paul II 1994, 761), dans d’autres, elle est qualifiée de «subordonnée» (voir Jean-Paul II 1987, nos 38-41). Le sens commun voit une contradiction entre ces termes. Pourtant, selon le Saint-Siège, la femme est bel et bien supérieure et subordonnée à l’homme : car elle est l’autre. Pour l’expliciter, je résumerai la théologie vaticane de la femme dans les sept énoncés qui suivent. Il est à noter que j’ai lu les textes du Saint-Siège à partir de quelques hypothèses proposées par la théoricienne féministe des États-Unis, Judith Butler. Celle-ci suggère, entre autres, d’employer la citation comme une stratégie de répétition d’un système symbolique phallocentrique dont on ne peut sortir, mais que l’on peut ainsi déstabiliser et réorienter.  Voici donc les sept propositions.

1) La théologie vaticane a d’abord pour objet le signe de la femme dans le langage, non pas des femmes de chair.

«Il est significatif, écrit Jean-Paul II, que, s’adressant à sa Mère du haut de la Croix, [Jésus Christ] l’appelle ‘femme’ et lui dit: ‘Femme, voici ton fils’. D’ailleurs, il avait aussi employé le même mot pour s’adresser à elle à Cana […]» (Jean-Paul II 1987, n° 24).

Le pontife place le mot femme entre des guillemets. Il s’intéresse à ce qu’il appelle «le paradigme biblique de la ‘femme’» (Jean-Paul II 1988, n° 19) ou encore «le mystère de la ‘femme’ qui, depuis les premiers chapitres du Livre de la Genèse jusqu’à l’Apocalypse, accompagne la révélation du dessein salvifique de Dieu à l’égard de l’humanité» (Jean-Paul II 1987, n° 47).  Ailleurs, il décrétera que les femmes de chair ont des rôles spécifiques à jouer dans la société et dans l’Église (voir la proposition 6, infra), mais, en premier lieu, il faut considérer l’objet de la théologie vaticane, la femme, comme un signe et un paradigme dans le cadre de l’histoire du salut.

2) La femme en tant que signe est l’autre de l’homme. Elle fut créée comme une aide pour l’homme. En la femme est inscrit «le principe d’aide» à l’homme, écrit Jean-Paul II (Jean-Paul II 1995, n° 7 ; voir Jean-Paul II 1988, n° 6). S’appuyant sur celui-ci, Joseph Ratzinger renchérit : la femme est «un autre ‘je’» qui «en son être le plus profond et le plus originaire, existe ‘pour l’autre’» (CDF – Joseph Ratzinger 2004, n° 6).

Voici l’explication détaillée:

«Le texte de Genèse 2, 18-25  aide à bien comprendre ce que nous trouvons dans le passage concis de Genèse 1, 27-28, et en même temps, si on le lit en lien avec lui, il aide à comprendre plus profondément encore la vérité fondamentale, qui y est contenue, sur l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu comme homme et femme. Dans la description de Genèse 2, 18-25, la femme est créée par Dieu ‘à partir de la côte’ de l’homme, et elle est placée comme un autre ‘moi’, comme un interlocuteur à côté de l’homme qui, dans le monde des créatures animées qui l’entoure, est seul et ne trouve en aucune d’entre elles une «aide» qui lui soit adaptée» (Jean-Paul II 1988, n° 6).

3)L’homme s’approprie la femme : il est lui-même et son autre. Judith Butler explique comment cette opération d’appropriation relève de la logique d’un système symbolique phallocentrique2. L’homme produit un autre. Puis, il se définit par cet autre. Il est à la fois le sujet et son autre; il est lui-même et ses ombres. C’est pourquoi l’homme est appelé à réaliser les caractéristiques masculines et féminines (voir la proposition 5, infra). On pourrait prendre Jean-Paul II au pied de la lettre quand on lit, dans son texte français : «[L]’homme est créé ‘homme et femme’» (Jean-Paul II 1995, n° 7) ou encore : «C’est seulement grâce à la dualité du ‘masculin’ et du ‘féminin’ que ‘l’homme’ se réalise pleinement» (Jean-Paul II 1995, n° 7).

4)Le masculin et le féminin correspondent respectivement à l’amour donné et à l’amour reçu.  En Dieu, pur esprit, l’amour (incréé) est un et non divisé. Cependant, l’amour humain, créé, se trouvant dans le monde sensible et fini, est divisé en deux : l’amour donné (le masculin) et l’amour reçu (le féminin).

«L’ordre de l’amour appartient à la vie intime de Dieu lui-même […] L’amour qui est de Dieu se communique aux créatures: ‘L’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint Esprit qui nous fut donné’ (Rm 5, 5). L’appel à l’existence de la femme aux côtés de l’homme (‘une aide qui lui soit assortie’: Gn 2, 18) dans ‘l’unité des deux’ présente dans le monde visible des créatures des conditions particulières pour que ‘l’amour de Dieu soit répandu dans les cœurs’ des êtres créés à son image. Si l’auteur de la Lettre aux Ephésiens appelle le Christ l’Époux et l’Église l’Épouse, il confirme indirectement par cette analogie la vérité sur la femme en tant qu’épouse. L’Époux est celui qui aime. L’Épouse est aimée: elle est celle qui reçoit l’amour, pour aimer à son tour» (Jean-Paul II 1988, n° 29).

Dieu et le Christ se situent complètement du côté masculin, de l’amour donné :

«Le Christ est l’Époux, écrit Jean-Paul II. Par là s’exprime la vérité sur l’amour de Dieu qui ‘a aimé le premier’ […]. L’Époux – le Fils consubstantiel au Père en tant que Dieu – est devenu le fils de Marie; ‘fils de l’homme’, vrai homme, au masculin. Le symbole de l’Époux est du genre masculin» (Jean-Paul II 1988, n° 25).

Marie et le signe de la femme se situent du côté de l’amour reçu. En s’incarnant en Jésus Christ, le Dieu est passé par Marie. Que l’événement de l’incarnation du Dieu dans l’histoire ait pu survenir signifie la possibilité idéale, inatteignable pour nous, mais qui fut une fois atteinte par Marie, d’une relation de «l’homme» tout à fait intime avec Dieu. Le signe de la femme dans l’histoire du salut signifie l’union intime avec Dieu : l’amour reçu par «l’homme» de l’amour donné par le Dieu. Le sens du paradigme de la femme est «la profonde ‘écoute de la parole du Dieu vivant’ et [de] la disponibilité à ‘garder’ cette parole» (Jean-Paul II 1988, n° 19).

5) Le féminin représente toute l’humanité car celle-ci est appelée à l’accueil du don de Dieu.

«[T]ous les êtres humains – les hommes comme les femmes – sont appelés à être l’’Épouse’ du Christ, Rédempteur du monde. Ainsi le fait d’’être épouse’, et donc le ‘féminin’, devient le symbole de tout l’’humain’. […] [O]n peut dire que l’analogie de l’amour sponsal […] rapporte ce qui est ‘masculin’ à ce qui est ‘féminin’, étant donné que, comme membres de l’Église, les hommes sont également inclus dans le concept d’’Épouse’» (Jean-Paul II 1988, n° 25).

Sans la capacité de recevoir l’amour de Dieu, il n’y aurait tout simplement pas de foi chrétienne. Le Saint-Siège maintient donc que «[…] la ‘femme’ est la représentante et l’archétype de tout le genre humain: elle représente l’humanité qui appartient à tous les êtres humains, hommes et femmes» (Jean-Paul II 1988, n° 4).

6) Cette vision du signe de la femme a des conséquences sur les vies concrètes des femmes de chair.  Il est éclairant de distinguer, d’une part, les discours du Saint-Siège qui explicitent la signification de la catégorie de la femme selon l’ordre symbolique et, d’autre part, ceux qui portent sur les rôles des femmes dans la vie concrète, et de noter la logique du passage de l’un à l’autre3.

«[L]e véritable ordre de l’amour […] définit la vocation de la femme elle-même. Il s’agit ici de la vocation dans son sens fondamental, on peut dire universel, qui se réalise et s’exprime par les ‘vocations’ multiples de la femme dans l’Église et dans le monde» (Jean-Paul II 1988, n° 30).

Un système symbolique phallocentrique procède du même coup à trois opérations : (a) d’appropriation de l’autre («l’homme» se définit par l’autre, il a à assumer ce versant de sa subjectivité), (b) de distanciation de l’autre (l’autre se mue en un groupe de personnes distinctes) et (c) de subordination de l’autre (ce groupe en vient à occuper des fonctions de service; dans la théologie catholique, la femme est une aide pour l’homme)4.

7) Le divin est totalement, uniquement, masculin car Dieu a aimé le premier. Les hommes de chair réalisent pleinement leur humanité en assumant les versants masculin et féminin de l’ordre symbolique. Les femmes de chair accomplissent intégralement leur humanité en assumant uniquement  les caractéristiques féminines. Pour le Saint-Siège, seule la femme déchue veut s’approprier les qualités masculines. On retrouve ici le schéma hiérarchique qui subordonne le féminin au masculin : Dieu étant masculin; l’homme, masculin et féminin; et la femme, féminine5.

«La juste opposition de la femme face à ce qu’expriment les paroles bibliques ‘lui dominera sur toi’ (Gn 3, 16) ne peut sous aucun prétexte conduire à ‘masculiniser’ les femmes. La femme ne peut – au nom de sa libération de la ‘domination’ de l’homme – tendre à s’approprier les caractéristiques masculines, au détriment de sa propre ‘originalité’ féminine. Il existe une crainte fondée qu’en agissant ainsi la femme ne ‘s’épanouira’ pas mais pourrait au contraire déformer et perdre ce qui constitue sa richesse essentielle. […] [Elle] doit donc envisager son épanouissement personnel, sa dignité et sa vocation, en fonction de ces ressources, selon la richesse de la féminité qu’elle a reçue le jour de la création et dont elle hérite comme une expression de l’’image et ressemblance de Dieu’ qui lui est particulière» (Jean-Paul II 1988, n° 10).

Conclusion. En produisant la femme comme l’autre de l’homme, le Saint-Siège justifie et sacralise la subordination de la femme à l’homme. Dans certains textes, il énonce la supériorité de la femme. Mais celle-ci ne s’oppose pas à sa subordination. C’est que le signe de la femme signifie l’union intime à Dieu. Sans le versant du féminin et de l’amour reçu, l’accueil du Dieu chrétien deviendrait impossible. La femme représente toute l’humanité. Voilà en quoi elle est supérieure à l’homme. En tant qu’autre appropriée, la femme est donc à la fois supérieure et subordonnée à l’homme.

Dans les textes récents du Saint-Siège, les auteurs (surtout Jean-Paul II et Joseph Ratzinger) disent, redisent, répètent et réitèrent que la femme est égale à l’homme. Il ne s’agit pas d’une égalité au sens de la charte des droits. Il faut plutôt comprendre que, dans sa différence, la femme est également digne, autant que l’homme devant le Dieu. Dans le plan de Dieu, le féminin correspond à l’amour reçu et la femme a pour vocation d’être une autre et une aide pour l’homme. Cette mission (supérieure et subordonnée) serait aussi digne que celle de l’homme. Voilà ce que signifie l’égalité des sexes vaticane replacée dans son juste contexte.

Références:

BUTLER, Judith, 1990, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity. New York, Routlegde, 2e édition, 1999 (1990).

BUTLER, Judith, 1993, Bodies that Matter : On the Discursive Limits of ‘Sex’, New York, Routledge.

BUTLER, Judith, 1997, Excitable Speech : A Politics of the Performative, New York, Routledge.

CDF : CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI (Joseph Ratzinger), 2004, «Lettre aux Évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde», le 31 mai 2004.

JEAN-PAUL II, 1987, Redemptoris mater : Lettre encyclique sur la Bienheureuse Vierge Marie dans la vie de l’Église en marche, le 25 mars 1987.

JEAN-PAUL II, 1988, Mulieris dignitatem : Lettre apostolique sur la dignité et la vocation de la femme à l’occasion de l’Année mariale, le 15 août 1988.

JEAN-PAUL II, 1994, «Les femmes dans l’Évangile», «Les nombreuses possibilités d’action de la femme dans l’Église», «L’éminente grandeur de la maternité», «La maternité dans le cadre du sacerdoce universel de l’Église», Audiences générales du 6 au 27 juillet 1994, dans La Documentation catholique, n° 2100, 4 et 18 septembre 1994, p. 755-761.

JEAN-PAUL II, 1995, Lettre du pape Jean-Paul II aux femmes, le 29 juin 1995.

1. Les passages soulignés et les guillemets des citations se trouvent dans le texte d’origine.
2. Avec J. Butler, on comprendra le symbolique comme l’instance de régulation des normativités identitaires et le phallocentrisme comme le système régi par la loi du père. Le système symbolique phallocentrique se concrétise de diverses manières dans les différents discours. Notons, à cet égard, que dans la théologie vaticane, la subordination de la femme à l’homme est affirmée explicitement, alors qu’elle demeure habituellement implicite dans le phallocentrisme ambiant.
3. Ces distinctions sont inspirées par les analyses de Judith Butler.
4. Pour le Saint-Siège, les femmes de chair concrétisent leurs tâches d’aide à l’homme par leur rôle de maternité physique ou spirituelle, tant dans la société que dans l’Église. Dans celle-ci, les femmes de chair n’ont pas accès à l’ordination sacerdotale, mais cela ne constitue pas une discrimination, selon la logique interne de cette théologie. Car la loi symbolique est juste, celle qui place du côté du masculin, de l’amour donné (symbole nécessaire à l’ordination), Jésus Christ et les apôtres appelés par lui dans l’Évangile ainsi que les ministres ordonnés, hommes, dans le temps de l’Église.
5. Dans cet article, je n’aborde pas la question des alternatives féministes. Notons seulement que de dire et de prier la Dieue chrétienne, au féminin, risque fort de déstabiliser un tel système hiérarchique fondé sur le Dieu avec un u.